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Un livre de haute saveur, entrée, plat, fromage et dessert !
Physiologie du goût, de Jean Anthelme Brillat-Savarin
Champs classiques, 1982 (1825), 400 p., 10 €
samedi 7 décembre 2024, par
Jean Anthelme Brillat-Savarin, homme politique et auteur d’un seul livre paru peu avant sa mort, Physiologie du goût est sauf erreur que vous auriez l’obligeance de me signaler, le seul homme au monde à avoir donné son nom à deux spécialités culinaires, et le seul à avoir donné son nom à un fromage. Il s’agit du Brillat-Savarin (fromage) et du savarin (pâtisserie). Son livre est au programme du thème de Culture générale et expression en BTS 2024-2025 : « À table ! : formes et enjeux du repas ». Je me suis régalé, entrée, plat, fromage et dessert, d’abord parce que l’auteur écrit avec cette formidable langue française de l’extrême fin du XVIIIe siècle prolongée au début du siècle suivant, et surtout parce qu’il nous fait découvrir l’état d’une gastronomie époustouflante qui ne se refuse aucun délire, s’autorise des extravagances au service du goût, et dispose de moyens étonnants pour l’époque. Voici quelques extraits choisis, le texte étant disponible en ligne. Je l’ai lu dans l’édition Champs classiques, augmentée en 2017 d’une entrevue d’Hervé This (initiateur de la Gastronomie moléculaire), qui figure d’ailleurs sur la couverture d’une façon trompeuse alors que le véritable auteur est amputé de son prénom, ce qui entretient la confusion avec la spécialité fromagère. La présentation est de Jean-François Revel.
Hervé This reconnaît sa dette mais prend ses distances : « Plus sérieusement, j’avais « gobé » tout ce qui ressemblait à de la chimie, dans le livre, et cela m’avait lancé sur des pistes où je n’irais plus aujourd’hui. Mais qu’importe : je dois d’abord à Brillat-Savarin d’avoir justement nommé « gastronomie moléculaire » la discipline scientifique que j’ai créée en 1988 : l’exploration des phénomènes qui surviennent lors des transformations culinaires.
De plus, mes études sur les bouillons et mes explorations de la cuisson des viandes m’ont conduit à l’invention de l’« œuf parfait », par exemple. Encore récemment, j’ai analysé cet « osmazôme » de nos amis Brillat-Savarin et Thénard par résonance magnétique nucléaire. Ce sont des exemples parmi mille.
Finalement, bien des idées de la Physiologie du goût n’ont pas trouvé de confirmation scientifique, puisque ce n’est pas un texte de science, mais de fiction. Cela n’est pas grave : ce n’est pas l’objet qui est intéressant, mais ce que nous en faisons » (p. V).
La présentation de Jean-François Revel s’intitule « Brillat-Savarin ou le style aimable ». Extraits : « Pour comprendre comment est faite toute cette potée, il faut noter que la Physiologie du Goût appartient à la manière héroï-comique, éteinte aujourd’hui. C’est une parodie, et en particulier dans les parties en apparence sérieuses, par exemple dans la Méditation I, Des Sens, une parodie de Condillac et des Idéologues, par un de leurs disciples amène et taquin. La Physiologie du Goût est au Traité des Sensations de Condillac et aux Rapports du Physique et du Moral de l’Homme de Cabanis ce que le Roland Furieux de l’Arioste est à la Chanson de Roland et à toute la poésie épique et chevaleresque. Plus le ton de Brillat-Savarin se hausse, s’ennoblit, se donne de pompe et de solennité, plus familière est la matière qu’il traite » […] « Brillat-Savarin échappe comme le mercure. C’est un bavard, le bavardage est chez lui un vice, un vertige. Anecdotier incapable de se refréner, il ne trouve pas de fait assez menu qui ne l’arrête, pas de détail hors de propos, si minime soit-il, qui ne l’attire invinciblement. Toute trivialité lui est bonne du moment qu’elle l’écarte de son sujet » (p. 8).
Il faut ajouter que l’homme est polyglotte. Il a voyagé pour fuir la Terreur, entre 1792 et 1796, en Suisse, à Londres, puis aux États-Unis, où il fut premier violon de l’orchestre de New York.
Le livre se compose de deux parties, contenant 18, puis 12 « Méditations », suivies d’une autre partie de 27 « variétés ».
Première partie : méditations I à XVIII
Les « méditations » sont précédées par une rafale d’avant-textes. Le premier est les vingt « Aphorismes », dont j’ai été surpris de retrouver l’origine d’une publicité des années 1980 que j’ignorais être inspirée de cette sentence immortelle : « Un dessert sans fromage est une belle à qui il manque un œil » : « La Collective des Fromages : Le Fromage c’est bon tout le temps » (1981). La phrase est altérée façon bon sens paysan du terroir en : « Un repas sans fromage, c’est comme une belle fille qui lui manque un œil ». Vous trouverez la vidéo ci-dessous. Les autres aphorismes sont également à méditer, et cela nous fournit un excellent extrait pour la classe :
APHORISMES DU PROFESSEUR pour servir de prolégomènes à son ouvrage et de base éternelle à la science.
I. L’univers n’est rien que par la vie, et tout ce qui vit se nourrit.
II. Les animaux se repaissent ; l’homme mange ; l’homme d’esprit seul sait manger.
III. La destinée des nations dépend de la manière dont elles se nourrissent.
IV. Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es.
V. Le Créateur, en obligeant l’homme à manger pour vivre, l’y invite par l’appétit, et l’en récompense par le plaisir.
VI. La gourmandise est un acte de notre jugement, par lequel nous accordons la préférence aux choses qui sont agréables au goût sur celles qui n’ont pas cette qualité.
VII. Le plaisir de la table est de tous les âges, de toutes les conditions, de tous les pays et de tous les jours ; il peut s’associer à tous les autres plaisirs, et reste le dernier pour nous consoler de leur perte.
VIII. La table est le seul endroit où l’on ne s’ennuie jamais pendant la première heure.
IX. La découverte d’un mets nouveau fait plus pour le bonheur du genre humain que la découverte d’une étoile.
X. Ceux qui s’indigèrent ou qui s’enivrent ne savent ni boire ni manger.
XI. L’ordre des comestibles est des plus substantiels aux plus légers.
XII. L’ordre des boissons est des plus tempérées aux plus fumeuses et aux plus parfumées.
XIII. Prétendre qu’il ne faut pas changer de vins est une hérésie ; la langue se sature ; et, après le troisième verre, le meilleur vin n’éveille plus qu’une sensation obtuse.
XIV. Un dessert sans fromage est une belle à qui il manque un œil.
XV. On devient cuisinier ; mais on naît rôtisseur.
XVI. La qualité la plus indispensable du cuisinier est l’exactitude : elle doit être aussi celle du convié.
XVII. Attendre trop longtemps un convive retardataire est un manque d’égards pour tous ceux qui sont présents.
XVIII. Celui qui reçoit ses amis et ne donne aucun soin personnel au repas qui leur est préparé, n’est pas digne d’avoir des amis.
XIX. La maîtresse de la maison doit toujours s’assurer que le café est excellent ; et le maître, que les liqueurs sont de premier choix.
XX. Convier quelqu’un, c’est se charger de son bonheur pendant tout le temps qu’il est sous notre toit.
Suit un dialogue de l’auteur avec un ami médecin, et la biographie de ce médecin, rendant hommage à son département d’origine, l’Ain, et aux autres médecins qui en sont originaires, parmi lesquels Xavier Bichat, dont Wikipédia nous apprend pourtant qu’il est né dans le Jura actuel. À moins qu’il ne s’agisse d’un autre Bichat ? Dans la « Préface » qui suit, l’auteur se présente en scientifique : « Je suis surtout médecin-amateur ». « Il est cependant un autre jour dont le souvenir m’est, je crois, aussi cher : c’est celui où je présentai au conseil d’administration de la société d’encouragement pour l’industrie nationale mon irrorateur, instrument de mon invention, qui n’est autre chose que la fontaine de compression appropriée à parfumer les appartements ». Effectivement, le mot est crédité de l’auteur.
La Préface est aussi l’occasion de sortir un mot rare de l’oubli, que l’on retrouve sur le Wiktionnaire : « On pourrait bien me reprocher encore que je laisse quelquefois trop courir ma plume, et que, quand je conte, je tombe un peu dans la garrulité, Est-ce ma faute à moi si je suis vieux ? Est-ce ma faute si je suis comme Ulysse qui avait vu les mœurs et les villes de beaucoup de peuples ? Suis-je donc blâmable de faire un peu de ma biographie ? »
Méditation I : Des sens.
Cela commence fort, avec une liste de non pas 5, mais 6 sens :
« Les sens sont les organes par lesquels l’homme se met en rapport avec les objets extérieurs.
Nombre des sens. 1. — On doit en compter au moins six :
La vue, qui embrasse l’espace et nous instruit, par le moyen de la lumière, de l’existence et des couleurs des corps qui nous environnent ;
L’ouïe, qui reçoit, par l’intermédiaire de l’air, l’ébranlement causé par les corps bruyants ou sonores ;
L’odorat, au moyen duquel nous flairons les odeurs des corps qui en sont doués ;
Le goût, par lequel nous apprécions tout ce qui est sapide ou esculent ;
Le toucher, dont l’objet est la consistance et la surface des corps ;
Enfin le génésique ou amour physique, qui entraîne les sexes l’un vers l’autre, et dont le but est la reproduction de l’espèce.
Il est étonnant que, presque jusqu’à Buffon, un sens si important ait été méconnu, et soit resté confondu ou plutôt annexé au toucher. […]
Mise en action des sens. 2. — S’il est permis de se porter, par l’imagination, jusqu’aux premiers moments de l’existence du genre humain, il est aussi permis de croire que les premières sensations ont été purement directes, c’est-à-dire qu’on a vu sans précision, ouï confusément, flairé sans choix, mangé sans savourer, et joui avec brutalité.
Mais toutes ces sensations ayant pour centre commun l’âme, attribut spécial de l’espèce humaine, et cause toujours active de perfectibilité, elles y ont été réfléchies, comparées, jugées ; et bientôt tous les sens ont été amenés au secours les uns des autres pour l’utilité et le bien-être du moi sensitif, ou, ce qui est la même chose, de l’individu.
Ainsi, le toucher a rectifié les erreurs de la vue ; le son, au moyen de la parole articulée, est devenu l’interprète de tous les sentiments : le goût s’est aidé de la vue et de l’odorat ; l’ouïe a comparé les sons, apprécié les distances ; et le génésique a envahi les organes de tous les autres sens.
Le torrent des siècles, en roulant sur l’espèce humaine, a sans cesse amené de nouveaux perfectionnements, dont la cause, toujours active, quoique presque inaperçue, se trouve dans les réclamations de nos sens, qui, toujours et tour à tour, demandent à être agréablement occupés.
Ainsi, la vue a donné naissance à la peinture, à la sculpture et aux spectacles de toute espèce ;
Le son, à la mélodie, à l’harmonie, à la danse et à la musique, avec toutes ses branches et ses moyens d’exécution ;
L’odorat, à la recherche, à la culture et à l’emploi des parfums ;
Le goût, à la production, au choix et à la préparation de tout ce qui peut servir d’aliment ;
Le toucher, à tous les arts, à toutes les adresses, à toutes les industries ;
Le génésique, à tout ce qui peut préparer ou embellir la réunion des sexes, et, depuis François Ier, à l’amour romanesque, à la coquetterie et à la mode ; à la coquetterie surtout, qui est née en France, qui n’a de nom qu’en français, et dont l’élite des nations vient chaque jour prendre des leçons dans la capitale de l’univers ».
Méditation II : Du goût.
« Influence de l’odorat sur le goût. 10. — […] Pour moi, je suis non seulement persuadé que, sans la participation de l’odorat, il n’y a point de dégustation complète, mais encore je suis tenté de croire que l’odorat et le goût ne forment qu’un seul sens, dont la bouche est le laboratoire et le nez la cheminée, ou, pour parler plus exactement, dont l’un sert à la dégustation des corps tactiles, et l’autre à la dégustation des gaz.
Ce système peut être rigoureusement défendu ; cependant, comme je n’ai point la prétention de faire secte, je ne le hasarde que pour donner à penser à mes lecteurs, et pour montrer que j’ai vu de près le sujet que je traite. Maintenant, je continue ma démonstration au sujet de l’importance de l’odorat, sinon comme partie constituante du goût, du moins comme accessoire obligé.
Tout corps sapide est nécessairement odorant : ce qui le place dans l’empire de l’odorat comme dans l’empire du goût.
On ne mange rien sans le sentir avec plus ou moins de réflexion ; et pour les aliments inconnus, le nez fait toujours fonction de sentinelle avancée, qui crie : Qui va là ?
Quand on intercepte l’odorat, on paralyse le goût : c’est ce qui se prouve par trois expériences que tout le monde peut vérifier avec un égal succès.
Première expérience : Quand la membrane nasale est irritée par un violent coryza (rhume de cerveau), le goût est entièrement oblitéré ; on ne trouve aucune saveur à ce qu’on avale, et cependant la langue reste dans son état naturel.
Seconde expérience : Si on mange en se serrant le nez, on est tout étonné de n’éprouver la sensation du goût que d’une manière obscure et imparfaite : par ce moyen les médicaments les plus repoussants passent presque inaperçus.
Troisième expérience : On observe le même effet si, au moment où l’on avale, au lieu de laisser revenir la langue à sa place naturelle, on continue à la tenir attachée au palais ; en ce cas, on intercepte la circulation de l’air, l’odorat n’est point frappé, et la gustation n’a pas lieu.
Ces divers effets dépendent de la même cause, le défaut de coopération de l’odorat : ce qui fait que le corps sapide n’est apprécié que pour son suc, et non pour le gaz odorant qui en émane.
Analyse de la sensation du goût. 11. — Les principes étant ainsi posés, je regarde comme certain que le goût donne lieu à des sensations de trois ordres différents, savoir : la sensation directe, la sensation complète et la sensation réfléchie.
La sensation directe est ce premier aperçu qui naît du travail immédiat des organes de la bouche, pendant que le corps appréciable se trouve encore sur la langue antérieure.
La sensation complète est celle qui se compose de ce premier aperçu et de l’impression qui naît quand l’aliment abandonne cette première position, passe dans l’arrière-bouche, et frappe tout l’organe par son goût et par son parfum.
Enfin la sensation réfléchie est le jugement que porte l’âme sur les impressions qui lui sont transmises par l’organe.
Mettons ce système en action, en voyant ce qui se passe dans l’homme qui mange ou qui boit.
Celui qui mange une pêche, par exemple, est d’abord frappé agréablement par l’odeur qui en émane ; il la met dans sa bouche et éprouve une sensation de fraîcheur et d’acidité qui l’engage à continuer ; mais ce n’est qu’au moment où il avale, et que la bouchée passe sous la fosse nasale, que le parfum lui est révélé, ce qui complète la sensation que doit causer une pêche. Enfin, ce n’est que lorsqu’il a avalé que, jugeant ce qu’il vient d’éprouver, il se dit à lui-même : « Voilà qui est délicieux ! »
Pareillement, quand on boit : tant que le vin est dans à bouche, on est agréablement, mais non parfaitement impressionné ; ce n’est qu’au moment où l’on cesse d’avaler qu’on peut véritablement goûter, apprécier et découvrir le parfum particulier à chaque espèce, et il faut un petit intervalle de temps pour que le gourmet puisse dire : « Il est bon, passable ou mauvais. Peste ! c’est du Chambertin ! Ô mon Dieu ! c’est du Surène ! »
On voit par là que c’est conséquemment aux principes, et par suite d’une pratique bien entendue, que les vrais amateurs sirotent leur vin (they sip it) ; car, à chaque gorgée, quand ils s’arrêtent, ils ont la somme entière du plaisir qu’ils auraient éprouvé s’ils avaient bu le verre d’un seul trait. »
Méditation III : De la gastronomie.
– « C’est la gastronomie qui fixe le point d’esculence de chaque substance alimentaire ; car toutes ne sont pas présentables dans les mêmes circonstances ». [1]
– « C’est encore la gastronomie qui classe ces substances d’après leurs qualités diverses, qui indique celles qui peuvent s’associer, et qui, mesurant leurs divers degrés d’alibilité, distingue celles qui doivent faire la base de nos repas d’avec celles qui n’en sont que les accessoires et d’avec celles encore qui, étant déjà plus nécessaires, sont cependant une distraction agréable, et deviennent l’accompagnement obligé de la confabulation conviviale. » Qu’en termes élégants ces choses-là sont dites ! « alibilité » : caractère nourrissant.
« Influence de la gastronomie dans les affaires. 21. — On sait que chez les hommes encore voisins de l’état de nature, aucune affaire de quelque importance ne se traite qu’à table : c’est au milieu des festins que les sauvages décident la guerre ou font la paix : et, sans aller si loin, nous voyons que les villageois font toutes leurs affaires au cabaret.
Cette observation n’a pas échappé à ceux qui ont souvent à traiter les plus grands intérêts : ils ont vu que l’homme repu n’était pas le même que l’homme à jeun ; que la table établissait une espèce de lien entre celui qui traite et celui qui est traité ; qu’elle rendait les convives plus aptes à recevoir certaines impressions, à se soumettre à de certaines influences ; de là est née la gastronomie politique. Les repas sont devenus un moyen de gouvernement, et le sort des peuples s’est décidé dans un banquet. Ceci n’est ni un paradoxe ni même une nouveauté, mais une simple observation de faits. Qu’on ouvre tous les historiens, depuis Hérodote jusqu’à nos jours, et on verra que, sans même en excepter les conspirations, il ne s’est jamais passé un grand événement qui n’ait été conçu, préparé et ordonné dans les festins. »
Méditation V : Des aliments en général.
Osmazôme. 28. – « Le plus grand service rendu par la chimie à la science alimentaire est la découverte ou plutôt la précision de l’osmazôme.
L’osmazôme est cette partie éminemment sapide des viandes qui est soluble à l’eau froide, et qui se distingue de la partie extractive en ce que cette dernière n’est soluble que dans l’eau bouillante.
C’est l’osmazôme qui fait le mérite des bons potages ; c’est lui qui, en se caramélisant, forme le roux des viandes ; c’est par lui que se forme le rissolé des rôtis ; enfin c’est de lui que sort le fumet de la venaison du gibier.
L’osmazôme se retire surtout des animaux adultes à chairs rouges, noires, qu’on est convenu d’appeler chairs faites ; on n’en trouve point ou presque point dans l’agneau, le cochon de lait, le poulet, et même dans le blanc des plus grosses volailles : c’est par cette raison que les vrais connaisseurs ont toujours préféré l’entrecuisse ; chez eux l’instinct du goût avait prévenu la science. »
J’ai beaucoup de mal à comprendre concrètement le sens de ce mot qui semble une invention de l’auteur. Est-ce le jus de viande qui en coule avant qu’on la cuise ? Une idée dans cet article de cuisine.
Méditation VI
Dans cette Méditation (qui n’est pas sous-titrée), l’auteur relate entre autres choses un épisode cynégétique de son séjour aux États-Unis. Je note ici un usage du mot « pédale » que j’ai mis de longues minutes à m’expliquer :
« Le surplus de notre chasse ne mérite pas les honneurs de l’impression. Au retour, nous nous égarâmes dans ces bois indéfinis, et nous courions grand risque d’y passer la nuit, sans les voix argentines des demoiselles Bulow et la pédale de leur papa, qui avaient eu la bonté de venir au-devant de nous, et qui nous aidèrent à nous en tirer ». Il s’agit d’un anglicisme : « pédale » a aussi le sens en anglais d’« étrier ». C’est un sens qui devrait figurer dans les dictionnaires, car il est unique, une préfiguration du « bon coup de pédale » longtemps avant l’invention du vélocipède.
Dans ce même chapitre se trouve un hapax introuvable sur Internet : « infocation » : « Un faisan mangé dans la première huitaine de sa mort ne vaut ni une perdrix ni un poulet, car son mérite consiste dans son arôme. La science a considéré l’expansion de cet arôme, l’expérience l’a mise en action, et un faisan saisi pour son infocation est un morceau digne des gourmands les plus exaltés.
Et voici un extrait sur la mode étonnante à cette époque, de la truffe :
« Vers 1780, les truffes étaient rares à Paris : on n’en trouvait, et seulement en petite quantité, qu’à l’hôtel des Américains et à l’hôtel de Provence, et une dinde truffée était un objet de luxe qu’on ne voyait qu’à la table des plus grands seigneurs ou chez les filles entretenues.
Nous devons leur multiplication aux marchands de comestibles, dont le nombre s’est fort accru, et qui, voyant que cette marchandise prenait faveur, en ont fait demander dans tout le royaume, et qui, les payant bien et les faisant arriver par les courriers de la malle et par la diligence, en ont rendu la recherche générale ; car, puisqu’on ne peut pas les planter, ce n’est qu’en les recherchant avec soin qu’on peut en augmenter la consommation.
On peut dire qu’au moment où j’écris (1825) la gloire de la truffe est à son apogée. On n’ose pas dire qu’on s’est trouvé à un repas où il n’y aurait pas eu une pièce truffée. Quelque bonne en soi que puisse être une entrée, elle se présente mal si elle n’est pas enrichie de truffes. Qui n’a pas senti sa bouche se mouiller en entendant parler de truffes à la provençale ?
Un sauté de truffes est un plat dont la maîtresse de la maison se réserve de faire les honneurs ; bref, la truffe est le diamant de la cuisine.
J’ai cherché la raison de cette préférence ; car il m’a semblé que plusieurs autres substances avaient un droit égal à cet honneur ; et je l’ai trouvée dans la persuasion assez générale où l’on est que la truffe dispose aux plaisirs génésiques ; et, qui plus est, je me suis assuré que la plus grande partie de nos perfections, de nos prédilections et de nos admirations proviennent de la même cause, tant est puissant et général le servage où nous tient ce sens tyrannique et capricieux ! »
Dans le même chapitre est traité le café :
« J’ai fait du café avec l’une et l’autre des poudres ; j’en ai pris de chacune pareil poids, et j’y ai versé pareil poids d’eau bouillante, agissant en tout avec une égalité parfaite.
J’ai goûté ce café, je l’ai fait déguster par les plus gros bonnets. L’opinion unanime a été que celui qui résultait de la poudre pilée était évidemment supérieur à celui provenu de la poudre moulue.
Chacun pourra répéter l’expérience. En attendant, je puis donner un exemple assez singulier de l’influence que peut avoir telle ou telle manière de manipuler.
« Monsieur, disait un jour Napoléon au sénateur Laplace, comment se fait-il qu’un verre d’eau dans lequel je fais fondre un morceau de sucre me paraisse beaucoup meilleur que celui dans lequel je mets pareille quantité de sucre pilé ? — Sire, répondit le savant, il existe trois substances dont les principes sont exactement les mêmes, savoir : le sucre, la gomme et l’amidon ; elles ne diffèrent que par certaines conditions, dont la nature s’est réservé le secret ; et je crois qu’il est possible que, dans la collision qui s’exerce par le pilon, quelques portions sucrées passent à l’état de gomme ou d’amidon, et causent la différence qui a lieu en ce cas. » […]
Il est hors de doute que le café porte une grande excitation dans les puissances cérébrales : aussi tout homme qui en boit pour la première fois est sûr d’être privé d’une partie de son sommeil.
Quelquefois cet effet est adouci ou modifié par l’habitude ; mais il est beaucoup d’individus sur lesquels cette excitation a toujours lieu, et qui, par conséquent, sont obligés de renoncer à l’usage du café.
J’ai dit que cet effet était modifié par l’habitude, ce qui ne l’empêche pas d’avoir lieu d’une autre manière, car j’ai observé que les personnes que le café n’empêche pas de dormir pendant la nuit, en ont besoin pour se tenir éveillées pendant le jour, et ne manquent pas de s’endormir pendant la soirée, quand elles n’en ont pas pris après leur dîner.
Il en est encore beaucoup d’autres qui sont soporeuses toute la journée, quand elles n’ont pas pris leur tasse de café dès le matin.
Voltaire et Buffon prenaient beaucoup de café ; peut-être devaient-ils à cet usage, le premier, la clarté admirable qu’on observe dans ses œuvres ; le second, l’harmonie enthousiastique qu’on trouve dans son style. Il est évident que plusieurs pages des Traités sur l’homme, sur le chien, le tigre, le lion et le cheval ont été écrites dans un état d’exaltation cérébrale extraordinaire.
L’insomnie causée par le café n’est pas pénible ; on a des perceptions très claires, et nulle envie de dormir : voilà tout. On n’est pas agité et malheureux comme quand l’insomnie provient de toute autre cause : ce qui n’empêche pas que cette excitation intempestive ne puisse à la longue devenir très nuisible. »
Méditation VII : Théorie de la friture
§ Ier. — Chimie. Les liquides que vous exposez à l’action du feu ne peuvent pas tous se charger d’une égale quantité de chaleur ; la nature les y a déposés inégalement : c’est un ordre de choses dont elle s’est réservé le secret, et que nous appelons capacité du calorique.
« Ainsi, vous pourriez tremper impunément votre doigt dans l’esprit-de-vin bouillant, vous le retireriez bien vite de l’eau-de-vie, plus vite encore si c’était de l’eau, et une immersion rapide dans l’huile bouillante vous ferait une blessure cruelle ; car l’huile peut s’échauffer au moins trois fois plus que l’eau.
« C’est par une suite de cette disposition que les liquides chauds agissent d’une manière différente sur les corps sapides qui y sont plongés. Ceux qui sont traités à l’eau se ramollissent, se dissolvent et se réduisent en bouillie ; il en provient du bouillon ou des extraits : ceux, au contraire, qui sont traités à l’huile, se resserrent, se colorent d’une manière plus ou moins foncée, et finissent par se charbonner.
« Dans le premier cas, l’eau dissout et entraîne les sucs intérieurs des aliments qui y sont plongés : dans le second, ces sucs sont conservés, parce que l’huile ne peut pas les dissoudre ; et si ces corps se dessèchent, c’est que la continuation de la chaleur finit par en vaporiser les parties humides.
« Les deux méthodes ont aussi des noms différents, et on appelle frire l’action de faire bouillir dans l’huile ou la graisse des corps destinés à être mangés. Je crois déjà avoir dit que, sous le rapport officinal, huile ou graisse sont à peu près synonymes, la graisse n’étant qu’une huile concrète, ou l’huile une graisse liquide.
§ II. — Application. Les choses frites sont bien reçues dans les festins ; elles y introduisent une variation piquante ; elles sont agréables à la vue, conservent leur goût primitif, et peuvent se manger à la main, ce qui plaît toujours aux dames.
« La friture fournit encore aux cuisiniers bien des moyens pour masquer ce qui a paru la veille, et leur donne au besoin des secours pour les cas imprévus ; car il ne faut pas plus de temps pour frire une carpe de quatre livres que pour frire un œuf à la coque.
« Tout le mérite d’une bonne friture provient de la surprise ; c’est ainsi qu’on appelle l’invasion du liquide bouillant qui carbonise ou roussit, à l’instant même de l’immersion, la surface extérieure du corps qui lui est soumis.
« Au moyen de la surprise, il se forme une espèce de voûte qui contient l’objet, empêche la graisse de le pénétrer, et concentre les sucs, qui subissent ainsi une coction intérieure qui donne à l’aliment tout le goût dont il est susceptible.
« Pour que la surprise ait lieu, il faut que le liquide brûlant ait acquis assez de chaleur pour que son action soit brusque et instantanée ; mais il n’arrive à ce point qu’après avoir été exposé assez longtemps à un feu vif et flamboyant.
« On connaît par le moyen suivant que la friture est chaude au degré désiré : Vous couperez un morceau de pain en forme de mouillette, et vous le tremperez dans la poêle pendant cinq à six secondes ; si vous le retirez ferme et coloré, opérez immédiatement l’immersion, sinon il faut pousser le feu et recommencer l’essai.
« La surprise une fois opérée, modérez le feu, afin que la coction ne soit pas trop précipitée, et que les sucs que vous avez enfermés subissent, au moyen d’une chaleur prolongée, le changement qui les unit et en rehausse le goût.
« Vous avez sans doute observé que la surface des objets bien frits ne peut plus dissoudre ni le sel ni le sucre, dont ils ont cependant besoin suivant leur nature diverse. Ainsi vous ne manquerez pas de réduire ces deux substances en poudre très fine, afin qu’elles contractent une grande facilité d’adhérence, et qu’au moyen du saupoudroir la friture puisse s’en assaisonner par juxtaposition ».
Méditation XI : De la gourmandise
Au moral, c’est une résignation implicite aux ordres du Créateur, qui, nous ayant ordonné de manger pour vivre, nous y invite par l’appétit, nous soutient par la saveur, et nous en récompense par le plaisir.
Avantages de la gourmandise. Sous le rapport de l’économie politique, la gourmandise est le lien commun qui unit les peuples par l’échange réciproque des objets qui servent à la consommation journalière.
C’est elle qui fait voyager d’un pôle à l’autre les vins, les eaux-de-vie, les sucres, les épiceries, les marinades, les salaisons, les provisions de toute espèce, et jusqu’aux œufs et aux melons » […]
Suite. — La gourmandise offre de grandes ressources à la fiscalité : elle alimente les octrois, les douanes, les impositions indirectes. Tout ce que nous consommons paye le tribut, et il n’est point de trésor public dont les gourmands ne soient le plus ferme soutien ». […]
Pouvoir de la gourmandise. 57. — En 1815, le traité du mois de novembre imposa à la France la condition de payer aux alliés sept cent cinquante millions en trois ans.
À cette charge se joignit celle de faire face aux réclamations particulières des habitants des divers pays dont les souverains réunis avaient stipulé les intérêts montant à plus de trois cents millions.
Enfin, il faut ajouter à tout cela les réquisitions de toute espèce faites en outre par les généraux ennemis, qui en chargeaient des fourgons qu’ils faisaient filer vers les frontières, et qu’il a fallu que le trésor public payât plus tard ; en tout, plus de quinze cents millions.
On pouvait, on devait même craindre que des payements aussi considérables, et qui s’effectuaient jour par jour en numéraire, n’amenassent la gêne dans le trésor, la dépréciation dans toutes les valeurs fictives, et par suite tous les malheurs qui menacent un pays sans argent et sans moyens de s’en procurer.
« Hélas ! disaient les gens de bien en voyant passer le fatal tombereau qui allait se remplir dans la rue Vivienne, hélas ! voilà notre argent qui émigre en masse ; l’an prochain on s’agenouillera devant un écu ; nous allons tomber dans l’état déplorable d’un homme ruiné ; toutes les entreprises resteront sans succès ; on ne trouvera point à emprunter ; il y aura étisie, marasme, mort civile. »
L’événement démentit ces terreurs, et, au grand étonnement de tous ceux qui s’occupent de finances, les payements se firent avec facilité, le crédit augmenta, on se jeta avec avidité vers les emprunts, et pendant tout le temps que dura cette superpurgation, le cours du change, cette mesure infaillible de la circulation monétaire, fut en notre faveur : c’est-à-dire qu’on eut la preuve arithmétique qu’il entrait en France plus d’argent qu’il n’en sortait.
Quelle est la puissance qui vint à notre secours ? Quelle est la divinité qui opéra ce miracle ? la gourmandise.
Quand les Bretons, les Germains, les Teutons, les Cimmériens et les Scythes firent irruption en France, ils y apportèrent une voracité rare et des estomacs d’une capacité peu commune.
Ils ne se contentèrent pas longtemps de la chère officielle que devait leur fournir une hospitalité forcée : ils aspirèrent à des jouissances plus délicates, et bientôt la ville-reine ne fut plus qu’un immense réfectoire. Ils mangeaient, ces intrus, chez les restaurateurs, chez les traiteurs, dans les cabarets, dans les tavernes, dans les échoppes, et jusque dans les rues.
Ils se gorgeaient de viandes, de poissons, de gibier, de truffes, de pâtisseries, et surtout de nos fruits.
Ils buvaient avec une avidité égale à leur appétit, et demandaient toujours les vins les plus chers, espérant y trouver des jouissances inouïes, qu’ils étaient ensuite tout étonnés de ne pas éprouver.
Les observateurs superficiels ne savaient que penser de cette mangerie sans faim et sans terme : mais les vrais Français riaient et se frottaient les mains en disant : « Les voilà sous le charme, et ils nous auront rendu ce soir plus d’écus que le trésor public ne leur en a compté ce matin. »
Cette époque fut favorable à tous ceux qui fournissaient aux jouissances du goût. Véry acheva sa fortune ; Achard commença la sienne ; Beauvilliers en fit une troisième, et madame Sullot, dont le magasin, au Palais-Royal, n’avait pas deux toises carrées, vendait par jour jusqu’à douze mille petits pâtés.
Cet effet dure encore : les étrangers affluent de toutes les parties de l’Europe, pour rafraîchir, durant la paix, les douces habitudes qu’ils contractèrent pendant la guerre ; il faut qu’ils viennent à Paris ; quand ils y sont, il faut qu’ils se régalent à tout prix. Et si nos effets publics ont quelque faveur, on le doit moins à l’intérêt avantageux qu’ils présentent qu’à la confiance d’instinct qu’on ne peut s’empêcher d’avoir dans un peuple chez qui les gourmands sont heureux. »
Méditation XIII : Éprouvettes gastronomiques
Nous entendons par éprouvettes gastronomiques, des mets d’une saveur reconnue et d’une excellence tellement indisputable, que leur apparition seule doit émouvoir, chez un homme bien organisé, toutes les puissances dégustatrices ; de sorte que tous ceux chez lesquels, en pareil cas, on n’aperçoit ni l’éclair du désir, ni la radiance de l’extase, peuvent justement être notés comme indignes des honneurs de la séance et des plaisirs qui y sont attachés. […]
Elles sont classées en 3 séries selon le prix. Voici la
« IIe SÉRIE. — Revenu présumé : 15 000 F (aisance).
Un filet de bœuf à cœur rose piqué et cuit dans son jus ;
Un quartier de chevreuil, sauce hachée aux cornichons ;
Un turbot au naturel ;
Un gigot de présalé à la provençale :
Un dindon truffé ;
Des petits pois en primeur ;
Expression : « Ah ! mon ami, quelle aimable apparition ! Il y a vraiment nopces [2] et festins. »
IIIe SÉRIE. — Revenu présumé : 30 000 F et plus (richesse).
Une pièce de volaille de sept livres, bourrée de truffes du Périgord jusqu’à sa conversion en sphéroïde ;
Un énorme pâté de foie gras de Strasbourg, ayant forme de bastion ;
Une grosse carpe du Rhin à la Chambord, richement dotée et parée ;
Des cailles truffées à la moelle, étendues sur des toasts beurrés au basilic ;
Un brochet de rivière piqué, farci et baigné d’une crème d’écrevisses, secundum artem ;
Un faisan à son point, piqué en toupet, gisant sur une rôtie travaillée à la sainte alliance ;
Cent asperges de cinq à six lignes de diamètre, en primeur, sauce à l’osmazôme ;
Deux douzaines d’ortolans à la provençale, comme il est dit dans le Secrétaire et le Cuisinier.
Une pyramide de meringue à la vanille et à la rose. ( Celle éprouvette n’a d’effet nécessaire que sur les dames et sur les hommes à mollets d’abbés, etc.)
Expression : « Ah ! monsieur ou monseigneur, que votre cuisinier est un homme admirable ! On ne rencontre ces choses-là que chez vous ! »
Méditation XIV : Du plaisir de la table
Voici un chapitre dont je vais faire de longues citations.
71. — L’homme est incontestablement, des êtres sensitifs qui peuplent notre globe, celui qui éprouve le plus de souffrances.
La nature l’a primitivement condamné à la douleur par la nudité de sa peau, par la forme de ses pieds, et par l’instinct de guerre et de destruction qui accompagne l’espèce humaine partout où on l’a rencontrée.
Les animaux n’ont point été frappés de cette malédiction, et sans quelques combats causés par l’instinct de la reproduction, la douleur, dans l’état de nature, serait absolument inconnue à la plupart des espèces : tandis que l’homme, qui ne peut éprouver le plaisir que passagèrement et par un petit nombre d’organes, peut toujours, et dans toutes les parties de son corps, être soumis à d’épouvantables douleurs.
Cet arrêt de la destinée a été aggravé, dans son exécution, par une foule de maladies qui sont nées des habitudes de l’état social : de sorte que le plaisir le plus vif et le mieux conditionné que l’on puisse imaginer ne peut, soit en intensité, soit en durée, servir de compensation pour les douleurs atroces qui accompagnent certains dérangements, tels que la goutte, la rage des dents, les rhumatismes aigus, la strangurie, ou qui sont causés par les supplices rigoureux en usage chez certains peuples.
C’est cette crainte pratique de la douleur qui fait que, sans même s’en apercevoir, l’homme se jette avec élan du côté opposé, et s’attache avec abandon au petit nombre de plaisirs que la nature a mis dans son lot.
C’est pour la même raison qu’il les augmente, les étire, les façonne, les adore enfin, puisque, sous le règne de l’idolâtrie, et pendant une longue suite de siècles, tous les plaisirs ont été des divinités secondaires, présidées par des dieux supérieurs.
La sévérité des religions nouvelles a détruit tous ces personnages : Bacchus, l’Amour et Comus, Diane, ne sont plus que des souvenirs poétiques ; mais la chose subsiste, et sous la plus sérieuse de toutes les croyances, on se régale à l’occasion des mariages, des baptêmes et même des sépultures.
Origine du plaisir de la table. 72. — Les repas, dans le sens que nous donnons à ce mot, ont commencé avec le second âge de l’espèce humaine, c’est-à-dire au moment où elle a cessé de se nourrir de fruits. Les apprêts et la distribution des viandes ont nécessité le rassemblement de la famille, les chefs distribuant à leurs enfants le produit de leur chasse, et les enfants adultes rendant ensuite le même service à leurs parents vieillis.
Ces réunions, bornées d’abord aux relations les plus proches, se sont étendues peu à peu à celles de voisinage et d’amitié.
Plus tard, et quand le genre humain se fut étendu, le voyageur fatigué vint s’asseoir à ces repas primitifs, et raconta ce qui se passait dans les contrées lointaines. Ainsi naquit l’hospitalité, avec ses droits réputés sacrés chez tous les peuples ; car il n’en est aucun si féroce qui ne se fît un devoir de respecter les jours de celui avec qui il avait consenti de partager le pain et le sel.
C’est pendant le repas que durent naître ou se perfectionner les langues, soit parce que c’était une occasion de rassemblements toujours renaissante, soit parce que le loisir qui accompagne et suit le repas dispose naturellement à la confiance et à la loquacité.
Différence entre le plaisir de manger et le plaisir de la table. 73. — Tels durent être, par la nature des choses, les éléments du plaisir de la table, qu’il faut bien distinguer du plaisir de manger, qui est son antécédent nécessaire.
Le plaisir de manger est la sensation actuelle et directe d’un besoin qui se satisfait.
Le plaisir de la table est la sensation réfléchie qui naît de diverses circonstances de faits, de lieux, de choses et de personnes qui accompagnent le repas.
Le plaisir de manger nous est commun avec les animaux ; il ne suppose que la faim et ce qu’il faut pour la satisfaire.
Le plaisir de la table est particulier à l’espèce humaine : il suppose des soins antécédents pour les apprêts du repas, pour le choix du lieu et le rassemblement des convives.
Le plaisir de manger exige, sinon la faim, au moins de l’appétit ; le plaisir de la table est le plus souvent indépendant de l’un et de l’autre.
Ces deux états peuvent toujours s’observer dans nos festins.
Au premier service, et en commençant la session, chacun mange avidement, sans parler, sans faire attention à ce qui peut être dit, et, quel que soit le rang qu’on occupe dans la société, on oublie tout pour n’être qu’un ouvrier de la grande manufacture. Mais quand le besoin commence à être satisfait, la réflexion naît, la conversation s’engage, un autre ordre de choses commence, et celui qui jusque-là n’était que consommateur devient convive plus ou moins aimable, suivant que le maître de toutes choses lui en a dispensé les moyens. […]
Accessoires industriels. 75. — C’est par une conséquence immédiate de ces antécédents que toute l’industrie humaine s’est concentrée pour augmenter la durée et l’intensité du plaisir de la table.
Des poètes se plaignirent de ce que le cou, étant trop court, s’opposait à la durée du plaisir de la dégustation ; d’autres déploraient le peu de capacité de l’estomac ; et on vint jusqu’à délivrer ce viscère du soin de digérer un premier repas, pour se donner le plaisir d’en avaler un second.
Ce fut l’effort suprême tenté pour amplifier les jouissances du goût ; mais si, de ce côté, on ne put pas franchir les bornes posées par la nature, on se jeta dans les accessoires, qui du moins offraient plus de latitude.
On orna de fleurs les vases et les coupes ; on en couronna les convives ; on mangea sous la voûte du ciel, dans les jardins, dans les bosquets, en présence de toutes les merveilles de la nature.
Au plaisir de la table, on joignit les charmes de la musique et le son des instruments. Ainsi, pendant que la cour du roi des Phéaciens se régalait, le chantre Phémius célébrait les faits et les guerriers des temps passés.
Souvent des danseurs, des bateleurs et des mimes des deux sexes et de tous les costumes, venaient occuper les yeux sans nuire aux jouissances du goût ; les parfums les plus exquis se répandaient dans les airs ; on alla jusqu’à se faire servir par la beauté sans voile, de sorte que tous les sens étaient appelés à une jouissance devenue universelle.
Je pourrais employer plusieurs pages à prouver ce que j’avance. Les auteurs grecs, romains, et nos vieilles chroniques, sont là prêts à être copiés ; mais ces recherches ont déjà été faites, et ma facile érudition aurait peu de mérite : je donne donc pour constant ce que d’autres ont prouvé : c’est un droit dont j’use souvent et dont le lecteur doit me savoir gré.
Dix-huitième et dix-neuvième siècle. 76. — Nous avons adopté, plus ou moins, suivant les circonstances, ces divers moyens de béatification, et nous y avons joint encore ceux que les découvertes nouvelles nous ont révélés.
Sans doute la délicatesse de nos mœurs ne pouvait pas laisser subsister les vomitoires des Romains ; mais nous avons mieux fait, et nous sommes parvenus au même but par une voie avouée par le bon goût.
On a inventé des mets tellement attrayants, qu’ils font, renaître sans cesse l’appétit ; ils sont en même temps si légers, qu’ils flattent le palais, sans presque surcharger l’estomac, Sénèque aurait dit : Nubes esculentas.
Nous sommes donc parvenus à une telle progression alimentaire, que si la nécessité des affaires ne nous forçait pas à nous lever de table, ou si le besoin du sommeil ne venait pas s’interposer, la durée des repas serait à peu près indéfinie, et on n’aurait aucune donnée certaine pour déterminer le temps qui pourrait s’écouler depuis le premier coup de madère jusqu’au dernier verre de ponche.
Au surplus, il ne faut pas croire que tous ces accessoires soient indispensables pour constituer le plaisir de la table. On goûte ce plaisir dans presque toute son étendue, toutes les fois qu’on réunit les quatre conditions suivantes : chère au moins passable, bon vin, convives aimables, temps suffisant ».
Dans le même chapitre se trouve la relation « du plus long repas que j’aie fait en ma vie : c’est un bonbon que je mets dans la bouche du lecteur »
Le repas est scindé en plusieurs épisodes qui durent toute une journée, dans le grand appartement parisien de l’auteur, lui-même se faisant cuisinier pour la fondue. Voici juste un avant-goût : « Après les huîtres, qui furent trouvées très fraiches, on servit des rognons à la brochette, une caisse de foie gras aux truffes, et enfin la fondue.
On en avait rassemblé les éléments dans une casserole, qu’on apporta sur la table avec un réchaud à l’esprit-de-vin. Je fonctionnai sur le champ de bataille, et les cousins ne perdirent pas un de mes mouvements ».
L’auteur utilise un mot rare pour la visite de son appartement : « Dans ce voyage polymathique, ils n’oublièrent pas ma cuisine ». « Polymathique » : qui aborde un grand nombre de sujets.
Méditation XV : Des haltes de chasse.
Une scène rapportée nous rappelle l’acte IV de Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand, en remplaçant le siège d’Arras par une halte de chasse :
Les dames. 78. — Il est des jours où nos femmes, nos sœurs, nos cousines, leurs amies, ont été invitées à venir prendre part à nos amusements.
À l’heure promise, on voit arriver des voilures légères et des chevaux fringants, chargés de belles, de plumes et de fleurs. La toilette de ces dames a quelque chose de militaire et de coquet ; et l’œil du professeur peut, de temps à autre, saisir les échappées de vue que le hasard seul n’a pas ménagées.
Bientôt le flanc des calèches s’entr’ouvre et laisse apercevoir les trésors du Périgord, les merveilles de Strasbourg, les friandises d’Achard, et tout ce qu’il y a de transportable dans les laboratoires les plus savants.
On n’a point oublié le champagne fougueux qui s’agite sous la main de la beauté ; on s’assied sur la verdure, on mange, les bouchons volent ; on cause, on rit, on plaisante en toute liberté ; car on a l’univers pour salon et le soleil pour lumière. D’ailleurs l’appétit, cette émanation du ciel, donne à ce repas une vivacité inconnue dans les enclos, quelque bien décorés qu’ils soient.
Cependant comme il faut que tout finisse, le doyen donne le signal ; on se lève, les hommes s’arment de leurs fusils, les dames de leurs chapeaux. On se dit adieu, les voitures s’avancent, et les beautés s’envolent pour ne plus se montrer qu’à la chute du jour. »
Méditation XVI : De la digestion.
Nouveau chapitre typique de cette clarté de la langue du XVIIIe. Nous voici plongés dans le corps humain :
Ingestion. 80. — L’appétit, la faim et la soif nous avertissent que le corps a besoin de se restaurer ; et la douleur, ce moniteur universel, ne tarde pas à nous tourmenter, si nous ne voulons ou ne pouvons pas y obéir.
Alors viennent le manger et le boire, qui constituent l’ingestion, opération qui commence au moment où les aliments arrivent à la bouche, et finit à celui où ils entrent dans l’œsophage.
Pendant ce trajet, qui n’est que de quelques pouces, il se passe bien des choses.
Les dents divisent les aliments solides : les glandes de toutes espèces qui tapissent la bouche intérieure les humectent, la langue les gâche pour les mêler ; elle les presse ensuite contre le palais pour en exprimer le jus et en savourer le goût ; en faisant cette fonction, la langue réunit les aliments en masse dans le milieu de la bouche ; après quoi, s’appuyant contre la mâchoire inférieure, elle se soulève dans le milieu, de sorte qu’il se forme à sa racine une pente qui les entraîne dans l’arrière-bouche, où ils sont reçus par le pharynx, qui, se contractant à son tour, les fait entrer dans l’œsophage, dont le mouvement péristaltique les conduit jusqu’à l’estomac.
Une bouchée ainsi débitée, une seconde lui succède de la même manière ; les boissons qui sont aspirées dans les entr’actes prennent la même route, et la déglutition continue jusqu’à ce que le même instinct qui avait appelé l’ingestion nous avertisse qu’il est temps de finir. Mais il est rare qu’on obéisse à la première injonction ; car un des privilèges de l’espèce humaine est de boire sans avoir soif, et, dans l’état actuel de l’art, les cuisiniers savent bien nous faire manger sans avoir faim.
Par un tour de force très remarquable, pour que chaque morceau arrive jusqu’à l’estomac, il faut qu’il échappe à deux dangers :
Le premier est d’être refoulé dans les arrière-narines ; mais heureusement l’abaissement du voile du palais et la construction du pharynx s’y opposent ;
Le second danger serait de tomber dans la trachée-artère, au-dessus de laquelle tous nos aliments passent, et celui-ci serait beaucoup plus grave ; car dès qu’un corps étranger tombe dans la trachée-artère, une toux convulsive commence, pour ne finir que quand il est expulsé.
Mais, par un mécanisme admirable, la glotte se resserre pendant qu’on avale ; elle est défendue par l’épiglotte, qui la recouvre, et nous avons un certain instinct qui nous porte à ne pas respirer pendant la déglutition, de sorte qu’en général on peut dire que, malgré cette étrange conformation, les aliments arrivent facilement dans l’estomac, où finit l’empire de la volonté et où commence la digestion proprement dite.
Office de l’estomac. 81. — La digestion est une opération tout à fait mécanique, et l’appareil digesteur peut être considéré comme un moulin garni de ses blutoirs, dont l’effet est d’extraire des aliments ce qui peut servir à réparer nos corps, et de rejeter le marc dépouillé de ses parties animalisables.
On a longtemps et vigoureusement disputé sur la manière dont se fait la digestion dans l’estomac, et pour savoir si elle se fait par coction, maturation, fermentation, dissolution gastrique, chimique ou vitale, etc.
On peut y trouver un peu de tout cela ; et il n’y avait faute que parce qu’on voulait attribuer à un agent unique le résultat de plusieurs causes nécessairement réunies.
Effectivement les aliments, imprégnés de tous les fluides que leur fournissent la bouche et l’œsophage, arrivent dans l’estomac, où ils sont pénétrés par le suc gastrique dont il est toujours plein ; ils sont soumis pendant plusieurs heures à une chaleur de plus de trente degrés de Réaumur ; ils sont sassés et mêlés par le mouvement organique de l’estomac, que leur présence excite : ils agissent les uns sur les autres par l’effet de cette juxtaposition ; et il est impossible qu’il n’y ait pas fermentation, puisque presque tout ce qui est alimentaire est fermentescible.
Par suite de toutes ces opérations, le chyle s’élabore ; la couche alimentaire, qui est immédiatement superposée, est la première qui est appropriée ; elle passe par le pylore et tombe dans les intestins : une autre lui succède, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien dans l’estomac, qui se vide, pour ainsi dire, par bouchées, et de la même manière dont il s’était rempli.
Le pylore est une espèce d’entonnoir charnu, qui sert de communication entre l’estomac et les intestins ; il est fait de manière à ce que les aliments ne puissent, du moins que difficilement, remonter. Ce viscère important est sujet quelquefois à s’obstruer ; et alors on meurt de faim, après de longues et effroyables douleurs.
L’intestin qui reçoit les aliments au sortir du pylore est le duodénum ; il a été ainsi nommé parce qu’il est long de douze doigts.
Le chyle arrivé dans le duodénum y reçoit une élaboration nouvelle, par le mélange de la bile et du suc pancréatique ; il perd la couleur grisâtre et acide qu’il avait auparavant, se colore en jaune et commence à contracter le fumet stercoral, qui va toujours en s’aggravant à mesure qu’il s’avance vers le rectum. Les divers principes qui se trouvent dans ce mélange agissent réciproquement les uns sur les autres : le chyle se prépare, et il doit y avoir formation de gaz analogues.
Le mouvement organique d’impulsion qui avait fait sortir le chyle de l’estomac continuant, le pousse vers les intestins grêles : là se dégage le chyle, qui est absorbé par les organes destinés à cet usage, et qui est porté vers le foie pour s’y mêler au sang, qu’il rafraîchit en réparant les pertes causées par l’absorption des organes vitaux et par exhalation transpiratoire.
Il est assez difficile d’expliquer comment le chyle, qui est une liqueur blanche et à peu près insipide et inodore, peut s’extraire d’une masse dont la couleur, l’odeur et le goût doivent être très prononcés.
Quoi qu’il en soit, l’extraction du chyle paraît être ici le véritable but de la digestion, et aussitôt qu’il est mêlé à la circulation, l’individu en est averti par une augmentation de force vitale et par une conviction intime que ses pertes sont réparées.
La digestion des liquides est bien moins compliquée que celle des aliments solides, et peut s’exposer en peu de mots.
La partie alimentaire qui se trouve suspendue se sépare, se joint au chyle, et en subit toutes les vicissitudes.
La partie purement liquide est absorbée par les suçoirs de l’estomac et jetée dans la circulation : de là elle est portée par les artères émulgentes vers les reins, qui la firent et l’élaborent, et, au moyen des uretères, la font parvenir dans la vessie sous la forme d’urine.
Arrivée à ce dernier récipient, et quoique également retenue par un sphincter, l’urine y réside peu ; son action excitante fait naître le besoin : et bientôt une constriction volontaire la rend à la lumière et la fait jaillir par les canaux d’irrigation que tout le monde connaît et qu’on est convenu de ne jamais nommer.
La digestion dure plus ou moins de temps, suivant la disposition particulière des individus. Cependant on peut lui donner un terme moyen de sept heures, savoir : un peu plus de trois heures pour l’estomac, et le surplus pour le trajet jusqu’au rectum. »
Deuxième partie : méditations XIX à XXX
Méditation XIX : Des rêves.
Recherche à faire. 87. — Quand le fluide nerveux est ainsi porté au cerveau, il y afflue toujours par les couloirs destinés à l’exercice de quelqu’un de nos sens, et voilà pourquoi il y réveille certaines sensations ou séries d’idées préférablement à d’autres. Ainsi, on croit voir quand c’est le nerf optique qui est ébranlé, entendre quand ce sont les nerfs auditifs, etc. ; et remarquons ici comme singularité, qu’il est au moins très rare que les sensations qu’on éprouve en rêvant se rapportent au goût et à l’odorat : quand on rêve d’un parterre ou d’une prairie, on voit des fleurs sans en sentir le parfum ; si l’on croit assister à un repas, on en voit les mets sans en savourer le goût.
Ce serait un travail digne des plus savants que de rechercher pourquoi deux de nos sens n’impressionnent point l’âme pendant le sommeil, tandis que les quatre autres jouissent de presque toute leur puissance. Je ne connais aucun psychologue qui s’en soit occupé. » […]
Mon attention se porta ensuite sur les sens ; je les classai par ordre de perfection, et étant venu à penser que nous devions en avoir autant à l’intérieur qu’à l’extérieur, je m’occupai à en faire la recherche.
J’en avais déjà trouvé trois, et presque quatre, quand je retombai sur la terre. Les voici :
1° La compassion, qui est une sensation précordiale qu’on éprouve quand on voit souffrir son semblable ;
2° La prédilection, qui est un sentiment de préférence non-seulement pour un objet, mais pour tout ce qui tient à cet objet ou en rappelle le souvenir ;
3° La sympathie, qui est aussi un sentiment de préférence qui entraîne deux objets l’un vers l’autre.
Ou pourrait croire, au premier aspect, que ces deux sentiments ne sont qu’une seule et même chose : mais ce qui empêche de les confondre, c’est que la prédilection n’est pas toujours réciproque, et que la sympathie l’est nécessairement.
Enfin, en m’occupant de la compassion, je fus conduit à une induction que je crus très juste, et que je n’aurais pas aperçue en un autre moment, savoir : que c’est de la compassion que dérive ce beau théorème, base première de toutes les législations :
Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît. »
Méditation XXI : De l’obésité.
99. — « Si j’avais été médecin avec diplôme, j’aurais d’abord fait une bonne monographie de l’obésité ; j’aurais ensuite établi mon empire dans ce recoin de la science, et j’aurais eu le double avantage d’avoir pour malades les gens qui se portent le mieux, et d’être journellement assiégé par la plus jolie moitié du genre humain ; car avoir une juste proportion d’embonpoint, ni trop ni peu, est pour les femmes l’étude de toute leur vie.
Ce que je n’ai pas fait, un autre docteur le fera ; et s’il est à la fois savant, discret et beau garçon, je lui prédis des succès à miracles.
Exoriare aliquis nostris ex ossibus hæres !
En attendant, je vais ouvrir la carrière ; car un article sur l’obésité est de rigueur dans un ouvrage qui a pour objet l’homme en tant qu’il se repaît.
J’entends par obésité cet état de congestion graisseuse où, sans que l’individu soit malade, les membres augmentent peu à peu en volume, et perdent leur forme et leur harmonie primitives.
Il est une sorte d’obésité qui se borne au ventre ; je ne l’ai jamais observée chez les femmes : comme elles ont généralement la fibre plus molle, quand l’obésité les attaque, elle n’épargne rien. J’appelle cette variété gastrophorie, et gastrophores ceux qui en sont atteints. Je suis même de ce nombre : mais, quoique porteur d’un ventre assez proéminent, j’ai encore le bas de la jambe sec, et le nerf détaché comme un cheval arabe.
Je n’en ai pas moins toujours regardé mon ventre comme un ennemi redoutable ; je l’ai vaincu et fixé au majestueux ; mais pour le vaincre, il fallait le combattre : c’est à une lutte de trente ans que je dois ce qu’il y a de bon dans cet essai ».
Méditation XXII : TRAITEMENT PRÉSERVATIF OU CURATIF DE L’OBÉSITÉ.
Généralités. 107. — Toute cure de l’obésité doit commencer par ces trois préceptes de théorie absolue : discrétion dans le manger, modération dans le sommeil, exercice à pied ou à cheval » […] « Ainsi, restant convenu que toute personne qui désire voir diminuer son embonpoint doit manger modérément, peu dormir, et faire autant d’exercice qu’il lui est possible, il faut cependant chercher une autre voie pour arriver au but. Or, il est une méthode infaillible pour empêcher la corpulence de devenir excessive, ou pour la diminuer, quand elle en est venue à ce point. Cette méthode, qui est fondée sur tout ce que la physique et la chimie ont de plus certain, consiste dans un régime diététique approprié à l’effet qu’on veut obtenir. »
Brillat-Savarin donne un exemple de jeune femme victime d’anorexie avant la lettre, en ayant consommé du vinaigre pour maigrir :
Depuis cette conversation, j’observai cette jeune fille avec un intérêt mêlé d’inquiétude, et bientôt je vis son teint pâlir, ses joues se creuser, ses appas se flétrir….. Oh ! comme la beauté est une chose fragile et fugitive ! Enfin, je la joignis au bal où elle allait encore comme à l’ordinaire ; j’obtins d’elle qu’elle se reposerait pendant deux contredanses ; et mettant ce temps à profit, j’en reçus l’aveu que fatiguée des plaisanteries de quelques-unes de ses amies qui lui annonçaient qu’avant deux ans elle serait aussi grosse que saint Christophe, et aidée par les conseils de quelques autres, elle avait cherché à maigrir, et, dans cette vue, avait bu pendant un mois un verre de vinaigre chaque matin ; elle ajouta que jusqu’alors elle n’avait fait à personne confidence de cet essai.
Je frémis à cette confession ; je sentis toute l’étendue du danger, et j’en fis part dès le lendemain à la mère de Louise, qui ne fut pas moins alarmée que moi ; car elle adorait sa fille. On ne perdit pas de temps ; on s’assembla, on consulta, on médicamenta. Peines inutiles ! les sources de la vie étaient irrémédiablement attaquées ; et au moment où on commençait à soupçonner le danger, il ne restait déjà plus d’espérance.
Ainsi, pour avoir suivi d’imprudents conseils, l’aimable Louise, réduite à l’état affreux qui accompagne le marasme, s’endormit pour toujours, qu’elle avait à peine dix-huit ans.
Elle s’éteignit en jetant des regards douloureux vers un avenir qui ne devait pas exister pour elle : et l’idée d’avoir, quoique involontairement, attenté à sa vie, rendit sa fin plus douloureuse et plus prompte ».
Et Brillat-Savarin de jouer son Raoult :
« C’est d’après ces données, dont chacun peut apprécier la justesse, que je crois pouvoir conseiller l’usage du quinquina à tous ceux qui désirent se débarrasser d’un embonpoint devenu incommode. Ainsi, dummodo annuerint in omni medicationis genere doctissimi facultatis professores, je pense qu’après le premier mois d’un régime approprié, celui ou celle qui désire se dégraisser fera bien de prendre pendant un mois, de deux jours l’un, à sept heures du matin, deux heures avant le déjeuner, un verre de vin blanc sec, dans lequel on aura délayé environ une cuillerée à café de bon quinquina rouge, et qu’on en éprouvera de bons effets. Tels sont les moyens que je propose pour combattre une incommodité aussi fâcheuse que commune. Je les ai accommodés à la faiblesse humaine, modifiée par l’état de société dans lequel nous vivons. »
Méditation XXIII : De la maigreur.
« Essayons de tracer la journée alimentaire d’un sylphe ou d’une sylphide à qui l’envie aura pris de se matérialiser.
Règle générale. On mangera beaucoup de pain frais et fait dans la journée : on se gardera bien d’en écarter la mie.
On prendra avant huit heures du matin, et au lit, s’il le faut, un potage au pain ou aux pâtes, pas trop copieux, afin qu’il passe vite, ou, si on veut, une tasse de bon chocolat.
À onze heures, on déjeunera avec des œufs frais brouillés ou sur le plat, des petits pâtés, des côtelettes, et ce qu’on voudra ; l’essentiel est qu’il y ait des œufs. La tasse de café ne nuira pas.
L’heure du dîner aura été réglée de manière à ce que le déjeuner ait passé avant qu’on se mette à table ; car nous avons coutume de dire que quand l’ingestion d’un repas empiète sur la digestion du précédent, il y a malversation.
Après le déjeuner, on fera un peu d’exercice : les hommes, si l’état qu’ils ont embrassé le permet, car le devoir avant tout ; les dames iront au bois de Boulogne, aux Tuileries, chez leur couturière, chez leur marchande de modes, dans les magasins de nouveautés, et chez leurs amies, pour causer de ce qu’elles auront vu. Nous tenons pour certain qu’une pareille causerie est éminemment médicamenteuse, par le grand contentement qui l’accompagne.
À dîner, potage, viande et poisson à volonté ; mais on y joindra les mets au riz, les macaronis, les pâtisseries sucrées, les crèmes douces, les charlottes, etc.
Au dessert, les biscuits de Savoie, babas et autres préparations qui réunissent les fécules, les œufs et le sucre.
Ce régime, quoique circonscrit en apparence, est cependant susceptible d’une grande variété ; il admet tout le règne animal ; et on aura grand soin de changer l’espèce, l’apprêt et l’assaisonnement des divers mets farineux dont on fera usage et qu’on relèvera par tous les moyens connus, afin de prévenir le dégoût, qui opposerait un obstacle invincible à toute amélioration ultérieure.
On boira de la bière par préférence, sinon des vins de Bordeaux ou du midi de la France.
On fuira les acides, excepté la salade, qui réjouit le cœur. On sucrera les fruits qui en sont susceptibles, on ne prendra pas de bains trop froids ; on tâchera de respirer de temps en temps l’air pur de la campagne ; on mangera beaucoup de raisin dans la saison ; on ne s’exténuera pas au bal à force de danser.
On se couchera vers onze heures dans les jours ordinaires, et pas plus tard qu’une heure du matin dans les extra.
En suivant ce régime avec exactitude et courage, on aura bientôt réparé les distractions de la nature ; la santé gagnera autant que la beauté ; la volupté fera son profit de l’un et de l’autre, et des accents de reconnaissance retentiront agréablement à l’oreille du professeur ».
Méditation XXIV : Du jeûne.
Définition. 116. — Le jeûne est une abstinence volontaire d’aliments dans un but moral ou religieux. […]
Ainsi, les hommes affligés de calamités publiques ou particulières se sont livrés à la tristesse, et ont négligé de prendre de la nourriture ; ensuite ils ont regardé cette abstinence volontaire comme un acte de religion. […]
Comment on jeûnait. 117. — Cette pratique du jeûne, je suis forcé de le dire, est singulièrement tombée en désuétude ; et, soit pour l’édification des mécréants, soit pour leur conversion, je me plais à raconter comment nous faisions vers le milieu du XVIIIe siècle.
En temps ordinaire, nous déjeunions avant neuf heures avec du pain, du fromage, des fruits, quelquefois du pâté et de la viande froide.
Entre midi et une heure, nous dînions avec le potage et le pot-au-feu officiels, plus ou moins bien accompagnés, suivant les fortunes et les occurrences.
Vers quatre heures on goûtait : ce repas était léger, et spécialement destiné aux enfants et à ceux qui se piquaient de suivre les usages des temps passés.
Mais il y avait des goûters soupatoires, qui commençaient à cinq heures et duraient indéfiniment ; ces repas étaient ordinairement fort gais, et les dames s’en accommodaient à merveille ; elles s’en donnaient même quelquefois entre elles, d’où les hommes étaient exclus. Je trouve dans mes Mémoires secrets qu’il y avait là force médisances et cancans.
Vers huit heures, on soupait avec entrée, rôti, entremets, salade et dessert : on faisait une partie, et l’on allait se coucher. […]
« Voyons maintenant ce qu’on faisait les jours de jeûne.
On faisait maigre, ou ne déjeunait point, et par cela même on avait plus d’appétit qu’à l’ordinaire.
L’heure venue, on dînait tant qu’on pouvait : mais le poisson et les légumes passent vite ; avant cinq heures on mourait de faim ; on regardait sa montre, on attendait, et on enrageait tout en faisant son salut.
Vers huit heures, on trouvait, non un bon souper, mais la collation, mot venu du cloître, parce que, vers la fin du jour, les moines s’assemblaient pour faire des conférences sur les Pères de l’Église, après quoi ou leur permettait un verre de vin.
À la collation, on ne pouvait servir ni beurre, ni œufs, ni rien de ce qui avait eu vie. Il fallait donc se contenter de salade, de confitures, de fruits : mets hélas ! bien peu consistants, si on les compare aux appétits qu’on avait en ce temps-là ; mais on prenait patience pour l’amour du ciel, on allait se coucher, et, tout le long du carême on recommençait.
Quant à ceux qui faisaient les petits soupers dont j’ai fait mention, on m’a assuré qu’ils ne jeûnaient pas et n’ont jamais jeûné.
Le chef d’œuvre de la cuisine de ces temps anciens était une collation rigoureusement apostolique, et qui cependant eût l’air d’un bon souper.
La science était venue à bout de résoudre ce problème au moyen de la tolérance du poisson au bleu, des coulis de racines et de la pâtisserie à l’huile.
L’observation exacte du carême donnait lieu à un plaisir qui nous est inconnu, celui de se décarêmer en déjeunant le jour de Pâques.
En y regardant de près, les éléments de nos plaisirs sont la difficulté, la privation, le désir de la jouissance. Tout cela se rencontrait dans l’acte qui rompait l’abstinence ; j’ai vu deux de mes grands-oncles, gens sages et braves, se pâmer d’aise au moment où, le jour de Pâques, ils voyaient entamer un jambon ou éventrer un pâté. Maintenant, race dégénérée que nous sommes ! nous ne suffirions pas à de si puissantes sensations. » […]
Chaque jour des milliers d’hommes passent au spectacle ou au café la soirée, que quarante ans plus tôt ils auraient passée au cabaret ».
Méditation XXVI : De la mort.
121. — « Le créateur a imposé à l’homme six grandes et principales nécessités, qui sont ; la naissance, l’action, le manger, le sommeil, la reproduction et la mort.
La mort est l’interruption absolue des relations sensuelles et l’anéantissement absolu des forces vitales, qui abandonne le corps aux lois de la décomposition.
Ces diverses nécessités sont toutes accompagnées et adoucies par quelques sensations de plaisir, et la mort elle-même n’est pas sans charmes quand elle est naturelle, c’est-à-dire quand le corps a parcouru les diverses phases de croissance, de virilité, de vieillesse et de décrépitude auxquelles il est destiné. »
Méditation XXVII : Histoire philosophique de la cuisine
122. — La cuisine est le plus ancien des arts ; car Adam naquit à jeun, et le nouveau-né, à peine entré dans ce monde, pousse des cris qui ne se calment que sur le sein de sa nourrice.
C’est aussi de tous les arts celui qui nous a rendu le service le plus important pour la vie civile ; car ce sont les besoins de la cuisine qui nous ont appris à appliquer le feu, et c’est par le feu que l’homme a dompté la nature.
Quand on voit les choses d’en haut, on peut compter jusqu’à trois espèces de cuisine :
La première, qui s’occupe de la préparation des aliments, a conservé le nom primitif ;
La seconde s’occupe à les analyser et à en vérifier les éléments : on est convenu de l’appeler chimie ;
Et la troisième, qu’on peut appeler cuisine de réparation, est plus connue sous le nom de pharmacie.
Si elles diffèrent par le but, elles se tiennent par l’application du feu, par l’usage des fourneaux et par l’emploi des mêmes vases.
Ainsi, le même morceau de bœuf que le cuisinier convertit en potage et en bouilli, le chimiste s’en empare pour savoir en combien de sortes de corps il est résoluble, et le pharmacien nous le fait violemment sortir du corps, si par hasard il y cause une indigestion. » […]
« Ce fut chez ces peuples voluptueux et mous que s’introduisit la coutume d’entourer de lits les tables des festins, et de manger couchés.
Ce raffinement, qui tient de la faiblesse, ne fut pas partout également bien reçu. Les peuples qui faisaient un cas particulier de la force et du courage, ceux chez qui la frugalité était une vertu, le repoussèrent longtemps ; mais il fut adopté à Athènes, et cet usage fut longtemps général dans le monde civilisé ». […]
Festin des Romains. 127. — La bonne chère fut inconnue aux Romains tant qu’ils ne combattirent que pour assurer leur indépendance ou pour subjuguer leurs voisins, tout aussi pauvres qu’eux. Alors leurs généraux conduisaient la charrue, vivaient de légumes, etc. Les historiens frugivores ne manquent pas de louer ces temps primitifs, où la frugalité était en grand honneur. Mais quand leurs conquêtes se furent étendues en Afrique, en Sicile et en Grèce ; quand ils se furent régalés aux dépens des vaincus dans des pays où la civilisation était plus avancée, ils emportèrent à Rome des préparations qui les avaient charmés chez les étrangers, et tout porte à croire qu’elles y furent bien reçues.
Les Romains avaient envoyé à Athènes une députation pour en rapporter les lois de Solon ; ils y allaient encore pour étudier les belles-lettres et la philosophie. Tout en polissant leurs mœurs, ils connurent les délices des festins ; et les cuisiniers arrivèrent à Rome avec les orateurs, les philosophes, les rhéteurs et les poètes.
Avec le temps et la série de succès qui firent affluer à Rome toutes les richesses de l’univers, le luxe de la table fut poussé à un point presque incroyable.
On goûta de tout, depuis la cigale jusqu’à l’autruche, depuis le loir jusqu’au sanglier ; tout ce qui peut piquer le goût fut essayé comme assaisonnement ou employé comme tel, des substances dont nous ne pouvons pas concevoir l’usage, comme l’assa-fetida, la rue, etc.
L’univers connu fut mis à contribution par les armées et les voyageurs. On apporta d’Afrique les pintades et les truffes, les lapins d’Espagne, les faisans de la Grèce, où ils étaient venus des bords du Phase, et les paons de l’extrémité de l’Asie. » […]
« Les boissons ne furent pas l’objet d’une attention moins suivie et de soins moins attentifs. Les vins de Grèce, de Sicile et d’Italie firent les délices des Romains ; et comme ils tiraient leur prix soit du canton, soit de l’année où ils avaient été produits, une espèce d’acte de naissance était inscrit sur chaque amphore.
O nata mecum consule Manlio. Horace.
Ce ne fut pas tout. Par une suite de cet instinct d’exaltation que nous avons déjà indiqué, on s’appliqua à rendre les vins plus piquants et plus parfumés ; on y fit infuser des fleurs, des aromates, des drogues de diverses espèces, et les préparations que les auteurs contemporains nous ont transmises sous le nom de condita, devaient brûler la bouche et violemment irriter l’estomac.
C’est ainsi que déjà, à cette époque, les Romains rêvaient l’alcool, qui n’a été découvert qu’après plus de quinze siècles.
Mais c’est surtout vers les accessoires des repas que ce luxe gigantesque se portait avec plus de ferveur.
Tous les meubles nécessaires pour les festins furent faits avec recherche, soit pour la matière, soit pour la main-d’œuvre. Le nombre des services augmenta graduellement jusques et passé vingt, et à chaque service on enlevait tout ce qui avait été employé aux services précédents.
Des esclaves étaient spécialement attachés à chaque fonction conviviale, et ces fonctions étaient minutieusement distinguées. Les parfums les plus précieux embaumaient la salle du festin. Des espèces de hérauts proclamaient le mérite des mets dignes d’une attention spéciale ; ils annonçaient les titres qu’ils avaient à cette espèce d’ovation ; enfin on n’oubliait rien de ce qui pouvait aiguiser l’appétit, soutenir l’attention et prolonger les jouissances.
Ce luxe avait aussi ses aberrations et ses bizarreries. Tels étaient ces festins où les poissons et les oiseaux servis se comptaient par milliers, et ces mets qui n’avaient d’autre mérite que d’avoir coûté cher, tel que ce plat composé de la cervelle de cinq cents autruches, et cet autre où l’on voyait les langues de cinq mille oiseaux qui tous avaient parlé.
D’après ce qui précède, il me semble qu’on peut facilement se rendre compte des sommes considérables que Lucullus dépensait à sa table et de la cherté des festins qu’il donnait dans le salon d’Apollon, où il était d’étiquette d’épuiser tous les moyens connus pour flatter la sensualité de ses convives. » […]
« Ces lits, qui n’étaient d’abord que des espèces de bancs rembourrés de paille et recouverts de peaux, participèrent bientôt au luxe qui envahit tout ce qui avait rapport aux festins. Ils furent faits des bois les plus précieux, incrustés d’ivoire, d’or, et quelquefois de pierreries ; ils furent formés de coussins d’une mollesse recherchée, et les tapis qui les recouvraient furent ornés de magnifiques broderies.
On se couchait sur le côté gauche, appuyé sur le coude ; et ordinairement le même lit recevait trois personnes.
Cette manière de se tenir à table, que les Romains appelaient lectisternium, était-elle plus commode, était-elle plus favorable que celle que nous avons adoptée, ou plutôt reprise ? Je ne le crois pas.
Physiquement envisagée, l’incubitation exige un certain déploiement de forces pour garder l’équilibre, et ce n’est pas sans quelque douleur que le poids d’une partie du corps porte sur l’articulation du bras.
Sous le rapport physiologique, il y a bien aussi quelque chose à dire : l’imbuccation se fait d’une manière moins naturelle ; les aliments coulent avec plus de peine et se tassent moins dans l’estomac.
L’ingestion des liquides ou l’action de boire était surtout bien plus difficile encore ; elle devait exiger une attention particulière pour ne pas répandre mal à propos le vin contenu dans ces larges coupes qui brillaient sur la table des grands ; et c’est sans doute pendant le règne du lectisternium qu’est né le proverbe qui dit que de la coupe à la bouche il y a souvent bien du vin perdu. » […]
Vers le milieu du XVIIe siècle, les Hollandais apportèrent le café en Europe. Soliman Aga, ce Turc puissant dont raffolèrent nos trisaïeules, leur en fit prendre les premières tasses en 1660 ; un Américain en vendit publiquement à la foire de Saint-Germain en 1670 ; et la rue Saint-André-des-Arts eut le premier café orné de glaces et de tables de marbre, à peu près comme on les voit de nos jours.
Alors aussi le sucre commença à poindre ; et Scarron, en se plaignant de ce que sa sœur avait, par avarice, fait rétrécir les trous de son sucrier, nous a du moins appris que de son temps ce meuble était usuel.
C’est encore dans le XVIIe siècle que l’usage de l’eau-de-vie commença à se répandre. La distillation, dont la première idée avait été apportée par les croisés, était jusque-là demeurée un arcane qui n’était connu que d’un petit nombre d’adeptes. Vers le commencement du règne de Louis XIV, les alambics commencèrent à devenir communs, mais ce n’est que sous Louis XV que cette boisson est devenue vraiment populaire ; et ce n’est que depuis peu d’années que de tâtonnements en tâtonnements on est venu à obtenir de l’alcool en une seule opération.
C’est encore vers la même époque qu’on commença à user de tabac ; de sorte que le sucre, le café, l’eau-de-vie et le tabac, ces quatre objets si importants soit au commerce, soit à la richesse fiscale, ont à peine deux siècles de date ».
Brillat-Savarin évoque les améliorations apportées par les siècles derniers à l’art culinaire. Ainsi, sous Louis XVI : « Des professions nouvelles se sont élevées ; par exemple, les pâtissiers de petit four, qui sont la nuance entre les pâtissiers proprement dits et les confiseurs. Ils ont dans leur domaine les préparations où le beurre s’unit au sucre, aux œufs, à la fécule, telles que les biscuits, les macarons, les gâteaux parés, les meringues et autres friandises pareilles. »
Derniers perfectionnements. 135. — On a ressuscité du grec le mot de gastronomie ; il a paru doux aux oreilles françaises, et quoiqu’à peine compris, il a suffi de le prononcer pour porter sur toutes les physionomies le sourire de l’hilarité.
On a commencé à séparer la gourmandise de la voracité et de la goinfrerie ; on l’a regardée comme un penchant qu’on pouvait avouer, comme une qualité sociale, agréable à l’amphitryon, profitable au convive, utile à la science, et on a mis les gourmands à côté de tous les autres amateurs qui ont aussi un objet connu de prédilection.
Un esprit général de convivialité s’est répandu dans toutes les classes de la société ; les réunions se sont multipliées, et chacun, en régalant ses amis, s’est efforcé de leur offrir ce qu’il avait remarqué de meilleur dans les zones supérieures.
Par suite du plaisir qu’on a trouvé à être ensemble, on a adopté pour le temps une division plus commode, en donnant aux affaires le temps qui s’écoule depuis le commencement du jour jusqu’à sa chute, et en destinant le surplus aux plaisirs qui accompagnent et suivent les festins ».
Méditation XXVIII : Des restaurateurs.
136. — Un restaurateur est celui dont le commerce consiste à offrir au public un festin toujours prêt, et dont les mets se détaillent en portions à prix fixe, sur la demande des consommateurs.
L’établissement se nomme restaurant, celui qui le dirige est le restaurateur. On appelle simplement carte l’état nominatif des mets, avec l’indication du prix, et carte à payer la note de la quantité des mets fournis et de leur prix.
Parmi ceux qui accourent en foule chez les restaurateurs, il en est peu qui se doutent qu’il est impossible que celui qui créa le restaurant ne fût pas un homme de génie et un observateur profond.
Nous allons aider la paresse, et suivre la filiation des idées dont la succession dut amener cet établissement si usuel et si commode.
Établissements. 137. — Vers 1770, après les jours glorieux de Louis XIV, les roueries de la régence et la longue tranquillité du ministère du cardinal de Fleury, les étrangers n’avaient encore à Paris que bien peu de ressources sous le rapport de la bonne chère.
Ils étaient forcés d’avoir recours à la cuisine des aubergistes, qui était généralement mauvaise. Il existait quelques hôtels avec table d’hôte, qui, à peu d’exceptions près, n’offraient que le strict nécessaire, et qui d’ailleurs avaient une heure fixe.
On avait bien la ressource des traiteurs ; mais ils ne livraient que des pièces entières, et celui qui voulait régaler quelques amis était forcé de commander à l’avance, de sorte que ceux qui n’avaient pas le bonheur d’être invités dans quelque maison opulente, quittaient la grande ville sans connaître les ressources et les délices de la cuisine parisienne.
Un ordre de choses qui blessait des intérêts si journaliers ne pouvait pas durer, et déjà quelques penseurs rêvaient une amélioration.
Enfin il se trouva un homme de tête qui jugea qu’une cause aussi active ne pouvait rester sans effet ; que le même besoin se reproduisant chaque jour vers les mêmes heures, les consommateurs viendraient en foule là où ils seraient certains que ce besoin serait agréablement satisfait ; que si l’on détachait une aile de volaille en faveur du premier venu, il ne manquerait pas de s’en présenter un second qui se contenterait de la cuisse ; que l’abscision d’une première tranche dans l’obscurité de la cuisine ne déshonorerait pas le restant de la pièce ; qu’on ne regarderait pas à une légère augmentation de payement quand on aurait été bien, promptement et proprement servi ; qu’on n’en finirait jamais dans un détail nécessairement considérable, si les convives pouvaient disputer sur le prix et la qualité des plats qu’ils auraient demandés ; que d’ailleurs la variété des mets, combinée avec la fixité des prix, aurait l’avantage de pouvoir convenir à toutes les fortunes.
Cet homme pensa encore à beaucoup de choses qu’il est facile de deviner. Celui-là fut le premier restaurateur, et créa une profession qui commande à la fortune toutes les fois que celui qui l’exerce a de la bonne foi, de l’ordre et de l’habileté.
Avantages des restaurants. 139. — L’adoption des restaurateurs, qui de France a fait le tour de l’Europe, est d’un avantage extrême pour tous les citoyens, et d’une grande importance pour la science.
1° Par ce moyen, tout homme peut dîner à l’heure qui lui convient, d’après les circonstances où il se trouve placé par ses affaires ou ses plaisirs ;
2° Il est certain de ne pas outre-passer la somme qu’il a jugé à propos de fixer pour son repas, parce qu’il sait d’avance le prix de chaque plat qui lui est servi ;
3° Le compte étant une fois fait avec sa bourse, le consommateur peut, à sa volonté, faire un repas solide, délicat ou friand, l’arroser des meilleurs vins français ou étrangers, l’aromatiser de moka et le parfumer des liqueurs des deux mondes, sans autres limites que la vigueur de son appétit ou la capacité de son estomac. Le salon d’un restaurateur est l’Éden des gourmands ;
4° C’est encore une chose extrêmement commode pour les voyageurs, pour les étrangers, pour ceux dont la famille réside momentanément à la campagne, et pour tous ceux, en un mot, qui n’ont point de cuisine chez eux, ou qui en sont momentanément privés.
Avant l’époque dont nous avons parlé (1770), les gens riches et puissants jouissaient presque exclusivement de deux grands avantages : ils voyageaient avec rapidité et faisaient constamment bonne chère.
L’établissement des nouvelles voitures qui font cinquante lieues en vingt-quatre heures a effacé le premier privilège ; l’établissement des restaurateurs a détruit le second ; par eux, la meilleure chère est devenue populaire ».
Restaurateurs à prix fixe. 143. — […] Quelques restaurateurs se proposèrent pour but de joindre la bonne chère à l’économie, et en se rapprochant des fortunes médiocres, qui sont nécessairement les plus nombreuses, de s’assurer ainsi de la foule des consommateurs.
Ils cherchaient dans les objets d’un prix peu élevé ceux qu’une bonne préparation peut rendre agréables.
Ils trouvaient dans la viande de boucherie, toujours bonne à Paris, et dans le poisson de mer qui y abonde, une ressource inépuisable ; et, pour complément, des légumes et des fruits, que la nouvelle culture donne toujours à bon marché. Ils calculaient ce qui est rigoureusement nécessaire pour remplir un estomac d’une capacité ordinaire et apaiser une soif non cynique.
Ils observaient qu’il est beaucoup d’objets qui ne doivent leur prix qu’à la nouveauté ou à la saison, et qui peuvent être offerts un peu plus tard et dégagés de cet obstacle ; enfin, ils sont venus peu à peu à un point de précision tel, qu’en gagnant 25 ou 30 pour cent, ils ont pu donner à leurs habitués, pour deux francs, et même moins, un dîner suffisant, et dont tout homme bien né peut se contenter, puisqu’il en coûterait au moins mille francs par mois pour tenir, dans une maison particulière, une table aussi bien fournie et aussi variée.
Les restaurateurs, considérés sous ce dernier point de vue, ont rendu un service signalé à cette partie intéressante de la population de toute grande ville qui se compose des étrangers, des militaires et des employés, et ils ont été conduits par leur intérêt à la solution d’un problème qui y semblait contraire, savoir : de faire faire bonne chère, et cependant à prix modéré, et même à bon marché.
Les restaurateurs qui ont suivi cette route n’ont pas été moins bien récompensés que leurs autres confrères : ils n’ont pas essuyé autant de revers que ceux qui étaient à l’autre extrémité de l’échelle ; et leur fortune, quoique plus lente, a été plus sûre ; car, s’ils gagnaient moins à la fois, ils gagnaient tous les jours, et il est de vérité mathématique que, quand un nombre égal d’unités sont rassemblées en un point, elles donnent un total égal, soit qu’elles aient été réunies par dizaines, soit qu’elles aient été rassemblées une à une ». […]
Le gastronome chez le restaurateur. 145. — Il résulte de l’examen des cartes de divers restaurateurs de première classe, et notamment de celle des frères Véry et des Frères Provençaux, que le consommateur qui vient s’asseoir dans le salon a sous la main, comme éléments de son dîner, au moins,
12 potages, — 24 hors-d’œuvre, — 15 ou 20 entrées de bœuf, — 20 entrées de mouton, — 30 entrées de volaille et gibier, — 16 ou 20 de veau, — 12 de pâtisserie, — 24 de poisson, — 15 de rôts, — 50 entremets, — 50 desserts.
En outre, le bienheureux gastronome peut arroser tout cela d’au moins trente espèces de vins à choisir, depuis le vin de Bourgogne jusqu’au vin de Tokai ou du Cap ; et de vingt ou trente espèces de liqueurs parfumées ; sans compter le café et les mélanges, tels que le ponche, le négus, le sillabud, et autres pareils.
Parmi ces diverses parties constituantes du dîner d’un amateur, les parties principales viennent de France, telles que la viande de boucherie, la volaille, les fruits ; d’autres sont d’imitation anglaise, telles que le beefsteak, le welchrabbet, le ponche, etc. ; d’autres viennent d’Allemagne, comme le sauer-kraut, le bœuf de Hambourg, les filets de la Forêt-Noire ; d’autres d’Espagne, comme l’olla-podrida, les garbanços, les raisins secs de Malaga, les jambons au poivre de Xerica, et les vins de liqueur ; d’autres d’Italie, comme le macaroni, le parmesan, les saucissons de Bologne, la polenta, les glaces, les liqueurs ; d’autres de Russie, comme les viandes desséchées, les anguilles fumées, le caviar ; d’autres de Hollande, comme la morue, les fromages, les harengs-pecs, le curaçao, l’anisette ; d’autres d’Asie, comme le riz de l’Inde, le sagou, le karrik, le soy, le vin de Schiraz, le café ; d’autres d’Afrique, comme le vin du Cap ; d’autres enfin d’Amérique, comme les pommes de terre, les patates, les ananas, le chocolat, la vanille, le sucre, etc. : ce qui fournit à suffisance la preuve de la proposition que nous avons émise ailleurs, savoir : qu’un repas tel qu’on peut l’avoir à Paris est un tout cosmopolite où chaque partie du monde comparaît par ses productions ».
Méditation XXIX : La gourmandise classique mise en action.
Histoire de M. de Borose. 145. — […] Mais, sous ce rapport, on le préférait même aux professeurs, parce qu’il ne cherchait pas à se mettre sur le premier plan ; ne faisait ni les bras ni les yeux [3] ; et qu’il remplissait consciencieusement le devoir imposé à tout accompagnateur, de soutenir et faire briller la personne qui chante ». Ce monsieur devient veuf et se prend de passion pour la gastronomie. « L’allocution fit son effet, et le chef [4], bien pénétré de son importance, se tint toujours à la hauteur de son emploi ».
Transition.
Notre auteur invente une expression, dont il n’est pas encore crédité par le Wiktionnaire. Avis aux amateurs : « Après cette réponse, bien fondée en réalité, je crois pouvoir être tranquille, bien abrité dans mon manteau de philosophe ; et ceux qui insisteront, je les déclare mauvais coucheurs. Mauvais coucheurs ! injure nouvelle, et pour laquelle je veux prendre un brevet d’invention, parce que, le premier, j’ai découvert qu’elle contient en soi une véritable excommunication ».
VARIÉTÉS
Voici la 3e et dernière partie de l’ouvrage, qui contient des pièces disparates. L’auteur aurait pu choisir un mot rare comme « spicilège », mais il a préféré un mot simple. Voici quelques extraits :
I. Préparation de l’omelette au thon.
Prenez, pour six personnes, deux laitances de carpes bien lavées, que vous ferez blanchir, en les plongeant pendant cinq minutes dans l’eau déjà bouillante et légèrement salée.
Ayez pareillement gros comme un œuf de poule de thon nouveau, auquel vous joindrez une petite échalote déjà coupée en atomes.
Hachez ensemble les laitances et le thon, de manière à les bien mêler, et jetez le tout dans une casserole avec un morceau suffisant de très bon beurre, pour l’y sauter jusqu’à ce que le beurre soit fondu. C’est là ce qui constitue la spécialité de l’omelette.
Prenez encore un second morceau de beurre à discrétion, mariez-le avec du persil et de la ciboulette, mettez-le dans un plat pisciforme destiné à recevoir l’omelette ; arrosez-le d’un jus de citron, et posez-le sur la cendre chaude.
Battez ensuite douze œufs (les plus frais sont les meilleurs) ; le sauté de laitance et de thon y sera versé et agité de manière que le mélange soit bien fait.
Confectionnez ensuite l’omelette à la manière ordinaire, et tâchez qu’elle soit allongée, épaisse et mollette. Étalez-la avec adresse sur le plat que vous avez préparé pour la recevoir, et servez pour être mangé de suite.
Ce mets doit être réservé pour les déjeuners fins, pour les réunions d’amateurs où on sait ce qu’on fait et où l’on mange posément ; qu’on l’arrose surtout de bon vin vieux, et on verra merveille.
NOTES THÉORIQUES POUR LES PRÉPARATIONS
1° On doit sauter les laitances et le thon sans les faire bouillir, afin qu’ils ne durcissent pas ; ce qui les empêcherait de se bien mêler avec les œufs.
2° Le plat doit être creux, afin que la sauce se concentre et puisse être servie à la cuiller.
3° Le plat doit être légèrement chauffé ; car s’il était froid, la porcelaine soustrairait tout le calorique de l’omelette, et il ne lui en resterait plus assez pour fondre la maître-d’hôtel sur laquelle elle est assise ».
X. DIVERS MAGISTÈRES RESTAURANTS, par le professeur. (Improvisés pour le cas de la Méditation XXV.)
Il est bien que tout le monde sache que si l’ambre, considéré comme parfum, peut être nuisible aux profanes qui ont les nerfs délicats, pris intérieurement, il est souverainement tonique et exhilarant ; nos aïeux en faisaient grand usage dans leur cuisine et ne s’en portaient, pas plus mal.
J’ai su que le maréchal de Richelieu, de glorieuse mémoire, mâchait habituellement des pastilles ambrées ; et pour moi, quand je me trouve dans quelqu’un de ces jours où le poids de l’âge se fait sentir, où l’on pense avec peine et où l’on se sent opprimé par une puissance inconnue, je mêle avec une forte tasse de chocolat gros comme une fève d’ambre pilé avec du sucre, et je m’en suis toujours trouvé à merveille. Au moyen de ce tonique, l’action de la vie devient aisée, la pensée se dégage avec facilité, et je n’éprouve pas l’insomnie qui serait la suite infaillible d’une tasse de café à l’eau, prise avec l’intention de produire le même effet ».
XXI. Miscellanea. […] Voici un « bon mot » mémorable qui nous fournira le mot de la fin : « Un buveur était à table, et au dessert on lui offrit du raisin. « Je vous remercie, dit-il en repoussant l’assiette ; je n’ai pas coutume de prendre mon vin en pilules. » »
– Vous trouverez sur cette page la collection des Aphorismes illustrés par Jean Paris en cartes postales, dont j’ai extrait les illustrations de l’article.
Voir en ligne : Physiologie du goût sur Wikisource.
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[1] « Esculence » est un hapax, qui signifie « comestibilité ».
[2] Pour que cette phrase soit convenablement articulée, il faut faire sentir le p.
[3] Terme d’argot musical : faire les bras, c’est soulever les coudes et les arrière-bras, comme si on était étouffé par le sentiment : faire les yeux, c’est les tourner vers le ciel, comme si on allait se pâmer ; faire des brioches, c’est manquer un trait, une intonation.
[4] Dans une maison bien organisée, le cuisinier se nomme chef. Il a sous lui l’aide aux entrées, le pâtissier, le rôtisseur et les fouille-au-pot (l’office est une institution à part). Les fouille-au-pot sont les mousses de la cuisine : comme eux, ils sont souvent battus : et, comme eux, ils font quelquefois leur chemin.