Accueil > Voyages > Europe > L’adhésion de la Turquie à l’UE et la reconnaissance du génocide arménien (...)
Cent ans après, la Turquie s’obstine à nier son crime
L’adhésion de la Turquie à l’UE et la reconnaissance du génocide arménien (2)
Un problème mal posé. Deuxième partie.
samedi 31 mars 2007
Retour au début de l’article.
Les idéaux de réconciliation franco-allemande qui présidèrent à la création de l’Union européenne, et la bonne gestion par l’Allemagne de la mémoire de sa période nazie, cela ne sert plus de modèle pour les hommes d’affaires qui, en lieu et place des peuples, dirigent désormais l’Union européenne. Aujourd’hui, ils seraient prêts à accepter dans la Communauté, au nom des peuples, une Allemagne qui qualifierait le génocide juif de regrettable massacre en rétorsion de provocations et de révoltes dans les ghettos — le fameux « détail ». Cette Allemagne qui heureusement n’existe pas, c’est la Turquie.
Le 18 juin 1987, pourtant, le Parlement européen avait stipulé que : « le refus de l’actuel gouvernement turc de reconnaître le génocide commis autrefois contre le peuple arménien par le gouvernement « jeunes-turcs » […] constituent [avec d’autres griefs] des obstacles incontournables à l’examen d’une éventuelle adhésion de la Turquie à la Communauté » (Yves Ternon, op. cit., p. 349). Cela était clair et net, mais les autres griefs étant sur le point de tomber, pourquoi passer outre la reconnaissance du génocide, ou du moins la reléguer à un simple détail technique, et au nom de quels intérêts ? Les mêmes que ceux qui ont présidé à l’élaboration d’une constitution d’inspiration libérale ? S’il y a encore un peuple en Europe, il doit taper sur la table et rappeler sa présence à l’aubergiste ! La Turquie ne peut pas frapper à la porte tant qu’elle n’a pas, à l’instar de l’Allemagne, reconnu le génocide sur lequel elle est assise. Et pas reconnu du bout des doigts ! En Allemagne, les élèves consacrent une année entière du programme d’histoire à la période nazie, et on ne leur en cache rien. Ce processus, établi depuis de longues années, a modelé l’identité européenne des citoyens allemands, et à part quelques rares excités, il n’y a pas de mouvement néo-fasciste notable en Allemagne. Et de toute façon, quand la Turquie aura entamé ce travail, les citoyens turcs enfin réconciliés avec leur mémoire, se rendront compte, en même temps, que leur avenir se joue plus à l’Est qu’à l’Ouest, que l’occidentalisation est une voie sans issue, et qu’une modernisation ouverte sur l’Orient est possible. N’oublions pas que cette possible communauté débouche sur le Xinjiang, lequel constitue la porte d’entrée à une Chine qui n’aura bientôt rien à envier à l’Europe.
Dans l’article précédemment cité, Olivier Abel, après avoir établi le diagnostic d’une « mémoire aliénée » qui « n’est plus que la réaction à l’autre mémoire, la place creusée en l’un par la mémoire de l’autre », proposait un « pardon », qu’il qualifiait lui-même d’« expression malheureuse ». En effet, comment pardonner un crime nié ! Peut-être faudrait-il qu’un futur Prix Nobel de la Paix prenne l’initiative d’une conférence internationale sur le sujet — indépendante de la question de l’adhésion — où chacun, Grandes Puissances comprises, reconnaîtrait qui le génocide, qui ses torts dans le dépeçage de l’Empire ottoman planifié par le Traité de Sèvres, qui son indifférence coupable vis-à-vis des massacres, sans oublier la question obscure des échanges forcés de population (« on a dit 430 000 des Turcs des Balkans contre 1 350 000 des Grecs anatoliens » (Les Turcs, « La mémoire blessée », Autrement, 1994).
La France d’ailleurs n’a pas de leçon à donner au sujet de la reconnaissance des erreurs du passé, et l’on sent à quelques signes imperceptibles, un certain regain nationaliste. C’est tel jour une loi reconnaissant les aspects positifs de la colonisation, un décret instituant à nouveau l’apprentissage obligatoire de l’hymne national, tel autre jour l’obligation d’apprendre le français pour les candidats à la naturalisation ; c’est une banalisation dans certains médias de l’amalgame entre immigration et délinquance, le barattage récurrent par la droite de la question du foulard, puis du voile, puis de la burqa, puis de je ne sais quoi, sans parler des dérapages populistes savamment calculés et orchestrés par des conseillers en communication de tel candidat à la fonction suprême, ou dérapages racistes de tel philosophe apparatchik de France Culture ou du Figaro, lequel se livrera aussitôt à la génuflexion des excuses publiques, tout en riant sous cape d’entendre ses propos repris et ânonnés par le Café du Commerce.
La France a reconnu par une loi le génocide des Arméniens. Une telle initiative me paraissait absurde jusqu’à ce que je me rende compte de l’étendue et des ravages du négationnisme en la matière. Pourquoi imposer par la loi une vérité qui devrait ne relever que du travail des historiens ? Tout simplement parce que, faute de loi, c’est la loi du plus fort qui l’emporte. Les intérêts turcs étant disproportionnés par rapport aux intérêts arméniens, tous ceux qui ont de l’argent à gagner en Turquie s’assoient sur la mémoire des victimes. Nos parlementaires ont donc eu raison, malheureusement, de voter cette loi. [1]. Faut-il un exemple ? La Turquie est une des destinations touristiques préférées des Français. Croyez-vous que les éditeurs de guides touristiques en profiteraient pour faire de l’information ? Comme les auteurs n’ont pas envie de se faire lyncher à chaque fois qu’ils parcourent le pays pour mettre à jour leur guide, ils ne se mouillent pas et appuient par omission ou par un flou diplomatique les thèses négationnistes.
Dans la version 2001 du guide Lonely Planet, tous les massacres étaient présentés, conformément à la version turque, comme des rétorsions contre des révoltes d’Arméniens : « des protestations et des rébellions agitaient fréquemment les Arméniens qui n’hésitaient pas à lancer des attaques terroristes contre les édifices publics ottomans, auxquelles une répression sanglante de la police, de l’armée et de la population répliquait inévitablement. […] Les actions terroristes continuant, leurs voisins turcs et kurdes de toujours se retournèrent violemment contre eux. […] De nouvelles manifestations arméniennes déclenchèrent les massacres d’Adana en avril 1909. […] la guerre éclatant, les Arméniens étaient perçus (avec certaines raisons) comme une « cinquième colonne » pouvant faciliter l’avance de l’armée russe. […] Le 20 avril 1915, les Arméniens de Van se soulevèrent, massacrèrent les musulmans. […] Les Arméniens qui survécurent au cataclysme et les descendants de la diaspora ont fait porter au gouvernement et au peuple turcs la responsabilité de la tragédie, la qualifiant de génocide. Les Turcs ne nient pas que des massacres ont effectivement eu lieu, mais ils nient toute volonté délibérée d’un génocide, arguant que de nombreux Arméniens étaient des traîtres et qu’une grande partie des pertes arméniennes furent le résultat de la guerre civile, des maladies et de la famine, plutôt que des massacres. […] Historiens et pseudo-historiens des deux camps se renvoient des accusations et des démentis, contestent le chiffre réel des pertes » [2].
Dans la version de 2005 du même guide, Lonely Planet avait un peu rectifié le tir, certaines phrases choquantes étaient supprimées, sans doute grâce à cette fameuse loi et aux procès intentés par des associations arméniennes, mais le génocide n’était toujours pas affirmé. La justice et la loi sont le dernier rempart des plus faibles, encore faut-il que les médias relaient cette cause. Mais la plupart des médias français appartiennent à des groupes industriels qui ont des intérêts dans l’adhésion de la Turquie à l’UE…
Hachette était encore plus laconique dans ses deux guides principaux. Le Guide du Routard (version 2005/06) évacuait la question en une phrase, et substituait sournoisement le mot « anéantis » au mot « génocide ». Le Guide Bleu (version 2004) emporte la palme. La question y était évacuée en deux petits encadrés d’un quart et d’une demi-page, plus une demi-phrase dans la partie historique, le tout signé de « Thierry Zarcone, chercheur au C.N.R.S. » Voici la demi-phrase : « la contre-offensive turque s’accompagne du massacre des Arméniens au printemps 1915 et de déportations massives des populations arméniennes dans le Sud-Est. » Dans les encadrés, les massacres sont justifiés par des incises apparemment anodines : « Le sultan Abdülhamid II, pour maintenir la cohésion territoriale et politique de cette région de l’Anatolie orientale, lance une répression […] » ; et voici la seule mention dans ce guide du terme qui fait mal : « les diasporas arméniennes […] agissent auprès des gouvernements en vue de la reconnaissance officielle d’un « génocide » arménien. » Reste à savoir si une personne revendiquant son attachement au C.N.R.S. peut affubler de guillemets et d’un article indéfini un mot dont la véracité est reconnue par une loi. Le pic de ce parti-pris, le plus blessant au niveau symbolique, est le gommage de toute mention de ces massacres ou du génocide, avec ou sans guillemets, dans la chronologie, laquelle fait pourtant 7 pages. Selon cette édition 2004 du Guide Bleu, pendant les années 1876, 1909 et 1915, il ne s’est rien passé de notable en Turquie !
Faut-il imputer à la situation de la maison Hachette comme fer de lance du groupe Lagardère le contenu négationniste du Guide Bleu ? Un simple coup de fil d’un ministre turc a-t-il fait glisser le devoir de mémoire sous une pile de contrats industriels ? Une raison de plus d’en finir radicalement avec la mainmise de l’industrie sur l’édition en Europe.
Cette façon désinvolte de renvoyer dos à dos victimes et coupables est révoltante, de même que cette justification par une prétendue collusion avec l’ennemi. Déjà avant 1915, des massacres en grand nombre, surtout en 1895 (300 000 morts) et 1909, méritaient presque la qualification de génocide, et Jean Jaurès, mort en 1914, avait à plusieurs reprises alerté l’opinion sur le sujet (ce qui a sans doute poussé M. Jospin à légiférer, comme un hommage à ce grand homme). Le Sultan Abdülhamid II, suivi par les Jeunes-Turcs, n’ont jamais « répliqué » aux actes terroristes, mais ils les ont provoqués par leurs massacres et leurs iniquités, et ont saisi au bond le prétexte de la moindre révolte pour massacrer de plus belle ! On croit redécouvrir l’argument de l’œuf et la poule ! Si l’on en croit les auteurs du guide Lonely Planet, il aurait donc fallu que ce peuple se laissât massacrer jusqu’au dernier sans réagir ? Heureusement, la révolte de Van a été la seule à permettre à une communauté d’Arméniens de se sauver, grâce à l’arrivée des Russes, sans compter les 4200 Arméniens du Musa dagh sauvés par un bateau français. Il faut voir, dans le musée de Van, cette insupportable vitrine exhibant des crânes humains avec pour commentaire : « victimes des massacres perpétrés par les Arméniens » !
On ne peut pas dans le cadre de cet article démonter tous les arguments que les turcophiles ne manqueraient pas de proposer ; rappelons brièvement que dans l’opposition des deux empires, les Turcs eux aussi tentèrent de déstabiliser l’empire tsariste en « incitant les populations à la révolte et distribuant de l’argent et des armes ». [3] Dans les deux camps, à de rares exceptions près, ce fut un échec, mais les Russes, eux, n’en profitèrent pas pour massacrer ! Enfin, ce ne sont pas les « historiens des deux camps » qui s’opposent, mais d’un côté des Turcs, enfermés dans une attitude négationniste intenable, et de l’autre côté les historiens du monde entier, à quelques exceptions près, notamment Bernard Lewis, célèbre historien juif américain conseiller émérite de la politique de M. Bush [4]. Les mauvaises langues disent que les États-Unis n’ont pas envie de se mettre le gouvernement turc à dos pour si peu de chose, ayant besoin d’un soutien pour mener leurs actions militaires dans le Moyen-Orient, dont la conséquence aura été de démontrer aux peuples arabes qu’un dictateur laïc, c’est quand même bien mieux qu’une dictature religieuse, bonne leçon également pour les Turcs. Le territoire turc étant une meilleure base pour les États-Unis que le territoire arménien, le génocide arménien est aimablement prié de n’avoir jamais eu lieu [5]. À noter que Bernard Lewis a fait des émules en Israël, comme en témoigne la polémique suscitée par les propos négationnistes de Shimon Pérès en 2001 (« les Arméniens ont subi une tragédie, mais pas un génocide ») ou de l’ambassadrice d’Israël en Arménie, rappelée dans un article d’Esther Benbassa pour Libération paru le 25/01/2007. On trouve même sur Internet tout un réseau hallucinant de sites arménophobes qui affabulent sur un prétendu massacre de gentils Turcs par de méchants Arméniens.
– Hammam abandonné, Kars.
Si les Turcs s’enferment dans ce système de négation, il y a sans doute plusieurs raisons. Leur négationnisme, d’ailleurs, pour un observateur étranger, se contredit de lui-même, puisque dans son désir de flatter le régime, chaque « historien » turc y va de sa stratégie, et comme le démontre Yves Ternon, leurs arguments sont tellement contradictoires qu’on pourrait caricaturer la thèse officielle par la boutade suivante : « un peuple qui n’a jamais existé n’a jamais peuplé la Turquie, et n’y a jamais subi ce qu’il a pourtant sacrément bien mérité ! »
Premièrement, la Turquie, quoi qu’on en dise, n’a qu’une façade démocratique. C’est un pays dirigé par les militaires, avec des partis politiques dont le nom se drape souvent dans un flou artistique révélateur : « parti du vrai chemin » ; « parti de la Mère-Patrie » ; « parti de la vertu islamique » ; « parti du Bien-être » ; « parti d’action nationaliste » ; « parti de la justice et du développement ». À Kars et à Dogubeyazit par exemple, les militaires sont visibles partout dans la ville, avec des auto-mitrailleuses qui se déplacent dans les rues et pointent les passants. Sous le prétexte de garder la frontière iranienne, c’est en réalité la population kurde qu’on intimide. Les coteaux, visibles non pas du côté de l’Iran mais depuis la route, sont couverts de slogans en lettres énormes proclamant la fierté d’être Turc, l’amour de la patrie, etc. Reconnaître le génocide arménien serait reconnaître une faute par rapport à une minorité, et serait doublement gênant, puisqu’il faudrait reconnaître que les Kurdes ont été utilisés pour massacrer les Arméniens.
– Le mont Ararat vu depuis la Turquie.
Deuxièmement, la reconnaissance écornerait aussi le mythe Atatürk, puisque ce militaire fondateur de la République est l’objet d’un culte et que la loi punit quiconque le critique. Son infaillibilité en prendrait un sacré coup. Troisièmement, la reconnaissance obligerait le gouvernement turc à revoir de fond en comble l’enseignement tel qu’il est pratiqué, et à rompre avec le bourrage de crâne nationaliste, ce qui serait scier la branche sur laquelle le pouvoir militaire est assis. Enfin, qui dit reconnaissance du génocide dit compensations. En plus d’avoir été assassinés, ces 800 000 à 1 500 000 Arméniens ont été spoliés de leurs biens et de leurs terres. Il n’est pas question de les leur rendre, mais par contre une restitution symbolique d’un certain nombre de mètres carrés par victime permettrait à l’Arménie de récupérer quelques terres historiques, comme la fameuse cité d’Ani, ou le mont Ararat. Option inenvisageable, évidemment, ce serait revenir sur le Traité de Lausanne conquis en 1923 par la guerre d’indépendance de Mustapha Kemal, et cela ouvrirait une boîte de Pandore du côté de la Grèce et de Chypre, alors que la Turquie fait pression depuis des dizaines d’années pour repousser les Grecs encore plus loin de leurs territoires ancestraux qu’elle ne l’a fait en 1923, et leur rafler des parts de la mer Égée. Ce traité annulait le Traité de Sèvres qui, en août 1920, avait stipulé sur le papier l’indépendance de l’Arménie historique, en même temps que d’autres clauses inapplicables et tellement humiliantes pour les Turcs qu’elles ont justifié le regain du nationalisme. [6]
Il faut enfin tomber le masque. Ce n’est pas être anti-musulman que de s’opposer à l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne Cet argument est un leurre lancé, pour détourner le débat des vraies questions. Beaucoup s’y sont laissé prendre, et les propos de Bernard Lewis sur l’Islam, lui qui est aussi l’un des rares historiens non-turcs à nier le génocide arménien, jouent à peu de frais le rôle de repoussoir, comme à une autre époque, il suffisait que M. Le Pen s’oppose à un projet de loi pour qu’il passe, et vice-versa. On dirait que les propos caricaturaux tenus naguère par M. de Villiers sur l’islam ont été commandités pour donner des scrupules aux antiracistes de s’opposer au projet d’adhésion. Comme pour le Traité Constitutionnel Européen, on essaie de nous forcer la main en nous culpabilisant, en titillant notre bonne conscience, alors que ceux qui veulent cette adhésion se gardent bien d’abattre leurs cartes. Intérêts financiers, nouveaux marchés, accès aux pipelines et au pétrole, otanisation de l’Europe, etc.
Pendant le génocide, les grandes Puissances avaient joué avec les Jeunes-Turcs l’éternelle valse à trois temps hypocrite des « plus jamais ça ». Des protestations indignées poussaient à des lois qu’on faisait semblant d’appliquer, et dès que le jeu était calmé, les massacres reprenaient de plus belle, ceci jusqu’au résultat actuel. Appelons cela au mieux, la gestion médiatique de la gouvernance, toujours universellement pratiquée de nos jours, quand un gouvernement légifère non pas en fonction des besoins du pays, mais en fonction des sujets traités par le journal de 20h de M. Bouygues, quand il ne va pas jusqu’à susciter ces sujets. Les diplomates publiaient force relations des massacres, non pas dans l’espoir d’y mettre fin, mais pour se disculper une fois la guerre finie.
L’Europe doit à la mémoire des victimes et aux descendants des rescapés — et si possible avant la mort des derniers rescapés survivants — une réparation morale ; et cette réparation commence par un retournement historique, l’inversion de la valse. Cette fois-ci, ne pas faire semblant d’exiger avec désinvolture la reconnaissance de massacres qu’on qualifierait, en baissant la voix et en catimini, de « génocide ». Ce n’est pas un point de détail historique qui est en jeu, mais la nature démocratique d’un État, et donc de l’Europe entière, mais le fait de savoir si l’Union européenne est une union politique de citoyens mus par une volonté de vérité consciente d’elle-même, ou un hypermarché.
Post-scriptum. Avril 2007 / avril 2010. La litanie d’assassinats anti-chrétiens qui ont ensanglanté la Turquie en 2006-2007 nécessite une mise à jour de cet article. En 2006, c’était un prêtre italien, Andrea Santoro, qui était tué à Trébizonde ; en janvier 2007, Hrant Dink, journaliste arménien, était assassiné, et le 18 avril 2007, trois protestants évangélistes ont été torturés puis assassinés à Malatya. Le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan a fait mine de s’émouvoir de la situation : « Qu’est-ce qui a pu nous arriver, à nous Turcs, pour que nous puissions tuer de cette manière des gens vivant sur notre terre ? » (Libération, 23/04/07), sans faire le lien avec la négation officielle du génocide, puisque cette question hypocrite ne vaudra pour ces cinq morts de 2006 et 2007 que lorsqu’on lui aura enfin donné une réponse pour les centaines de milliers de morts de 1895 à 1920. Combien d’années faudra-t-il attendre avant que les Turcs entament l’ombre d’un début de réflexion sur ce crime collectif ? Oser parler d’adhésion à l’UE, dans ces entrefaites, c’est s’asseoir sur une plaie à vif. [7].
Le rapprochement historique entre la Turquie et l’Arménie en octobre 2009, non pris en compte dans cet article, constitue à l’évidence la première pierre de l’édifice énorme de reconstruction de cette partie du monde. Voir les articles de Wendy Kristianasen dans Le Monde diplomatique, février 2010. De son côté, l’Arménie a autant d’intérêt à se réconcilier avec la Turquie, que celle-ci avec la Grèce. La diplomatie du football dans le premier cas, et celle des tremblements de terre dans le second (cf. Georges Prévélakis, op. cit., p. 111), remplacent celle de la mémoire et de la justice. Le 23 avril 2014, Erdogan fait un pas de plus, un an avant le centenaire du génocide, en présentant de vagues « condoléances » adressées aux Arméniens parmi d’autres peuples. À suivre…
– Voir aussi l’intéressante entrevue avec le réalisateur Serge Avédikian sur les rapports Turquie / Arméniens, à propos de son film Nous avons bu la même eau (2006).
– Peu de choses à ajouter en 2012 à l’occasion du vote de la loi pénalisant le négationnisme du génocide arménien en France. Une passionnante entrevue de l’historien turc Taner Akçam sur le blog « Au fil du Bosphore » exprime un point de vue circonstancié qui m’agrée. Je suis opposé par principe à toutes les lois mémorielles ; en l’occurrence, cette loi opportuniste aurait -elle été avantageusement remplacée par une initiative européenne, pour une fois, je veux dire émanant de l’U.E., menée par la France, pour imposer qu’une demande d’adhésion à l’U.E. ne puisse pas être seulement étudiée si elle est déposée par un « régime négationniste », comme l’explique Taner Akçam. Nul besoin de loi, et la pression serait d’autant plus efficace qu’elle émanerait de plusieurs pays. En agissant seule, la France encourt seule des sanctions de la Turquie, et si ces sanctions s’avèrent efficaces, cela risque de bloquer nos partenaires de l’U.E. dans une politique d’autruche complice. Il est exaspérant, en cette période où l’on prétend rechercher une convergence européenne en matière économique, notamment avec l’Allemagne, ce qui est difficile, de constater qu’on n’essaie même pas de le faire en matière de politique étrangère, ce qui semble plus facile. L’Allemagne étant un grand pays d’immigration turque, on se plaît à rêver de ce qu’apporterait une prise de position commune France / Allemagne, sinon de toute l’U.E., sur la Turquie négationniste. Mais on préfère agir dans son coin, dans l’incompétence et le populisme à la petite semaine…
– Illustration en vignette : mémorial du génocide à Erevan.
– Voir aussi mon article sur La lettre de Manouchian à Mélinée en orthographe originale. Pour les ouvrages disponibles en littérature jeunesse, voir mon article sur Les Yeux ouverts, de Didier Torossian. Pour les adultes, lire l’anthologie Fragments d’Arménie. En 2015, voir Promotion de la Turquie sur la cathédrale de Milan pour le centenaire du génocide arménien.
Voir en ligne : Europe & Orient, la revue de l’institut Tchobanian
© altersexualite.com, 2007-2015.
Cet article de Lionel Labosse date d’octobre 2005. Il a été publié sur le site la-gauche.org, puis sur le site dossiers du net, et sur le site du Conseil de Coordination des organisations Arméniennes de France. Il a été volé sans mon autorisation par un certain Jean-Daniel Greub-Hirsch sur le site ordiecole. Il a été relu et corrigé régulièrement jusqu’en 2015. Toutes les photos sont de l’auteur de l’article. Reproduction interdite.
[1] Je reste cependant favorable à une abrogation globale des « lois mémorielles » ainsi que de toutes les entorses à la liberté d’opinion. Cette loi aurait dû être assortie par exemple d’un vœu solennel non pas Français mais de l’UE adressé à la Turquie, et devrait être provisoire et prolongée d’année en année par tacite reconduction jusqu’à ce que la Turquie fasse ce qu’elle a à faire ; cela vaudrait bien mieux que de chercher à augmenter la pression en créant un délit absurde de négationnisme. Il ne faut pas donner l’occasion aux négationnistes turcs de se poser en martyrs, mais leur montrer la voie qui leur permettra de sortir de leur impasse. À ce sujet, voir la tribune d’intellectuels turcs à Libération : « Le travail sur l’histoire sera bloqué en Turquie ».
[2] On reconnaît le goût turc pour la manipulation de l’Histoire et pour les opérations false flag, dont un exemple célèbre est l’attentat bidon du 6 septembre 1955 au consulat turc de Salonique, aussitôt suivi d’un pogrom contre les Grecs d’Istanbul.
[3] Les Turcs, « Le rêve panturc », François Georgeon, Autrement, 1994, p. 199.
[4] Le Monde Diplomatique, Août 2005, Alain Gresh, « Bernard Lewis et le gène de l’islam ».
[5] Cela dit grâce au lobbying d’une importante diaspora arménienne, le génocide est reconnu dans un certain nombre d’États fédéraux.
[6] Dans le n°144 de NAM (Nouvelles d’Arménie Magazine), le premier à être diffusé en kiosque (septembre 2008), Gérard Chaliand estime qu’« en politique, il n’existe pas de pardon. C’est un concept religieux. Il peut y avoir réparation symbolique par la reconnaissance du fait incriminé. […] De même, il n’y a pas de réparation matérielle pour l’assassinat d’un peuple […]. Il y a certaines choses qui, à mes yeux, ne sont pas monnayables. » Dans le même numéro, Michel Onfray déclare : « on ne doit pas discuter une seconde de l’entrée de la Turquie dans la communauté européenne tant que ce génocide n’aura pas été clairement reconnu. »
[7] Dans le même n°144 de NAM (Nouvelles d’Arménie Magazine), l’historien britannique Ara Sarafian note l’existence d’historiens non-négationnistes parmi les Turcs, lors d’une conférence tenue à Istanbul le 24 avril 2008 : « Il n’y avait aucun négationniste dans la liste des intervenants. Ce sont tous des partisans déclarés de la reconnaissance du génocide arménien, de la démocratisation de la Turquie et des droits de l’homme pour tous les groupes sociaux en Turquie. […] Parmi ceux-ci se trouvaient Eren Keskin et Ragip Zarakolu, poursuivis pour leurs opinions dans plus d’une douzaine de procès.