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Vivre avec un handicap visuel, pour les éducateurs

Tu vois ce que je veux dire, de Cy Jung

L’Harmattan, 2003, 215 p., 19 €.

mardi 1er mai 2007

« La différence essentielle entre une balle de ping-pong et un individu, c’est que la première est beaucoup moins exigeante que le second : son aspect et ses qualités physiques sont stables ; quand on la manque, elle n’en tire aucune conclusion sur l’amour qu’on lui porte » (p. 105). Voici un ouvrage essentiel que l’on prend en pleine poire : à force de se plaindre d’une société qui vous prend, à défaut, pour hétérosexuel, à moins d’arborer des marques visibles d’altersexualité — il est bon d’apprendre ce que ça fait à un malvoyant quand un voyant — nous — le prend, à défaut, pour voyant.

Résumé

La romancière Cy Jung est née albinos en 1963, quelques années après son frère atteint de la même maladie génétique. Dans cet ouvrage, elle traite en profondeur de l’amblyopie, un handicap visuel qui découle de l’albinisme, à cause d’une « absence totale ou partielle de mélanine dans le métabolisme » et particulièrement dans « les cellules photoréceptives de l’œil ». Dans le cas de l’auteure, l’amblyopie se complique de deux autres déficiences visuelles — photophobie, nystagmus — mais le point principal est une acuité visuelle réduite à un cinquantième à l’œil droit et un vingtième à l’œil gauche. Même si les informations scientifiques abondent, il s’agit plutôt d’une étude de cas centrée sur la personnalité captivante de Cy Jung. La question n’est pas de savoir ce que c’est que l’amblyopie, encore moins l’albinisme, mais comment, grâce notamment à ses parents enseignants et éducateurs, Cy Jung a construit sur ce handicap sa personnalité volontariste [1]. Il s’agit donc d’une autobiographie qui pose la question de la place d’une différence dans notre identité. Des flashes autobiographiques alternent avec une réflexion de fond sur les rapports entre handicap et personnalité. Des allusions fréquentes sont faites au lesbianisme, mais la question de la sexualité n’est pas abordée. Cy Jung se contente de citer son recueil de courts érotiques, et d’inviter le lecteur de ses romans à être attentif à certains détails qui révéleraient son handicap visuel.

Extraits à étudier en classe

Bien que savant et riche en vocabulaire, l’ouvrage est accessible en lecture à des élèves de lycée dans le cadre du genre biographique, ou d’une recherche sur la question de l’altérité. Voici une proposition d’extraits à étudier, par exemple en classe de 4e, 3e ou de 2de, en français ou en éducation civique.
 p. 105-106 : à partir de considérations humoristiques sur le jeu de ping-pong, réflexion sur les mécanismes de suppléance, c’est-à-dire de compensation du handicap, et les erreurs d’interprétation qu’ils engendrent chez les autres. Fort utile quand on étudie la question de l’altérité.
 p. 108–109 : passage émouvant sur une anecdote où Cy reconnaît sa mère par un « hasard », fruit en fait d’une stratégie de suppléance. Il serait intéressant de proposer cet extrait en cours de français avant l’extrait précédent, en demandant de relever les indices permettant de cerner la personnalité de l’émetteur.
 p. 124 : réflexion sur l’usage du mot « là » : « ce mot qui ne veut pas dire grand chose sans le geste qui l’accompagne ».
 p. 141 : réflexion sur notre habitude de juger autrui sur des critères abusifs, auditifs pour l’auteur, visuels pour ceux qui ont une bonne acuité visuelle : « Là s’exprime la toute puissance de la perception visuelle dans un monde où l’on a coutume de dénoncer le règne de l’apparence, sans forcément chercher soi-même à s’en soustraire ». À méditer tout particulièrement dans le milieu altersexuel !
 p. 163-165 : réflexion sur la prégnance de la norme sociale, étendue à l’acceptation de l’homosexualité : le handicap est d’autant mieux accepté qu’il est visible (la canne blanche) : « À défaut de ce signe, nous percevons l’autre comme nous étant identique ; toute mise en avant de sa part d’une différence ou d’une particularité est alors inacceptable car, s’il nous ressemble en dépit de celle-ci, cela signifie que nous pourrions nous-même en être porteur ».
 p. 183-184 : réflexion sur le vocabulaire employé pour se désigner ou désigner les autres, et sa charge affective : « Je suis handicapée. Je suis invalide. Je suis infirme. Je suis amblyope. Je suis albinos. Voilà, je l’ai dit ! »

Pour terminer sur l’albinisme, voici une information capitale tirée d’un voyage en Indonésie. Les Toraja, un peuple de l’île de Célèbes, sacrifient des buffles pour les funérailles, et pour une raison que j’ignore, préfèrent les buffles (et bufflonnes, ne soyons pas sexiste) albinos. En voici un exemplaire que j’ai photographié au fameux marché de Bolu :

Ayant questionné un spécialiste, Anda Djoehana Wiradikarta, voici sa réponse : « en malais, buffle albinos se dit kerbau bule, [2] mais dans les années 70, en argot de Jakarta, bule a pris le sens de « blanc », « Européen », et le mot a été adopté en indonésien courant pour désigner les Occidentaux. Du coup, les gens n’osent plus utiliser le mot pour le buffle et disent kerbau albino

 En plus du site de l’auteure, un nouveau blog voit le jour en 2010, Photocriture, né de la collaboration avec Sarah Budki, photographe.
 Buffon appelle les albinos « Chacrelas » ou « blafards », et en tire des réflexions sur l’origine la couleur de la peau.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Le site de Cy Jung


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[1Peut-on parler de « résilience » ? Voir cet article de Serge Tisseron sur le sujet. Cy Jung parle de « suppléance ».

[2On trouve d’ailleurs karbau ou kérabau en français pour désigner une « variété domestique de buffle de l’Inde, répandue en Malaisie » (Le Robert).