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Rejet de l’autre en soi, pour les 3e et le lycée
Le Bagarreur, de Diana Wieler
Pierre Tisseyre (Québec), 1990, 288 p., épuisé
mercredi 9 avril 2008
Il est assez émouvant de découvrir, près de 20 ans après sa publication, un roman aussi en avance sur son temps, un des tout meilleurs de notre sélection, dont l’auteure, née en 1961 semble avoir cessé toute activité littéraire depuis fort longtemps. Voici les document les plus récents que j’aie trouvé sur Diana Wieler, une excellente critique anonyme en anglais, et en français, une fiche biographique. Le livre est paru en 1989, au plus fort de l’épidémie de sida, a été superbement traduit en un français savoureux du Canada par Marie-Andrée Clermont en 1991, et n’a jamais été diffusé en France, à cause de la discrimination dont sont victimes les auteurs canadiens dans notre beau pays. Il serait temps qu’un éditeur français courageux ou tout simplement malin découvre ces catalogues inexploités et exploite ce filon [1]. Le Bagarreur n’a pas pris une ride… Il est actuellement introuvable en version française.
Résumé
J.A. (contraction de Jacques-Alain, prénom détesté par J.A., cf. p. 228) et Tulsa, alias Tulsy, sont deux amis d’enfance de 16/17 ans, tous deux hockeyeurs d’assez haut niveau, qui viennent d’intégrer une équipe assez prestigieuse au Saskatchewan. Ils passent de longs moments de complicité, à pratiquer la musculation dans le sous-sol de Tulsy, ainsi que dans la vieille Mustang de ce dernier. Summer, la sœur de Tulsy, se moque gentiment d’eux. Un jour, Tulsy est introuvable. Summer se demande s’il n’a pas recommencé à traîner avec les jeunes paumés drogués de Moose Jaw, une ville d’à peine 40000 habitants. Elle demande à J.A. de le rechercher. J.A. repère la vieille Mustang devant un bar qu’il ne connaît pas, entre, et découvre ce qui est pour lui l’innommable : une « maudite boîte à fifs ». En sortant précipitamment, il tombe nez à nez avec Tulsy, le bras autour du cou de Derek Lavalle, un garçon de l’équipe de Hockey. Incapable de communiquer avec son ami, qu’il renie (« ce bâtard de pédale ! encore chanceux que je le tue pas », p. 127), J.A. lui en veut de ne rien lui avoir dit, puis craint que « le chat sortirait du sac » (« la nouvelle se répandrait » (p. 156). Il se réfugie dans une attitude de violence tous azimuts, que ce soit au foyer, où il ne tolère pas que son père se soit mis à fréquenter une femme qu’il estime trop jeune, ou au Hockey. L’entraineur, significativement nommé Landau, profite de la situation, et lui demande de jouer les durs sur la glace, ce qui lui vaut le surnom de « Bagarreur » donné par un échotier réputé (p. 147). J.A. se laisse enfermer dans ce surnom, avant d’évoluer petit à petit vers plus de tolérance, notamment parce qu’il découvre en lui-même la sensation d’une attirance pour son ami. Notons cette analyse très fine, qui résume l’angoisse existentielle de nombre d’adolescents à propos de l’injonction à l’hétérosexualité : « J.A. avait déjà lu quelque part que les adolescents étaient parfois mêlés quant à leur orientation sexuelle. Qu’ils essayaient différentes identités, comme des chapeaux. Pour sa part, J.A. ne pouvait se rappeler avoir lui-même essayé une autre identité ; celle qu’il avait l’angoissait suffisamment comme ça, merci » (p. 167). Étant donné que ce livre est introuvable, je peux évoquer la fin : Tulsa, qui tout au long du récit s’assume complètement, préfère ne pas profiter du trouble où il découvre J.A., et le renvoie dans les cordes de l’hétérosexualité, de façon à préserver leur amitié.
Mon avis
Le Bagarreur m’a profondément ému. Si, en 1989, année de parution, dans le cyclone [2] du sida, j’avais pu tomber sur ce livre… L’auteure a sciemment mis de côté la question du sida, ne l’évoquant que par une phrase, la réaction de Summer lors du coming out de Tulsy : « Oh ! Tulsa ! se contenta de dire Summer, avant de se lancer dans une harangue sur la sexualité sans risque, si détaillée et bien documentée » (p. 273). Diana Wieler combat tous les préjugés, et, cas rarissime dans notre sélection, arrive à créer un personnage à la fois totalement hors-norme : sportif, populaire, viril ; et assumant son homosexualité — autant qu’on pouvait le faire à l’époque dans une petite ville perdue au fin fond du Canada [3] Autant, c’est-à-dire qu’il la cache et donne le change en sortant avec des théories de filles, mais ne se renie pas une fois que son ami le débusque, fait preuve d’une grande maturité et ne se défile pas quand il s’agit de mettre sa sœur au courant. Quand J.A. lui dit : « tu pourrais guérir », Tully rétorque : « il n’est pas mon premier amant » (p. 185). On pense à Deux sans barreur, de Dirk Kurbjuweit, plus récent, qui traite aussi de la sublimation de la sexualité par le sport [4], mais qui en reste au non-dit, avec une fin tragique, alors que Le Bagarreur, culmine dans une catharsis finale, un happy end qui a dû faire un bien incroyable aux jeunes lecteurs des années 90, époque où les livres de notre sélection se comptaient sur les doigts d’une main. Juste avant de se réconcilier, comme dans les bons westerns, J.A. traite à nouveau Tully d’« espèce de bâtard de tapette » (p. 259) ; ils se lattent bien la gueule et entament leur réconciliation par un coming out à contretemps de J.A..
Diana Wieler inverse les préjugés : Tully s’étonne de ce que J.A. soit le seul à aérer son matériel de hockey, alors que « sa panoplie à lui traînait dans le coffre de sa voiture […] agglomérée en une masse solide par la sueur » (p. 33). Elle rend compte de l’homophobie ambiante en utilisant le point de vue interne, qui nous laisse ignorer ce qu’a fait ou ce que ressent le personnage quand il se cache (à lui-même autant qu’aux autres), mais exprime sa crainte, que le lecteur ne pourra identifier comme liée à l’homophobie que quelques pages plus loin (remarque valable pour Tully autant que pour J.A. : la narratrice colle à son impossibilité à conceptualiser, puis à nommer ce qu’il finit par ressentir en lui pour Tully). De même Tully, en colère contre Derek, ressent son érection paradoxale tout en la cachant (p. 178). Quand Tully passe « trois minutes délicieuses » et qu’il se fait surprendre mais ne sait pas par qui, on peut s’attendre à tout sauf à la solution choisie par l’auteure : il sort avec le garçon qui l’a surpris ! Mais avec celui-ci, il comprend que « possession n’est pas amitié » (p. 216). Les sentiments restent du côté de son ami J.A., et Tully ne supporte pas que Derek critique ou évoque seulement J.A. Quand on considère que ce chef-d’œuvre est toujours inédit en France, on se pose des questions sur l’industrie du livre jeunesse en France… Parlons plutôt de la traduction de Marie-Andrée Clermont : traduction en Canadien francophone, truffée de truculents québécismes, qui fournirait un angle pédagogique en soi si on la publiait telle quelle en France : « Envoye donc ! […] viens pas me dire que t’es pas capable de scorer » (p. 190). La question que l’on se pose est si l’anglais du Canada présente mutatis mutandis les mêmes idiotismes que le français, ou si la traductrice a seulement produit un effort d’adaptation. Citons cet exemple dont le sens m’échappe : « Persuadé que J.A. faisait de la toile » (p. 198). En fait J.A. s’est enfermé dans les toilettes, et un copain du hockey va le trouver et défonce la porte, mais je ne comprends pas l’expression… Qui nous donne la clé ?
– Réponse gracieusement fournie par Line Gingras (voir ci-dessus) : « Je ne connaissais pas du tout l’expression faire de la toile. Mais je la trouve dans le Glossaire du parler français au Canada (réimpression d’un ouvrage publié en 1930). D’abord à l’article « toile » : « Faire de la toile, faire la toile = défaillir, se trouver mal, avoir une faiblesse, une syncope. » Ensuite à l’article « faire » : « Faire de la toile = perdre connaissance ». Merci ! On profitera de cette lecture pour affiner nos connaissances en français québécois, en joual, et en sacre québécois, sur Wikipédia, particulièrement pointu en ce domaine.
– Cet ouvrage bénéficie du label « Isidor ».
– Voir notre bibliographie canadienne.
– Je remercie Jean-Yves, qui m’a prêté ce livre.
Voir en ligne : Blog de Line Gingras, traductrice indépendante au Québec.
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[1] Pour le théâtre, ça y est : voir L’Ogrelet, de Suzanne Lebeau, mais les éditeurs de romans jeunesse n’ont pas encore découvert cette Amérique.
[2] Les « Cyclones » est le nom de l’équipe de Hockey des protagonistes.
[3] On pense au film C.R.A.Z.Y. de Jean-Marc Vallée.
[4] Vous n’ignorerez plus rien sur le hockey, et Diana Wieler excelle à rendre l’ambiance des matches.