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Comment être intégré au collège, pour les 6e

La Belle Adèle, de Marie Desplechin

Gallimard jeunesse, 2010, 160 p., 8,5 €

dimanche 1er mai 2011

J’avais beaucoup aimé J’envie ceux qui sont dans ton cœur, paru en 1997. La Belle Adèle est dans la même veine, un ton allègre de conte, des personnages en décalage sur leurs contemporains, une tante qui joue les mamans par délégation, le dévouement pour une cause humanitaire. Ce court roman a la particularité d’avoir d’abord été édité en épisodes à lire sur iPhone à l’initiative de SmartNovel, avec un cahier des charges (ou plutôt des légèretés) à respecter (courts chapitres, etc.). Me pardonnera-t-on un mauvais jeu de mots ? L’intrigue de ce roman me semble un peu téléphonée, même si par ailleurs on apprécie une grande finesse dans l’arrière-plan, l’évocation du conformisme et des automatismes de notre société du spectacle. Ce sera une lecture agréable et utile pour les 6e/5e.

Résumé

Adèle est amenée par sa tante Sopha dans un stand de maquillage. Sopha trouve sa nièce un peu fadasse, et lui offre cette cure de féminisation forcée. Par hasard, Frédéric Lin, le copain d’enfance d’Adèle, passe par-là, lui aussi amené par sa mère pour lui acheter une veste. Sopha s’imagine que l’intérêt de ce garçon pour sa nièce est l’effet miracle de son maquillage. Sopha présente un ami photographe à sa sœur et sa nièce, alors que Frédéric est de passage à la maison pour faire un devoir. Frédéric est mal vu au collège, et maltraité, parce qu’il est trop gentil : « Il y a chez le gentil quelque chose de sensible, de tendre et de fragile qui le signale immédiatement comme victime pour n’importe quel groupe humain normalement constitué » (p. 18). Adèle et Frédéric ont une idée géniale inspirée par le changement qu’apporte chez Adèle ce maquillage : faire comme s’ils étaient en couple, pour ne plus être discriminés au collège. Les trouvant mignons, Brian les photographie au débotté. Au collège, ça se passe comme prévu, ce couple inattendu focalise l’attention, et tout ce qui était prétexte à quolibets ou agaceries chez Adèle et Frédéric devient par miracle intéressant. Brian propose un contrat assorti d’argent pour une campagne ministérielle. Adèle signe sans regarder, avec l’accord de sa mère ; Frédéric signe au nom de son père, Chinois qui vit depuis plus de dix ans en France, et qui ne parle ni n’écrit un mot de français. La campagne d’affichage commence, et c’est un « tsunami » (métaphore filée dans le roman, un peu exagérée !) : la photo sert à la promotion de la contraception. Nos deux amis sont propulsés vedettes, au collège et dans la presse. Le succès est éphémère, bien entendu, mais sera relancé par une « réplique » au tsunami, le soutien pour le père de Frédéric, arrêté parce qu’il est sans papier. Le vedettariat de son fils se révélera utile.

Mon avis

Je suis assez réservé sur l’intrigue. Il s’agit bien sûr d’un conte moderne, mais comment concilier le fait que le père et la mère de Frédéric, en France depuis dix ans, ne parlent ni n’écrivent un mot de français, alors que leur fils manie le plus-que-parfait du subjonctif (p. 72), et apprend par cœur du Mallarmé ? Et s’ils craignent les arrestations et vivent dans une grande pauvreté en transformant leur appartement minuscule en atelier de couture, comment croire qu’ils aillent acheter une veste pour leur enfant dans un grand magasin ? Ladite veste, il y a fort à parier qu’elle soit cousue par des cousins à eux ! Bref, tout cela sent un peu trop les bons sentiments. L’intérêt du roman, heureusement, ne s’arrête pas là. L’évocation de la « dictature » du collège, et de la mise au ban de ceux qui dépassent, par-dessus comme Frédéric (trop brillant en cours, trop « hystérique » dans son comportement) ou par-dessous comme Adèle (pas assez féminine), est fort bien vue (cf. p. 31), ainsi que la stratégie mise en place pour gagner en popularité, avec ce faux couple plus vrai que nature. Intéressante aussi l’analyse très butlérienne, des masques de la féminité : « Le maquillage n’était peut-être pas un truc pour être remarquée, mais au contraire le plus sûr moyen de n’être pas remarquée » (p. 44). On saura gré à l’auteure de ne pas souligner ses effets, et d’en laisser l’initiative à ses jeunes lecteurs. C’est eux qui se demanderont si la plupart des « couples » de collège ne font pas aussi semblant que Frédéric et Adèle, sans que ce soit concerté [1]. Ils repéreront tout ce qu’il y a d’artificiel dans le comportement normé « fille » ou « garçon ». Ils seront libres de creuser la personnalité des protagonistes, qui jusqu’à la fin conserveront leur ligne de conduite. C’est aussi une qualité du roman de ne pas avoir cherché de happy end sur le plan sentimental (le happy end humanitaire étant ce qu’il est !), et d’avoir laissé les personnages dans le flou de leur asexualité préadolescente. Ne cherchez pas les mots « garçonne », « efféminé », ni « homo » ou « hétéro ». Ce questionnement est sous-jacent, et il eût été – comme dirait Frédéric – inutile de le nommer. Mais quand Frédéric ne profite de ces fiançailles imprévues que pour se faire percer l’oreille (p. 70), on lit en filigrane dans son inconscient !
De façon incidente, la campagne évoquée dans le roman n’est pas vraiment inventée : j’ai découvert qu’il existait une campagne récente sur la contraception, dans le but d’éviter les « grossesses non désirées » (p. 126), et cela indépendamment des campagnes sur le sida, qui ont fait office depuis quinze ans par la seule promotion du préservatif, lequel permettait incidemment de jouer sur les deux tableaux. Il est d’ailleurs dommage que dans le roman, les expressions « ange » et « Jeanne d’Arc de la capote » soient utilisées, même s’il est vraisemblable que la campagne médiatique minable dont font l’objet les deux héros pratique cet amalgame. Si les clips et le point de vue sont très amusants et bien vus (le garçon enceint), n’est-il pas dommage de ne pas préserver une possibilité, même infime, que cette grossesse précoce soit désirée, ou du moins, vécue elle aussi comme un don et un choix, pour reprendre le slogan du roman (p. 110) ?

 Vous trouverez un article sur ce livre sur le blog de Mrs Figg, même si la dernière ligne du commentaire me fait hurler : « Un titre qui devrait beaucoup plaire aux filles » !
 Lire un excellent article de Marie Desplechin : « Votez pour le Ken le plus sexy de la culture avec Radio France ! » sur Rue89. Cet article est repris en annexe d’un petit livre de Fanny Raoul, auteure du XVIIIe siècle présentée par Geneviève Fraisse, paru en 2011 aux éditions Le passager clandestin : Opinion d’une femme sur les femmes. Vous trouverez des extraits de cette ancêtre du féminisme dans cet article.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Le site des campagnes de promotion de la contraception


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[1Voir le livre de la sociologue Isabelle Clair sur la question, qui a repéré ce qu’elle appelle des « scripts ».