Accueil > Culture générale et expression en BTS > Sujet de BTS « À table ! : formes et enjeux du repas », avec corrigé

Que partage-t-on dans un repas ?

Sujet de BTS « À table ! : formes et enjeux du repas », avec corrigé

Un sujet de Culture Générale & Expression pour s’entraîner.

samedi 8 février 2025, par Lionel Labosse

Voici un sujet d’examen blanc sur le thème 2024-2025 « À table ! : formes et enjeux du repas », que j’ai concocté pour mes étudiants de BTS 2e année. J’ai prélevé les textes 1 et 2 en m’inspirant des parascolaires disponibles. J’ai trouvé le document 3 par moi-même pour constituer un corpus cohérent conforme aux nouvelles modalités d’examen que nous expérimenterons cette année 2025.
À vos stylos : vous avez trois heures pour les questions & l’écriture personnelle, et sans aucune aide.

CORPUS

Document n°1 : extrait de Anthropologie du point de vue pragmatique (1798), d’Emmanuel Kant (1724-1804).

Document n°2 : extrait de La Promesse de l’aube (1960), de Romain Gary (1914-1980).

Document n°3 : Cuisine maigre et Cuisine grasse (1563), deux gravures de Pieter van der Heyden (1530-1572) d’après Bruegel l’Ancien ; Rijksmuseum, Amsterdam (avec bref texte explicatif).

PREMIÈRE PARTIE : QUESTIONS (/ 10 points)

Répondez aux 4 questions suivantes

Question 1 (2 points)
Documents 1 et 2.
Montrez que les enjeux des repas sont diamétralement opposés dans ces documents.

Question 2 (2 points)
Documents 1 et 3.
Les deux gravures de Pieter van der Heyden donnent-elles raison à Emmanuel Kant ?

Question 3 (2 points)
Documents 2 et 3.
Comparez le personnage de la mère dans ces documents.

Question 4 (4 points)
Documents 1, 2 et 3.
Comment sont opposées richesse et pauvreté dans ces 3 documents.

DEUXIÈME PARTIE : ESSAI (/ 10 points)
[les instructions prévoient en principe de proposer 2 sujets, mais dans cet entraînement, vous n’avez pas le choix]

Sujet 1 : Selon vous, que partage-t-on dans un repas ?

Vous traiterez le sujet de façon personnelle et argumentée en vous appuyant notamment sur vos lectures, sur le travail de l’année, sur le corpus et sur votre culture personnelle.

Document n°1 : extrait de Anthropologie du point de vue pragmatique (1798), d’Emmanuel Kant (1724-1804). Traduction Alain Renaut. (À table !, Étonnants classiques Flammarion, p. 23).

Le bien-vivre qui, en définitive, semble s’accorder le mieux avec une telle humanité, c’est un bon repas pris en bonne compagnie (et, si c’est possible, en une compagnie variée) – et c’est de cette compagnie que Chesterfield  [1] dit qu’elle ne devrait pas être en nombre inférieur à celui des Grâces, ni non plus supérieur à celui des Muses [2].
Si je considère une table composée exclusivement d’hommes de goût (réunis par le registre esthétique [3]), qui n’ont pas seulement le projet de prendre un repas en commun, mais aussi celui de tirer profit mutuellement de leurs présences (auquel cas leur nombre ne peut dépasser de beaucoup celui des Grâces), il faut que cette petite tablée n’ait pas en priorité pour but la satisfaction du corps (que chacun peut trouver aussi bien dans la solitude), mais le contentement social, dont ce repas ne doit apparaître que comme le véhicule : dans ces conditions, le nombre qui a été évoqué est suffisant, justement, pour éviter que la conversation ne s’arrête, mais aussi qu’elle ne s’éclate en donnant naissance à de petits groupes isolés les uns des autres où chacun se retrouve avec son voisin le plus proche. Dans ce dernier cas, il ne saurait plus être question de satisfaire le goût de la conversation, lequel est toujours accompagné d’une dimension de culture à condition que chacun parle avec tous (et non pas seulement avec son voisin), tandis qu’en revanche les prétendus festins solennels (beuveries et gavages) sont totalement dépourvus de goût. […] 
Manger seul (solipsismus convictorii [4]) est malsain pour un savant versé dans la philosophie ; car il ne s’agit pas alors de restauration, mais (surtout s’il fait ripaille seul) d’exhaustion [5], et c’est là un travail épuisant plutôt qu’un jeu qui vivifie les pensées. L’homme qui, à table, se repaît de lui-même en méditant pendant ses repas solitaires perd peu à peu sa bonne humeur, pour la retrouver en revanche si un compagnon de table lui offre, par des plaisanteries variées, une nouvelle matière susceptible de le vivifier et qu’il n’est pas parvenu à découvrir par lui-même. 

Document n°2 : extrait de La Promesse de l’aube (1960), de Romain Gary (1914-1980).
Alors qu’il rend un vibrant hommage à sa mère dans cette autobiographie, Romain Gary raconte une anecdote qu’il considère à l’origine de son désir de revanche sociale : un jour, il découvre que, faute d’argent, sa mère se prive de nourriture pour mieux le nourrir.

Ce fut à treize ans, je crois, que j’eus pour la première fois, le pressentiment de ma vocation.
J’étais alors élève de quatrième au lycée de Nice et ma mère avait, à l’Hôtel Negresco [6], une de ces « vitrines » de couloir où elle exposait les articles que les magasins de luxe lui concédaient ; chaque écharpe, chaque ceinture ou chemisette vendue, lui rapportait dix pour cent de commission. Parfois, elle pratiquait une petite hausse illicite des prix et mettait la différence dans sa poche. Toute la journée, elle guettait les clients éventuels, fumant nerveusement d’innombrables gauloises, car notre pain quotidien dépendait alors entièrement de ce commerce incertain.
Depuis treize ans, déjà, seule, sans mari, sans amant, elle luttait ainsi courageusement, afin de gagner, chaque mois, ce qu’il nous fallait pour vivre, pour payer le beurre, les souliers, le loyer, les vêtements, le bifteck de midi – ce bifteck qu’elle plaçait chaque jour devant moi dans l’assiette, un peu solennellement, comme le signe même de sa victoire sur l’adversité. Je revenais du lycée et m’attablais devant le plat. Ma mère, debout, me regardait manger avec cet air apaisé des chiennes qui allaitent leurs petits.
Elle refusait d’y toucher elle-même et m’assurait qu’elle n’aimait que les légumes et que la viande et les graisses lui étaient strictement défendues.
Un jour, quittant la table, j’allai à la cuisine boire un verre d’eau.
Ma mère était assise sur un tabouret ; elle tenait sur ses genoux la poêle à frire où mon bifteck avait été cuit. Elle en essuyait soigneusement le fond graisseux avec des morceaux de pain qu’elle mangeait ensuite avidement et, malgré son geste rapide pour dissimuler la poêle sous la serviette, je sus soudain, dans un éclair, toute la vérité sur les motifs réels de son régime végétarien.
Je demeurai là un moment, immobile, pétrifié, regardant avec horreur la poêle mal cachée sous la serviette et le sourire inquiet, coupable, de ma mère, puis j’éclatai en sanglots et m’enfuis.

Document n°3 : Cuisine maigre et Cuisine grasse (1563), deux gravures de Pieter van der Heyden (1530-1572) d’après Bruegel l’Ancien ; Rijksmuseum, Amsterdam. Attention : un double document iconographique n’est sans doute pas réglementaire. En principe il n’y en a qu’un.

Explication des gravures inspirée de Franc-maçonnerie magazine, Hors-série n°10, « Secrets et bienfaits des agapes » : Cuisine maigre et Cuisine grasse constituent un thème récurrent en art, qui sera par exemple repris par Émile Zola dans Le Ventre de Paris au XIXe siècle. Même s’il y a une allusion à la pratique chrétienne du Carême (le Carême est, pour les fidèles, une période d’approfondissement, de prière et de détachement des biens matériels en préparation de la fête de Pâques ; l’alimentation doit être plus frugale, avec en particulier une diminution des aliments d’origine animale), la connotation de ces 2 gravures est nettement plus sociale. Faméliques, miséreux, les pauvres partagent moules, poissons, oignons et navets, tandis que, bouffis à l’excès, les riches se gavent de nourriture dans un intérieur saturé de charcuterie. Les chiens de compagnie sont à l’image de leurs maîtres respectifs, et quand l’un lèche la coquille d’une moule vide, l’autre se délecte d’un os à moelle.

Cuisine maigre (1563), gravure de Pieter van der Heyden (1530-1572) d’après Bruegel l’Ancien.
© Rijksmuseum, Amsterdam.
Cuisine grasse (1563), gravure de Pieter van der Heyden (1530-1572) d’après Bruegel l’Ancien.
© Rijksmuseum, Amsterdam.

Proposition de corrigé du sujet de BTS blanc

Question 1 (2 points) Documents 1 et 2.
Montrez que les enjeux des repas sont diamétralement opposés dans ces documents.

Dans Anthropologie du point de vue pragmatique, Emmanuel Kant affirme qu’« un bon repas [est] pris en bonne compagnie », et que les convives doivent « tirer profit mutuellement de leurs présences » (l. 8). Or dans La Promesse de l’aube, Romain Gary nous montre exactement le contraire : quand il était enfant, non seulement il vivait seul avec sa mère, mais pendant le repas, elle restait « debout [et le] regardait manger » (l. 15). Et lorsqu’il la surprend en train de se nourrir du reste de gras au fond de la poêle, il est incapable de communiquer avec elle : « j’éclatai en sanglots et m’enfuis ». Romain Gary illustre l’opposé de l’idéal des repas en commun selon Kant : « la satisfaction du corps (que chacun peut trouver aussi bien dans la solitude) ». Dans cet état de pauvreté, l’enfant n’apprend pas « le goût de la conversation » avec sa mère, mais paradoxalement, il en tire « le pressentiment de [s]a vocation », qui est d’être écrivain, ce qui est une sorte de conversation en solitaire.

Question 2 (2 points) Documents 1 et 3.
Les deux gravures de Pieter van der Heyden donnent-elles raison à Emmanuel Kant ?

Cuisine maigre et Cuisine grasse, les deux gravures de Pieter van der Heyden donnent à la fois raison et tort à Emmanuel Kant. En effet, si l’on se concentre sur Cuisine maigre, on constate que malgré la pauvreté, les convives, qui sont au nombre de 10, mais seulement 5 autour de la table, semblent valider la formule de Kant « un bon repas pris en bonne compagnie ». Les moules sont d’ailleurs disposées dans un plat commun, ce qui permet une répartition équitable. D’ailleurs 4 personnages ne sont pas autour de la table, mais préparent les mets pour les autres, ce qui suggère qu’on ne va pas les priver de leur part quand viendra leur tour. Les formes du repas sont respectées, les légumes sont posés sur un plat, et l’on s’active à la cuisine, on prépare le poisson ; la mère fait manger le bébé dans les formes, même si elle ne peut pas le nourrir au sein, étant trop dénutrie. On cherche à faire entrer l’homme gras qui se présente à la porte, pour bénéficier de sa compagnie. Au contraire, dans Cuisine grasse, si le même nombre limité est à peu près respecté, rien ne semble réunir les personnages, qui se repaissent chacun de leur côté. Il s’agit de « beuveries et gavages […] totalement dépourvus de goût », ce qui illustre finalement le texte de Kant. Et le mendiant qui se présente à la porte avec sa cornemuse est rejeté ; seul le gavage est de mise dans cette gravure.

Question 3 (2 points) Documents 2 et 3.
Comparez le personnage de la mère dans ces documents.

La mère de Romain Gary ressemble trait pour trait à la mère de Cuisine maigre de Pieter van der Heyden, en remplaçant « ce bifteck qu’elle plaçait chaque jour devant moi dans l’assiette » par la corne qu’elle met dans la bouche de son bébé, par laquelle sera sans doute délivrée la soupe qui est en train de cuire dans la cheminée. Dans son attitude digne sur la gravure, on retrouve celle de La Promesse de l’aube : « Ma mère, debout, me regardait manger avec cet air apaisé des chiennes qui allaitent leurs petits. » Si elle n’est pas debout, mais assise, la mère de Cuisine maigre ne se préoccupe pas de sa propre nourriture avant d’avoir satisfait la faim de son enfant. La mère de Cuisine grasse, qui peut allaiter son enfant contrairement à la mère pauvre dont les seins sont exhibés mais ne peuvent exercer leur fonction, ne regarde pas son enfant qui tète son opulente poitrine, mais avec un gobelet à la main, semble se préoccuper de sa propre subsistance. Cependant, comme la mère pauvre, elle tourne le dos au repas, et ne se joint pas à la beuverie et au gavage qui réunissent les autres personnages.

Question 4 (4 points) Documents 1, 2 et 3.
Comment sont opposées richesse et pauvreté dans ces 3 documents ?

Le texte de Kant évoque les repas de la bonne société, mais ce n’est pas le point essentiel de son propos. La richesse qui l’intéresse est spirituelle, celle de la « bonne compagnie », et il s’agit non pas de profit financier, mais de « tirer profit mutuellement de leurs présences ». Il oppose « restauration » et « exhaustion » dans une sorte de juste milieu, et martèle la notion de « goût » (goût de la conversation), qui sans doute accompagne la richesse, mais sans s’y substituer. Comme nous l’avons vu dans la question 1, le texte de Romain Gary révèle l’impensé du texte de Kant, à savoir que tout ce qu’il avance n’est possible que dans une relative aisance, mais pas dans une situation de déclassement telle que l’existence de cette famille pauvre sans père. De plus, dans ce texte, la mère est en contact toute la journée avec le luxe ostentatoire du Negresco, dont les clients doivent être excessivement bien nourris ; elle leur vend des articles de luxe, mais, ironie du sort, ne parvient à en tirer que le minimum vital. Les deux gravures de Pieter van der Heyden opposent plastiquement richesse et pauvreté non seulement par la comparaison des deux repas (voir question 2), mais aussi en insérant dans chaque gravure, un individu de la classe sociale opposée, ce qui permet de montrer que les pauvres sont plus généreux que les riches, car ils tentent de retenir le riche qui au contraire ne tient pas à s’attarder en aussi misérable compagnie, alors que les riches chassent le mendiant pauvre, bien qu’il y ait largement de quoi le nourrir. Même le chien des riches est gros et gras, et s’oppose au chien famélique des pauvres. Cette gravure nous fait penser à la fable de La Fontaine « La Cigale et la Fourmi », avec l’attitude hostile de la Fourmi incapable de partager sa richesse avec une Cigale qui frappe à sa porte.

Essai. Sujet 1 : Selon vous, que partage-t-on dans un repas ?

☞ Proposition de corrigé subjectif. Attention : les allusions à l’actualité doivent rester exceptionnelles et justifiées. Ce corrigé est hypertrophié. Il constitue un résumé du cours, que vous pourrez annoter, lire, relire. Mémorisez des phrases et surtout les noms des auteurs et des œuvres, pour les replacer le jour de l’examen. Tout ce qui est entre crochet constitue une explication pédagogique, qui ne doit pas figurer sur la copie !

[Introduction] [amorce] « 3 étudiants sur 10 ont besoin d’une aide alimentaire », selon l’Observatoire de la vie étudiante. Il y aurait « plus de 20 millions de personnes en insécurité alimentaire » en France selon l’Observatoire des inégalités. La France est un pays riche, mais ne semble toujours pas parvenir à assurer le « pain de ce jour ». inscrit dans la prière fondamentale du christianisme, le « Notre Père » [problématique] Le « partage » qui s’effectue dans les repas satisfait-il simplement un besoin corporel, ou est-il la porte d’entrée à des valeurs civilisationnelles, voire anthropologiques plus profondes ? [annonce du plan] Nous montrerons que le repas est d’abord un partage de nourriture, puis que c’est aussi le point nodal de la convivialité, du « vivre ensemble », et enfin que le repas est le lieu privilégié des affaires importantes à partager, jusqu’à l’affaire ultime de tout humain, qui est de retourner à l’humus.

[Développement]
[Première partie : On partage d’abord de la nourriture.]
S’il est une chose que l’on partage dans un repas, c’est d’abord de façon concrète la nourriture. Emmanuel Kant se moque des « beuveries et gavages » qui règnent dans les festins, et de nombreux tableaux, films ou romans montrent ces festins, comme la fin traditionnelle des albums d’Astérix. Le film de Claude Zidi L’Aile ou la Cuisse met en balance avec humour la tradition des critiques gastronomiques s’exerçant dans les restaurants les plus cotés, avec la cuisine industrielle de la restauration de masse, chacun de ces secteurs étant soumis à des impératifs économiques. Le Ventre de Paris, 3e roman de la série des Rougon-Macquart d’Émile Zola, montre l’organisation sociale qui précède le partage de la nourriture avant qu’elle ne parvienne dans l’assiette du consommateur, dans une grande ville comme Paris. Pour que ce « partage » ait lieu, il faut d’abord que des maraîchers, des éleveurs, produisent des légumes ou des viandes. Le film Irma la Douce de Billy Wilder nous donne à voir à l’écran le magnifique bâtiment des Halles centrales de Paris dont Zola faisait l’éloge en amateur d’architecture moderne. Le film met en avant la vie sociale pas toujours très morale du quartier des Halles, au-delà du commerce de victuailles.
Dans les sociétés humaines, le partage de nourriture se colore souvent d’un sens religieux. On le retrouve dans toutes les religions, à commencer par l’Égypte ancienne et la mythologie grecque. Lors d’une visite au musée du Louvre, nous avons observé une stèle égyptienne qui représente un grand nombre de victuailles destinées à fournir symboliquement de la nourriture au défunt, dans une volonté absurde ou désespérée de juguler la mort. Dans la Théogonie d’Hésiode, Prométhée procède au sacrifice d’un bœuf, qu’il partage en deux parties inégales. Dans l’une, sous un aspect appétissant, il met la graisse et les os, et dans l’autre, moins bien agencée en apparence, les meilleurs morceaux. Zeus choisit la part appétissante, ce qui provoque sa colère quand il découvre le subterfuge. Les religions du Livre exaltent cette notion de partage. Pessah (sacrifice d’un agneau, puis fête des azymes commémorant la sortie d’Égypte) chez les juifs, eucharistie ou communion (partage du pain et du vin en mémoire du Christ) et carême chez les chrétiens ; jeûne du Ramadan chez les musulmans, qui met en valeur les diverses traditions culinaires. Le lien entre religion et nourriture est souligné dans la série de peintures Les Quatre éléments de Joachim Beuckelaer (XVIe siècle). Par exemple dans « L’Air », le premier plan est une scène de marché avec des volailles, mais au second plan se déroule une scène biblique, « le retour du fils prodigue ». Dans cet épisode, le père organise une fête pour célébrer le retour de son fils qu’il croyait perdu : « amenez le veau gras, tuez-le ; et mangeons, festoyons ».

Les Quatre éléments, « L’Air » (1570) de Joachim Beuckelaer
© National Gallery

[Deuxième partie : Les repas sont le moment privilégié de la convivialité] Au-delà du partage de la nourriture et de ses connotations symboliques, les repas sont le moment privilégié de la convivialité, du « vivre ensemble ». On le constate d’abord de façon négative, puisque la pauvreté empêche souvent le partage. Dans La Promesse de l’aube, roman autobiographique, Romain Gary revient sur son enfance et montre que sa mère, en l’absence du père, avait pour préoccupation principale de le nourrir. Elle se sacrifiait en raclant la sauce du bifteck qu’elle cuisait pour son enfant, prétendant ne manger que des légumes. Dans cette scène émouvante, le repas n’a que la fonction d’ingestion de nourriture, à ceci près que l’enfant en nourrit sa vocation d’écrivain, ce qui constitue un partage au sens spirituel. Dans les gravures de Pieter van der Heyden Cuisine maigre et Cuisine grasse, qu’elle soit riche ou pauvre, la mère d’un nourrisson, comme son nom l’indique, est d’abord mère nourricière. Elle ne participe pas au repas qui réunit le reste des convives, du moins pas avant d’avoir nourri le bébé, qu’elle a d’abord nourri dans son ventre. On pourrait dire que la convivialité se fait d’abord entre la mère et le fœtus, puis entre la mère et l’enfant, avant que celui-ci ne se mêle aux autres. Un détail de Cuisine grasse montre deux enfants qui mangent à part ; on pourrait considérer que c’est un embryon de convivialité.
À l’opposé, la richesse concrète et spirituelle pousse au partage. Pour Emmanuel Kant dans Anthropologie du point de vue pragmatique, le nombre idéal de convives est compris entre 3 et 9, le nombre des Grâces et celui des Muses dans la mythologie grecque ancienne. Il dénonce les excès des « beuveries et gavages », ce qui ressort de Cuisine grasse de Pieter van der Heyden, où malgré la présence d’une table, les convives regardent dans tous les sens, alors que les pauvres de Cuisine maigre sont unis dans un lien de convivialité idéale conforme aux propos de Kant. C’est la différence entre convivialité et commensalité. La convivialité (mot forgé par Jean Anthelme Brillat-Savarin) a un sens plus général que la commensalité, du latin mensa, la table, qui désigne le fait d’être admis à la même table, donc de partager une certaine intimité, le meuble appelé « table » acquérant un sens symbolique. C’est ce qui ressort des deux tableaux d’Édouard Manet et de Claude Monet tous deux intitulés Le Déjeuner sur l’herbe (1863 pour Manet, 1865 pour Monet). Les convives visibles sur ces deux tableaux, même s’ils ne partagent pas une table, mais une nappe de pique-nique, sont des intimes des deux peintres ; femmes modèles, nue ou dénudée dans le tableau de Manet ; peintres dans le tableau de Monet, Gustave Courbet et Frédéric Bazille. Chez Monet, une bouteille appelle la convivialité, ainsi qu’un couteau au premier plan, tendu vers le spectateur, comme s’il était appelé à découper le pâté en croûte. Au contraire, le tableau d’Édouard Manet présente des victuailles renversées, qui suggèrent un dérèglement moral en accord avec le nom familier que le peintre donnait à son tableau : « La Partie carrée ». Pour Jean Anthelme Brillat-Savarin, auteur de Physiologie du goût, l’idée de partage et de convivialité va plus loin. L’un des vingt aphorismes qui ouvrent son ouvrage proclame par exemple, que « Celui qui reçoit ses amis et ne donne aucun soin personnel au repas qui leur est préparé, n’est pas digne d’avoir des amis. » Cela rejoint le sens fort du mot « convivialité », bien au-delà de « commensalité ». Il s’agit de partager plus qu’un repas, une communauté de vie et d’intérêts. Dans ce livre, Brillat Savarin fait un éloge du bien manger opposé au « gavage » qui le rapproche de son contemporain Kant.

[Troisième partie : Le lieu privilégié des affaires importantes à partager.]
S’il est propice à la convivialité, le repas est aussi le lieu privilégié des affaires importantes à partager. Ce sont d’abord les affaires sociales et de cœur. Dans Le Guépard, le film de Luchino Visconti adapté du roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, trois scènes illustrent ce point. La scène centrale du repas que don Fabrizio, le prince Salina, donne le jour même de son arrivée en famille et en fanfare à sa villégiature de Donnafugata, est l’occasion de réunir ses vassaux et le clergé local autour du seigneur féodal. Mais en cette période charnière du Risorgimento, un parvenu, Don Calogero, maire du village, est invité pour la première fois. Son épouse étant indisposée, il amène sa fille Angelica, d’une grande beauté. Le repas est alors le lieu de deux types d’affaires qui interfèrent, affaires politiques et de cœur. Le prince donne le départ rituel du repas en découpant la première part d’un pâté en croûte semblable à celui qui trône sur la nappe du Déjeuner sur l’herbe de Monet. Le jeune Tancrède tombe sous le charme d’Angelica, et jette un froid en procédant au récit indécent d’un épisode guerrier qui fait éclater de rire la jeune femme. La princesse rétablit la décence en évoquant les affaires religieuses. Lors d’un bref apéritif donné par le maire en marge d’un vote, des alcools de trois couleurs sont proposés. Le prince choisit bien sûr le blanc, couleur de la foi. Le repas final se déroule au sein d’une fête somptueuse qui réunit les élites de la ville de Palerme, et permet des échanges politiques au milieu des mondanités. Dans La Party, film de Blake Edwards, une « partie » est organisée par un magnat du cinéma. Entre les petits-fours et le repas, des affaires sont arrangées par le patron au gros cigare, tandis que des acteurs draguent. Un personnage utilise son influence pour tenter de séduire une jeune actrice. Le personnage principal, Hrundi V. Bakshi, acteur indien maladroit, gagne la mise avec la jeune femme ; ils sont les seuls cœurs purs de la partie, et la fin ouverte esquisse la possibilité d’une idylle. L’acte I de l’opéra de Mozart Don Giovanni se termine par un banquet offert par le séducteur éponyme. Son mot d’ordre « Rafraîchissez-vous, beaux jeunes gens café, chocolat » constitue un piège pour séduire et violer une jeune paysanne. Cela a toujours existé, et des innocentes « surprise parties », « surboums » ou « boums » où se nouent des amours chez les jeunes, aux soirées perverses révélées par l’affaire P. Diddy, c’est autour de repas ou de banquets que se partagent des affaires de cœur, ou de sexe, voire des affaires criminelles. Dans une mise en scène par Jussi Nikkilä pour l’Opéra national de Finlande, dans le fameux « air du champagne » où Don Giovanni prépare cette fête et déclare à son valet Leporello « Jusqu’à ce que du vin ils aient la tête échauffée, une grande fête tu feras préparer », le vin est remplacé par de la cocaïne, ce qui souligne la filiation de ce type de « parties » modernes.
Les affaires spirituelles se règlent aussi autour de repas. Le titre de Franc-maçonnerie magazine dont sont tirées les gravures de Van der Heyden, « Secrets et bienfaits des agapes », est révélateur du rôle des agapes dans la cohésion de cette société secrète. Mais il est un jour où les repas prennent fin avec la mort, et au lieu de s’engraisser de corps morts, c’est à l’homme de retourner à la terre en se faisant engrais. Dans L’Abuseur de Séville du moine Tirso de Molina, la toute première version du mythe littéraire de Don Juan, ce personnage est puni à la fin en étant convié avec son serviteur Catherinon à un dîner terrifiant composé de « ragoût d’ongles », de « scorpions et de vipères ». Dans l’opéra de Mozart, la statue du commandeur tué par le protagoniste, qui l’invite à dîner pour se venger, déclare « Il ne se nourrit pas des aliments mortels celui qui se nourrit des aliments célestes. Tu m’invitas à souper. Tu sais ton devoir. Réponds-moi : viendras-tu souper avec moi ? » Dans plusieurs mises en scène, soit Leporello, soit son maître, sont terrorisés et ne parviennent plus à se tenir debout ; ils sont prostrés sous la table. Il ne s’agit plus d’un repas réel, mais d’un règlement de comptes symbolique, et la scène finale fait songer à la chanson de Jacques Brel « Le Dernier Repas », dans laquelle il imagine ses proches qui font « ripaille » selon la tradition des funérailles. La chanson s’achève sur ces paroles : « Je veux que l’on s’en aille / Qu’on finisse ripaille / Ailleurs que sous mon toit […] Et dans l’odeur des fleurs / Qui bientôt s’éteindra / Je sais que j’aurai peur / Une dernière fois ». Dans certaines pratiques funéraires primitives, le partage prend une forme significative. Voici une scène clé du film de John Boorman La Forêt d’émeraude.

Décimés par une razzia de la tribu des Féroces, ce qu’il reste des Invisibles, menés par Tommy, fils d’un ingénieur qu’ils enlevèrent lorsqu’il était enfant, incinèrent leurs morts, puis déterrent une urne en bois anthropomorphe contenant les cendres de leurs ancêtres depuis la nuit des temps. Ils y ajoutent une poignée des cendres des morts du jour, puis prélèvent une poignée de l’urne, la mélangent à une boisson dans un bol, et chaque guerrier en avale une gorgée, avant de repartir au combat. C’est la parfaite métaphore de ce qui se joue dans le repas, un cycle de vie et de mort.

[Conclusion] [bilan] Pour conclure, ce que l’on partage dans un repas, au-delà de la nourriture, c’est une communion, religieuse ou civile, commensalité ou convivialité. Autour du repas se nouent toutes les affaires qui font une vie, affaires de commerce, de carrière, mais aussi de cœur ; et tout cela finit par la mort, et un dernier repas, au cours duquel le partage se fait de façon plus spirituelle. [extension du champ] Le sens civilisationnel du repas ne nous est-il pas finalement révélé par les pratiques dites primitives ? Un repas, c’est manger de la mort pour en faire de la vie, et comme le dit le poète Robert Vigneau dans « Élégiaque », il « envie [leurs] cuisines de funérailles » et regrette de ne pas partager les cendres des ancêtres : « Je ne les porterai jamais en mes boyaux comme des enfants de vigueur ». Le courant végan, qui refuse la consommation de produits d’origine animale, semble, d’une façon différente des Égyptiens de l’Antiquité, nier le cycle de la vie, qui veut que l’homme à son tour finisse dévoré par les vers.

Lionel Labosse


© altersexualite.com, 2025. Reproduction interdite.
 Abonnez-vous à ma chaîne Crowdbunker, à ma chaîne Odysee et à mon fil Telegram.


[1Lord Chesterfield : homme politique et écrivain anglais du XVIIIe siècle.

[2Grâces : trois déesses de la mythologie grecque, représentant la joie, l’abondance et la beauté. Les neuf Muses incarnent les différents arts. Le nombre de convives doit donc être entre 3 et 9.

[3Registre esthétique : ce qui relève du goût pour la beauté.

[4Solipsismus convictorii : “le solipsisme de ceux qui vivent ensemble” : solipsisme = caractère d’une personne, d’un univers de pensée qui est entièrement centré sur soi. L’expression contradictoire désigne une situation où des personnes sont réunies mais restent enfermées dans leurs propres pensées.

[5Exhaustion : le fait d’épuiser son énergie (de façon « exhaustive »).

[6Negresco : Hôtel de luxe (5 étoiles) situé sur la Promenade des Anglais à Nice.