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Pour une éducation libre, pour éducateurs

Libres enfants de Summerhill, d’Alexander Sutherland Neill

Éditions La Découverte, 1960, 463 p, 13 €

samedi 5 novembre 2011

Summerhill School est un établissement d’enseignement autogéré fondé en 1921 par Alexander Sutherland Neill (1883-1973) afin d’y appliquer ses théories pédagogiques originales, basées sur la liberté des élèves. L’école existe toujours, dirigée par la fille du fondateur, Zoe Readhead. Cet ouvrage qui eut un grand succès en France dans les années 60/70, est un des nombreux signés par l’auteur, mais quasiment le seul traduit en français. Il est actuellement disponible aux éditions La Découverte, mais je l’ai lu dans l’ancienne version Maspero, et les citations de cet article sont référencées dans cette édition, qui comptait 350 p. : à vous de faire une règle de 3… À l’heure où l’on restreint, sous couvert de laïcité ou de sécurité, les libertés des élèves, et où malgré la mise en place du « Conseil de la vie lycéenne », il n’existe quasiment aucune forme de démocratie dans nos lycées, où pourtant beaucoup d’élèves sont majeurs, relire cet essai peut s’avérer utile. Les prescriptions en matière de sexualité, novatrices à l’époque en ce qui concerne l’absence de répression de la masturbation ou des tentatives enfantines de découverte de la sexualité, ont mal vieilli, notamment en ce qui concerne l’homosexualité, sujet sur lequel le vieux sage restait aveuglé par un freudisme mal digéré.

L’autonomie, pas l’anarchie

Les préceptes de Neill incluent l’égalité filles-garçon et la mixité, mais dans le respect de la loi. Cela n’empêche pas l’auteur de faire des distinctions entre filles et garçons, en expliquant que cela est dû souvent aux pensionnats, religieux ou non, fréquentés par les filles avant l’entrée à Summerhill (cf. p. 31). Mais il remarque judicieusement : « La recherche du pouvoir est tout aussi féminine que masculine. Généralement, la femme recherche le pouvoir sur les gens, tandis que l’homme la recherche sur les choses matérielles. » (p. 288). Une grande part du livre est consacrée aux difficultés du maître à déshabituer ses élèves des plis antérieurs à leur admission à Summerhill, et dus selon lui à l’absence de liberté, l’absence de goût pour la vie, et la répression sexuelle. Il a une belle formule pour stigmatiser l’enseignement traditionnel : « Son travail ne concerne que cette partie de l’enfant qui est située au-dessus du cou et, forcément, la partie émotive et vitale chez l’enfant est pour lui un territoire étranger » (p. 42). Dans le système traditionnel, l’enfant est prisonnier : « L’enfant, façonné, conditionné, discipliné, refoulé, l’enfant prisonnier dont le nom est Légion vit dans tous les coins du monde. Il habite dans notre ville, juste de l’autre côté de la rue. Il est assis devant un pupitre ennuyeux, dans une école ennuyeuse, et, plus tard, il est assis devant un bureau plus ennuyeux encore, dans quelque entreprise, ou bien il travaille à la chaîne dans une usine. Il est docile, prêt à obéir à toute autorité, fanatique dans son désir d’être normal, conventionnel, correct, et il craint les critiques. Il accepte ce qu’on lui a enseigné, sans jamais se poser de questions, et il passe à ses enfants tous ses complexes, toutes ses peurs et toutes ses frustrations. » (p. 101). Neill précise souvent que l’autonomie n’est pas l’anarchie, mais que les règles sont fixées et respectées en commun. « La discipline scolaire, quand elle est bonne, peut ressembler à celle de l’orchestre. Trop souvent, elle ressemble à celle de l’armée. » (p. 149) ; « personne n’a le droit de forcer un enfant à étudier le latin parce que l’étude est une question de choix individuel ; mais si dans la classe de latin l’enfant s’amuse tout le temps on devrait l’en éjecter parce qu’il interfère avec la liberté des autres » (p. 321). Il consacre un chapitre à expliquer en quoi le mensonge est nuisible à l’éducation. Sur le vêtement, sujet sensible de nos jours, il remarque en passant : « par temps chaud, les garçons et les professeurs viennent à la salle à manger torse nu. Personne n’y prête attention. Summerhill relègue les petites choses à leur place, les traitant avec indifférence » (p. 174). À méditer par certains laïcards qui consacrent la moitié de leur énergie à calculer le nombre de millimètres qui transforment un chiffon en terrible voile islamique.

Psychologie et extinction du paupérisme

La méthode de Neill repose sur beaucoup de psychologie. Il tente de comprendre les traumatismes de l’enfant à l’origine de son attitude. Un bon extrait à étudier est un exemple du chapitre « L’instruction morale », sur un certain Billie, qui avait volé et cassé une montre. Neill lui expliqua comment naissent les enfants, et Billie lui rendit les morceaux de la montre : l’éducateur savait qu’il s’agissait d’un symbole du mystère de la vie caché à l’enfant ! (p. 234). Avec beaucoup de pédagogie, Neill explique pourquoi la criminalité est plus forte chez les pauvres : « Si les humains naissaient avec un instinct criminel, il y aurait autant de criminels venant de foyers de la classe moyenne aisée que de foyers de quartiers pauvres. Mais les gens aisés ont plus d’occasions de satisfaire leur ego. Les plaisirs qu’offrent l’argent, une ambiance de facilité, la culture, la fierté de ses origines, tout cela pourvoit aux besoins de l’ego. Parmi les pauvres, le moi dépérit. Seuls quelques garçons pauvres arrivent à se distinguer. Être un criminel ou un gangster, ou simplement un garnement, sont des façons de se distinguer. » (p. 253) ; « L’oppression éveille le défi et celui-ci naturellement cherche sa revanche. La criminalité est une revanche. Pour abolir le crime, nous devons abolir les choses qui poussent l’enfant à chercher vengeance. Nous devons lui montrer de l’amour et du respect » (p. 255) ; « Quand un adolescent doit rester dans un mauvais milieu avec des parents ignorants, il n’a pas l’occasion d’épuiser ses attitudes antisociales. Seule l’abolition de la pauvreté et des bas quartiers, combinée avec une éducation des parents, peut diminuer le nombre des délinquants. L’ultime cure de la délinquance juvénile serait de guérir la société de sa propre délinquance morale et de la variété concomitante de celle-ci, l’indifférence morale. Nous devons prendre position. Ou l’on choisit d’en faire baver au délinquant, ou l’on choisit de l’aimer » (p. 264). Un exemple pratique est l’excellent chapitre sur le vol, où, sans citer l’épisode des Misérables où Mgr Myriel offre ses chandeliers à Jean Valjean, Neill développe une théorie du don paradoxal : « Pour illustrer cette idée, je voudrais mentionner le cas d’un garçon qui roulait toujours sur les bicyclettes des autres. Il comparut à une assemblée générale et fut accusé de « violer constamment le règlement sur la propriété privée en utilisant les vélos des autres ». Verdict : « Coupable ! » Punition : « La communauté est priée de souscrire à l’achat d’une bicyclette pour le coupable. » La communauté souscrivit. » (p. 258). Citons la dernière phrase du livre, une réponse à une question lors d’une conférence : « Q. : Que peut faire un professeur quand un garçon joue avec son crayon pendant qu’il essaie d’expliquer une leçon ? R. : Le crayon, c’est le pénis. On a défendu au garçon de jouer avec son pénis. Guérison : obtenir des parents qu’ils lèvent l’interdiction. » (p. 338). Peut-on actualiser cette phrase en remplaçant « crayon » par « téléphone » ?!

Les dégâts de la répression de la sexualité

« La sexualité dans l’amour est le plus grand plaisir du monde, et si on le refoule, c’est justement parce qu’il est le plus grand plaisir » (p. 66). Neill était en avance sur son temps, sans être révolutionnaire, puisqu’il recherche par tous les moyens à apaiser la question sexuelle, en supprimant tous les interdits qui l’exacerbent. Cela est d’ailleurs reconnu par un rapport d’inspection daté de 1949 introduit dans l’ouvrage (p. 86). La « question de la naissance » (p. 50), c’est-à-dire les mensonges pudiques faits aux enfants sur leur naissance, et la masturbation, sont abordés maintes fois. Neill est obligé de respecter les lois en vigueur sur la sexualité, d’ailleurs les toilettes mixtes ont failli faire fermer l’école en 2000 ! « Si, par exemple, j’essayais de former une société dans laquelle les adolescents seraient libres de vivre leur vie sexuelle naturellement, je serais condamné, sinon emprisonné, comme corrupteur de la jeunesse. Ayant horreur des compromis, je suis pourtant dans l’obligation ici d’en faire un et de comprendre que ma destinée n’est pas de réformer la société, mais d’apporter le bonheur à un tout petit nombre d’enfants. » (p. 37). La mixité permet selon lui que « les relations entre les deux sexes semblent y être très saines » (p. 65). En supprimant la tentation, « il n’y a pas de voyeurs ». Quand un enfant est obsédé par les W.C. par exemple, au lieu de le gronder, il lui donne « dix jours de leçon sur les w.c. », ce qui satisfait sa curiosité et lui permet de passer à autre chose (p. 162). Il développe l’exemple d’un « John Smith », dans l’éducation traditionnelle : « Les mensonges sur les origines de la vie se combinèrent avec la peur qu’il avait eue de sa mère, à cinq ans, quand elle l’avait trouvé avec sa sœur, ou sa petite voisine, s’explorant mutuellement le sexe » (p. 103). Adulte, cela donne : « John et son cousin acceptent les lois stupides, mauvaises et haïssables sur le mariage et l’amour. […] Tous les deux espèrent bien que leurs fiancées seront vierges. […]Tous deux soutiennent ardemment l’état patriarcal. » (p. 103). Le portrait de « Mary » en est le pendant : « Dans le domaine sexuel, Mary est aussi ignorante et refoulée que son frère. […] D’une façon presque mystique, le monde masculin lui a fait penser et sentir que sa fonction dans la vie était uniquement de reproduire, et que le plaisir sexuel était le domaine de l’homme. » (p. 104). Un passage autobiographique donne la clé de l’attitude de Neill, et explique pourquoi la peur du sexe et la religion, dont il rejette la pratique, sont mêlés : « Quand j’avais six ans, ma sœur et moi découvrîmes mutuellement nos organes génitaux et, naturellement, nous jouâmes l’un avec l’autre. Ma mère nous prit sur le fait et nous rossa sévèrement ; je fus enfermé dans une pièce obscure pendant plusieurs heures et, une fois sorti, je dus, à genoux, demander pardon à Dieu. Il me fallut bien des années pour me remettre de ce choc et, à vrai dire, je me demande parfois si je m’en suis jamais remis. » (p. 192). Neill n’hésite pas à donner de sa personne : « Je me suis moi-même promené nu et ai encouragé un de mes professeurs, une femme, à le faire, afin de satisfaire la curiosité d’un petit enfant qui avait honte de son corps » (p. 212). Son anarchie sexuelle n’est pas sans un certain conformisme : « l’amour libre est indigent parce que c’est de la luxure sans tendresse, ni chaleur, ni affection réelle » (p. 219).

L’homosexualité

Neill est victime des préjugés de son temps, et de son aveuglement freudien sur l’homosexualité : « Je me demande aussi jusqu’à quel point l’homosexualité si répandue ne provient de ce qu’on tolère les activités homosexuelles chez un enfant et de ce qu’on condamne ses activités hétérosexuelles » (p. 194). Il cite plusieurs fois l’ouvrage de Bronislaw Malinowski sur les îles Trobriand, comme si cette étude contenait l’alpha et l’oméga de l’ethnologie ! « Le fameux anthropologiste Malinowski nous raconte qu’il n’existait pas d’homosexualité chez les Tobriands (sic) jusqu’au jour où des missionnaires pudibonds mirent les filles et les garçons dans des habitations séparées » (p. 196). On relève des affirmations péremptoires plutôt naïves et ridicules : « en trente-huit ans, l’école n’a produit aucun homosexuel. La raison en est que la liberté donne des enfants sains » (p. 218). Neill lie châtiment corporel et homosexualité : « Le châtiment corporel est mauvais parce qu’il est une marque de cruauté et de haine. Il rend à la fois celui qui le donne et celui qui le reçoit haineux. Il est l’expression d’une perversion sexuelle inconsciente. Dans les communautés où la masturbation est réprimée, le châtiment est donné sur la main – le moyen de la masturbation. Dans les écoles de garçons où l’homosexualité est réprimée, les coups de canne sont donnés sur le derrière – l’objet du désir » (p. 322). Cependant, à l’instar de Montesquieu, Neill n’en appelle pas à la répression, bien au contraire : « Des citoyens pro-vie ne toléreraient pas notre Code Pénal, nos méthodes d’exécution, les peines infligées aux homosexuels, notre attitude envers la bâtardise. Aucune personne pro-vie ne pourrait s’asseoir dans une église et se réclamer du titre de misérable pécheur. » (p. 312).

Lionel Labosse


Voir en ligne : Le site de Summerhill


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