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Éducation sentimentale, pour les 4e.

J’envie ceux qui sont dans ton cœur, de Marie Desplechin

L’école des loisirs, Médium, 1997, 250 p., 8,8 €.

mardi 23 septembre 2008

Voici un des derniers romans parus avant 2000 qui avaient échappé à nos investigations. Je l’ai découvert avec retard en lisant Représentations des homosexualités dans le roman français pour la jeunesse, de Renaud Lagabrielle [1]. Publié en 1997, J’envie ceux qui sont dans ton cœur est un des tout premiers romans français publiés chez un éditeur jeunesse à présenter des personnages altersexuels – en l’occurrence « un couple de vieilles dames » (p. 242) – qui ne seront jamais étiquetés par aucun mot précis, sans qu’il s’agisse de pudeur ou d’autocensure, mais d’une volonté consciente de l’auteure. Un beau roman, une fête du langage et des cœurs, où le jeune héros apprend qu’aimer n’est pas une soustraction ni une division, mais une multiplication : « Est-ce ma faute à moi si le ciel a décidé, aujourd’hui, de multiplier mes amours ? » (p. 238).

Résumé

Bartholomé, douze ans, est secoué par une crise existentielle : « Me faudrait-il laisser ma jeunesse me filer sous le nez et vieillir sans avoir jamais aimé ? » (p. 12). Cette crise est accentuée par un double événement : le paroxysme de mésentente de ses parents Gérard et Annabelle (qu’il appelle par leurs prénoms, jamais « papa » ni « maman »), et l’arrivée d’une fille de son âge, Hélène, qui s’installe avec l’ami de sa mère dans une propriété voisine de la bourgade de Mont-Chevrigny . Les parents de Bartholomé tiennent un hôtel en faillite, qui accueille en ce moment de crise une conférence de passionnés des jardins. Bartholomé fait la connaissance d’Hélène, qui fait battre son cœur. C’est un ado solitaire qui ne se sent pas bien au collège entre les profs et les « Gars à faces de pneus. Filles à faces de jantes » (p. 122). Il fuit ses parents, les repas familiaux à l’ambiance glacée, et se crée une famille alternative avec un couple de Danois présents à la conférence, Hélène et son beau-père Ernest, sa grand-tante Rosaimée et l’amie de celle-ci, Edmonde. Tout ce petit monde va se mobiliser pour sauver le petit bois de Mont-Chevrigny , menacé par un projet immobilier du maire, en mettant à jour le tracé d’un ancien parc d’un certain intérêt archéologique. Cette croisade archéo-écolo sert de prétexte pour raconter l’éducation sentimentale de Bartholomé, sa découverte de la jalousie qu’il accroche aux bœufs de l’amour avant même qu’ils aient tracé leur premier sillon, et la façon dont, se rapprochant d’Hélène, il comprend mieux à la fois les liens contradictoires unissant ses parents, mais aussi que Rosaimée et Edmonde constituent un couple.

Mon avis

Il s’agit d’une sorte de conte, et l’on ferait fausse piste à lire ceci comme un roman à thèse sur la lutte de bons écolos contre de méchants promoteurs. Le gimmick sur les collégiens : « Gars à faces de … Filles à faces de… », qui revient à intervalle régulier dans une version à chaque fois différente, est un signe de la nature d’apologue de ce texte, et aussi un symbole de la mise à distance de la violence des affects : la musicalité même de la formule, sa forme de refrain, abolissent la violence de l’insulte. Encore un avatar de parenté à plaisanterie… Il en va de même de certaines saillies très adolescentes que le style met à distance : « Juste une petite envie de mourir, coincée là, entre le nerf optique et le cortex » (p. 138). Bartholomé ne s’appesantit pas sur ces récriminations, car sa vraie vie est ailleurs. C’est en s’essayant à l’amour et à la jalousie qu’il perd un peu de son agressivité, qu’il se rapproche de son père et de sa mère, comprend que leurs différends sont basés peut-être sur des différences bénignes qu’un minimum de communication résorbera, de même que son appréciation à l’emporte-pièce sur Mont-Chevrigny (« ce bled sue l’ennui », p. 23), qu’il reverra à la hausse. Quant à sa grand-tante et son amie, notre héros se comporte en véritable chevalier anti-discriminations, et à cet égard la discussion avec Hélène (p. 167-168) constitue une page d’anthologie. Comme celle-ci lui demande « Tu crois qu’elles sont… », Bartholomé l’interrompt brusquement : « Je ne VEUX pas que tu dises UN mot de plus sur ma tante », pour ne pas « la ranger dans une petite case ». Il s’engage dans une diatribe : « C’est fou comme les gens ont besoin de s’enfermer les uns les autres dans des camps bien étanches. Quand ce n’est pas la religion, c’est la couleur de ta peau, le pays de tes parents, le quartier où tu vis, les gens que tu aimes… ». Mais Hélène poursuit : « Je suis juste curieuse des gens […]. Tu crois que Rosaimée et Edmonde ne la connaissent pas, l’étiquette ? ». C’est là que va sortir la phrase du titre, après que Bartholomé se sera reproché sa brusquerie. En tout cas cette page est à ressortir à l’occasion (par exemple lors de la Journée mondiale de lutte contre l’homophobie).
Ce dialogue se situe à mi-chemin dans une présentation progressive de la particularité de ce personnage, qui culmine lorsque Rosaimée propose à Bartholomé de loger chez elles : « un couple de vieilles dames » (p. 242) (ce qui constitue un cas d’alterparentalité). Le thème du lesbianisme avait été lancé par des allusions assez directes, que le jeune lecteur décryptera facilement comme une volonté de ne pas mettre d’étiquettes (donc une sympathie entre narrateur et personnage) plutôt que comme auto-censure : « Edmonde est l’amie de Rosaimée » (p. 40). Elle l’appelle « Aimée », et celle-ci répond : « Si tu veux, ma belle ». On a ensuite un portrait de Rosaimée en « petit bonhomme au teint pâle » (p. 51) : « Il est de toute façon exclu de se balader incognito avec Rosaimée » ; « Rien à voir avec le modèle ordinaire de la vieille dame », puis l’évocation des cancans que suscite cette originalité : « on peut dire que votre chère tante est une personne originale, hum ? Très originale, hum hum… » (p. 52). On peut relever une sorte d’hallucination de Bartholomé, qui, après avoir lu « La Reine des neiges » d’Andersen, imagine « La reine des neiges court toujours et la fille du brigand se glisse dans le lit de Gerda » (p. 80). La réponse indirecte aux remarques de Bart vient à la fin du roman, dans un dialogue avec Edmonde : « personne ne me parle jamais de Rosaimée […] Pourtant nous sommes ensemble depuis plus de vingt ans. — […] Vous n’en parlez jamais. Alors forcément, c’est difficile de vous poser des questions. — Mais pourquoi veux-tu que je te raconte ma vie si tu ne me poses pas de questions ? » (p. 193).
Il y a encore beaucoup à dire sur ce roman foisonnant de vie et d’idées. Le style, bien sûr, la plume toujours alerte qui ne s’assoupit pas sur des autoroutes narratives [2] ; des réflexions sur la société distillées au fil du texte ; un contrepoint aux sorties de Bart sur l’amour, histoire de nous rappeler qu’il n’a que 13 ans : « quand on est amoureux, crois-tu qu’on est obligés de coucher ensemble ? » (p. 226). Bref, un excellent conseil de lecture pour le collège…

 Cet ouvrage bénéficie du label « Isidor ».

Label Isidor HomoEdu


 Voir l’avis de Jean-Yves, assorti d’un long extrait, sur le blog Culture et Débats.
 De la même auteure, lire La belle Adèle.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Critique du film Sans moi, adapté d’un roman de Marie Desplechin


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[1Chers lecteurs, n’oubliez pas de me signaler si vous connaissez encore des livres anciens (et même les récents !) qui devraient figurer dans notre sélection !

[2Une citation pour le plaisir : « Car si un jour, je m’entendais très bien avec une fille, ou bien avec un hamster, ou même avec un tracteur, il [son père] serait la dernière personne à qui j’irais en parler » (p. 184).