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Autobiographie en chat mineur
Une Vie de chat, d’Yves Navarre
Albin Michel, 1986, 226 p.
jeudi 23 avril 2009
À l’occasion de la sortie du livre Mémoires d’un chat des villes, d’Alain Gravelet, Je viens de retrouver au fond d’un tiroir une cassette audiolivre sur laquelle Yves Navarre lisait des extraits de ce livre (éditions Ducaté). Je ne me rappelais pas grand-chose du texte ; ce sont les suites pour violoncelle de Bach en virgules sonores qui m’avaient frappé. J’écoutais souvent cette cassette quand j’allais en voiture au collège où je travaillais dans les années 92/95. Je me rappelle avoir fait écouter des passages à des classes de 5e ou 4e. Le livre figurait sur la liste de bouquins que je fournissais aux élèves. J’avais inscrit sur cette liste, sur les conseils d’une amie bibliothécaire un peu trop militante, Le Petit galopin de nos corps, autre roman du même auteur, dont j’avais conservé le souvenir ébloui d’une lecture à l’âge de 18 ans. Quelques lignes au relent vaguement pédophilique eurent vite fait de tomber sous les yeux de la documentaliste — heureusement ! — avant ceux de parents d’élèves. Ouf ! je rachetai les livres maudits cachés dans ladite liste. De là datent sans doute mes scrupules de prof-critique jeunesse, que certains provocateurs non-profs ont beau jeu de me reprocher. Ils ne savent pas ce que ça fait d’être convoqué chez un principal qui vous pointe un passage de dix lignes graveleux dans un bouquin que vous avez mis perversement sous les yeux d’innocents bambins ! L’eau a coulé sous les ponts. Petit pincement au cœur à prononcer ce nom. Yves Navarre, écrivain du XXe siècle, mort en 1994. Un style unique, vieilli sans doute ; écrivain disparu du circuit — le fameux purgatoire — et en voie de réapparition grâce aux éditions H&O. Une Vie de chat a été récemment réédité par Albin Michel, et le texte annoté est disponible en PDF sur le site Yves Navarre.
Focalisation féline
La célèbre devise de l’auteur figure dès la troisième ligne : « C’est à prendre ou à prendre, pas d’alternative », précédant une anacoluthe typique du style suranné de Navarre : « Vous avez encore le choix et abandonner ce livre. Ce n’est pas une faute de phrappe [1] : la phrase est lue telle quelle dans la cassette. « Voici ma vie. Et ma mort. » : le contrat du livre est posé, et sera respecté jusqu’au dernier mot, fatal. Tiffauges, donc, chat — référence au héros du Roi des Aulnes, de Michel Tournier — raconte Abel, masque de l’auteur. Belle façon de dire qu’Abel et Tiffauges ne font qu’un. « Il était perplexe, saugrenu, voire grossier avec les plus délicats qui, souvent, étaient les plus cuirassés. En cela il était chat, frère et copain, plus qu’un ami, un peu moi-même, et moi un peu de lui » (p. 144). Tiffauges est né de Mounette, chatte un peu volage. À peine sevré, il échoit à Abel, écrivain. Tiffauges s’éduque lui-même au contact d’Abel. Ce chat est un « Persan » à la Montesquieu, qui nous parle avec des yeux neufs non pas d’un pays familier mais d’une espèce familière : « S’il tardait à me caresser je me léchais une patte arrière, puis l’autre ou cet endroit qui doit être toujours propre et que nous avons le privilège de pouvoir nettoyer nous-mêmes par souplesse et sans aucun dégoût. Les bipèdes ont une bien anxieuse et coupable idée du sale et de la saleté. »
On découvrira les jeux à double entente, par exemple sur la castration (qui n’est pas une émasculation !), qui fait de Tiffauges un « pacha » dont on se moque, mais qui règne. Navarre ne fait pas dans le livre animalier, à part une séquence de « grève de la consommation » des chats, où l’on remarque en passant que les marques citées sont toutes inventées, comme quoi les temps changent (pourtant Yves Navarre avait travaillé dans la pub). Certaines pages sentent un peu le règlement de compte, sans craindre de s’écarter de la perspective féline. D’autres permettent d’évoquer avec pudeur les relations tendues avec les parents de l’écrivain : le chat fait diversion en permettant quelques paroles anodines (p. 96) dans l’ambiance glaciale de la rencontre. Voici une phrase à la fois typique du style un peu chantourné dira-t-on, et de la désillusion qui imprègne ces pages : « Ma seule consolation était que tant que je serais sur cette terre, venant, revenant, venu, revenu, le souvenir des moments de vie, frénésie, emportement, accaparement, contemplation, l’emporterait toujours sur le malheur et l’ironie de celles et ceux qui flagornent, font comme si, et continuent à jouer le jeu des tabous, des mises à l’écart et des ruptures d’avec celles et ceux qui ont l’arrogance de croire à l’échange » (p. 108).
Des mounons
Contrairement au chat qui veut absolument « une » (p. 86), Abel est amateur de « mounons », c’est-à-dire de mecs. Joli néologisme, qui servira dans tout l’ouvrage et permet de dire le sexe avec économie. Un sexe tant soit peu dépressif : « les allées et venues d’Abel avec des mounons comme lui car il n’aimait pas les mounettes » (p. 37) ; « Abel disait « je rentre à Paris comme j’irais au bordel ». L’appel des mounons ? » (p. 40). « La nuit, il y avait cortège de mounons, blousons de cuir, bottes, jeans. Sur la couverture dépliée, jeux d’ombres, la lumière du quai faisait éclairage, j’observais les étreintes brutales et désabusées, cela semblait les amuser, brèves rencontres « salut ? », « salut ! » Abel allait se coucher » (p. 70). Les amants qui comptent sont numérotés de « Rupture N°1 » à « N°4 ». Abel est tout sauf heureux en amour : « après être tombé dans le piège d’un autre, et de son corps, ce réceptacle, après avoir trébuché et s’être étalé de tout son long, Abel s’était demandé s’il se relèverait un jour. » (p. 121). Les mésaventures de Tiffauges avec ses deux compagnes successives et simultanées, Tiffany et Tityre [2], renvoient, bien entendu, aux amours d’Abel, le matou étant opportunément coupé, ou servant de repoussoir comme exemple du couple hétéro.
L’érotique de Navarre se lit entre les lignes : « Toute ma vie n’a été qu’une hésitation entre un désir de possession, de captation, de propriété et le désir d’être mis en doute, reconsidéré, changé par l’autre. » (p. 165) ; « C’est toujours la femelle qui va chez le mâle, sinon rien ne se passe. C’était un peu le cas des mounons qu’Abel ramenait à la maison et qui nus, hommes, se comportaient en femmes » (p. 191). Une anecdote relevée au hasard fait sourire : suite à un feu de cheminée, un pompier passe la moitié de la nuit de faction dans l’appartement. L’auteur ne lui offre qu’à boire, mais le chat : « Et moi, reniflant ses bottes, c’était enivrant » (p. 159). Le mal de l’époque, le sida, se lit aussi entre les lignes, par l’évocation d’une « déchatisation » (p. 186), ou par les visions terrifiantes de la mort données à la fin du livre (mort de Tityre et ce qu’il advient de son corps ; mort de Tiffauges vue comme un méga signe de ponctuation, etc.).
Prix ToutCourt
Les mésaventures de l’écrivain constituent une autobiographie sans en avoir l’air. Une Vie de chat est la chronique de dix années d’écriture, avant et après le prix Goncourt, auquel il est fait brièvement allusion sous le sobriquet de « ToutCourt » : « Le roman du jardin avait été publié et accueilli de manière mitigée. Un critique avait écrit qu’Abel était atteint d’incapacité syntaxique. Son éditeur lui dira « il paraît que, cette année, ils vont donner le prix ToutCourt à une autre maison d’édition, vous en profiteriez par la même occasion ». […] Pendant toute la journée on demandera à Abel « Avouez que ce n’est pas votre meilleur roman ». Le soir, au journal télévisé, un monsieur poupon […] se tournant vers Abel, […] ajoutera « alors Abel Untel, c’est une victoire pour l’homosexualité ? » » (p. 188). Les considérations sur l’écriture sont un peu faciles : « Quand on s’écrit, on crie » (p. 106), mais prennent un autre relief quand on sait que l’auteur se tuera moins de dix ans après. On relève aussi des perles : « La morale est le chiendent du texte, plus on la sarcle plus elle revient, avance et prolifère » (p. 135). L’auteur est conscient de son style : « Il y avait quelque chose d’épineux dans la ponctuation de ses phrases, de la syncope et de la chevauchée. » (p. 149). Certaines déconvenues rappellent les limites du monde de l’édition ; tel roman refusé parce que « trop mounon » ; « c’est dommage que Pierre ne s’appelle pas Marine » (p. 161).
Si l’on n’a pas saisi les indices disséminés dans le texte, on apprend [grâce au site des amis d’Yves Navarre que l’ogre qui donne Tiffauges à Abel cache la figure familière de Michel Tournier (c’est dit de façon cryptée p. 189). « Allait-il me lécher, comme Mounette » : Yves Navarre a le sens du raccourci pour exprimer ce qui lui semble la spécificité de la « sensibilité homosexuelle ». Le chat et l’auteur ne font qu’un, se partageant un patronyme emprunté à un auteur lui-même représentant de ladite sensibilité.
– Sur Culture & débats, vous trouverez un article de Jean-Yves consacré à Une Vie de chat, ainsi que d’autres articles sur d’autres livres du même auteur.
– Signalons un roman traduit du grec : Les Sept vies des chats d’Athènes, de Takis Théodoropoulos (Sabine Wespieser éditeur, 2001, traduit en 2003). Il s’agit d’une histoire farfelue de femmes qui se mobilisent pour sauver les chats menacés par les travaux des Jeux Olympiques. Or ces chats sont les réincarnations de philosophes grecs antiques, selon le vieux syllogisme « Les chats sont mortels, Socrate est mortel, donc Socrate est un chat ». J’ai été un peu déçu, car au lieu de faire péripatétiser ces philosophes, et de les montrer se reniflant le cul à la manière féline, le récit se focalise sur les passions hétérosexuelles de ces femmes avec une sorte de gourou, dont il est dit significativement : « Il s’y connaît mieux en femmes qu’en chats » (p. 72). Nos Aristophane et autres Platon sont donc castrés de toute altersexualité… On réfute carrément « ces idées reçues voulant que nos ancêtres hellènes dédaignassent la femme » (p. 109). Le début, pourtant, était prometteur, et rappelait le ton Navarre : « Le chat n’aboie jamais. Il n’agite pas non plus la queue en signe de reconnaissance. Car le chat est un chat. Qu’il soit matou, minet ou simple chat de gouttière, il demeure ce félin indomptable qu’il n’a jamais cessé d’être ». Le récit est complété par des notices sur tous les philosophes-chats, où l’altersexualité pointe quand même le bout de sa queue. Un certain Polémon est montré prenant « en filature un jeune homme lui ayant tapé dans l’œil » (p. 131) ; Cratès est signalé avoir été l’amant du précédent, et c’est dans la notice sur un certain Bion qu’est fait allusion à l’amour d’Alcibiade pour Socrate…
– Les amateurs de bêtes poilues liront avec profit ma dernière brève.
– Un grand merci à Robert Vigneau pour m’avoir autorisé à illustrer cet article de son dessin Haret. Pour acheter les œuvres graphiques de Robert Vigneau, voir Le blog de Robert Vigneau.
Voir en ligne : Le site des amis d’Yves Navarre, sous le signe du chat
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[1] Je jure que ce lapsus calami m’est venu sous le clavier tout seul !
[2] Un nom emprunté à Virgile qui trahit son uraniste fin de siècle !