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Je suis peut-être vulgaire, mais ma musique ne l’est pas.

Amadeus, pièce de Peter Shaffer et film de Miloš Forman

L’Avant-Scène théâtre, 1979 (2005), 142 p., 13 €

samedi 17 octobre 2020, par Lionel Labosse

Amadeus (1979), la pièce de Peter Shaffer est un des livres inscrits sur la liste proposée au Bulletin Officiel de l’Éducation nationale pour le thème de BTS « De la musique avant toute chose ? », ainsi que le film qu’en a tiré Miloš Forman en 1984, sur un scénario de Shaffer lui-même. Je les ai choisis parce que c’est un de mes films favoris, et que c’était l’occasion d’en approfondir la genèse. Il obtint d’ailleurs 8 oscars, dont meilleur film, réalisateur, scénario, et acteur pour Murray Abraham, alors que Tom Hulce était également nommé ! De plus, cela complètera la lecture de Ma vie avec Mozart, d’Éric-Emmanuel Schmitt pour faire une bonne séquence spéciale Mozart, grande découverte sans doute pour nos étudiants. Il a fallu que je lise l’article de Wikipédia pour apprendre un fait que l’adaptateur (et non simplement traducteur) de la pièce en français, Pol Quentin, se garde de dire dans sa courte préface : Peter Shaffer a réécrit une pièce de Pouchkine intitulée Mozart et Salieri parue en 1830, et adaptée en « opéra de chambre » en 1898 par Nikolaï Rimski-Korsakov. Voilà donc une œuvre biographique qui suit en plus modeste le même cheminement de mythe littéraire qui fut celui de Don Juan, qui passe aussi par Mozart et par Pouchkine ! Dans le film, le passage sur Don Giovanni, bien plus développé que dans la pièce, est un des moments de cinéma les plus intenses & géniaux que je connaisse. Le texte de la pièce est très scatologique, bien plus que ce qu’en a gardé le scénario du film, mais cela n’a pas empêché la pièce de connaître un grand succès international. En France, elle avait été créée à Paris en 1982 au Théâtre Marigny par Roman Polanski, metteur en scène et acteur. Wikipédia nous apprend que Forman avait déjà réservé les droits dès qu’il avait vu la pièce lors de sa création anglaise, bien avant Polanski. J’ignore quelle fut la réaction de ce dernier lors de la sortie du film ou même lors de l’achat des droits : a-t-il eu envie de l’adapter lui-même ? Enfin c’est intéressant de voir ces deux immenses cinéastes tourner autour de cette histoire de rivalité entre deux musiciens !

La pièce de Peter Shaffer. Acte I.

La pièce contient un grand nombre de rôles. Lors de la reprise en 1985 par Stéphane Hillel, la troupe comptait 11 comédiens, dont Jean Piat (Salieri) et Lorant Deutsch (Mozart). Cela commence par des cancans rapportés par plusieurs « Venticelli » (brises), dont ceux sur la mort de Mozart : « Quand Mozart était mourant. / Il prétendait qu’on l’avait empoisonné. / On dit qu’il accusait quelqu’un. / Apparemment Salieri. / Personne ne l’a cru. / On sait très bien de quoi il est mort… Mozart ! / Syphilis, bien sûr. / Comme tout le monde » (p. 13). La scène II est un monologue de Salieri, dans son appartement en 1823. Il raconte son serment d’enfant né dans une famille modeste : « Et, moi aussi, j’ai passé un marché avec lui. À genoux, je l’ai prié, prié de toute mon âme, ce « Dieu des contrats ». « Aide-moi, Seigneur, aide-moi à devenir un grand compositeur ! Accorde-moi la renommée nécessaire pour en jouir pleinement. En retour, j’en fais le serment : je vivrai dans le bien, la rigueur et la vertu » […] « Dès le matin suivant – écoutez-moi bien –, un ami de ma famille me propose de m’emmener à Vienne ! La ville de la Musique ! Et, miracle, il s’offre à payer mes études musicales… De toute évidence, Dieu a accepté mon marché ! Quelque temps plus tard, je suis présenté à l’Empereur ! Il m’accorde sa protection ! » (p. 19). Hélas, en même temps, l’enfant Mozart parcourt l’Europe en enfant prodige… Précisons que Antonio Salieri (1750-1825) est l’aîné de Mozart (1756-1791) de 6 années seulement. L’histoire inventée par Pouchkine 5 ans après sa mort ne repose sur aucun fait réel ; au contraire, Salieri n’avait aucune raison de jalouser Mozart car il connaissait un bien plus grand succès, et lui a même refilé plusieurs livrets qu’il ne pouvait pas composer. La pauvreté de Mozart est aussi une légende, car il était honorablement pensionné mais dilapidait sa fortune au jeu. On ne sait pas de quoi est mort Mozart si jeune, mais quand on connaît l’Histoire de ma vie de leur contemporain Casanova, on doute qu’un noceur de l’époque qui avait de quoi payer un médecin ait pu mourir de la syphilis.
Salieri poursuit son monologue dans la scène III et casse le 4e mur en s’adressant au public du futur : « Vous tous, mesdames et messieurs, quand vous viendrez au monde, on vous apprendra que nous, les musiciens du XVIIIe siècle, n’avons été que les valets du pouvoir ou des gens bien nés. C’est tout à fait vrai ! Et c’est aussi complètement faux ! Oui, nous avons été des serviteurs. Mais des serviteurs éclairés. Nous avons employé nos talents à célébrer des vies d’hommes ordinaires : des banquiers, des fonctionnaires, des militaires, des politiciens. Mais nous avons donné une dimension sacrée à leur insignifiance. Nous avons rythmé leurs processions pour qu’ils s’y pavanent. Écrit des sérénades pour qu’ils se courtisent. Nous avons soufflé dans des cors pour leurs chasses. Battu tambour pour leurs guerres. Les trompettes ont sonné quand ils venaient au monde. Les trombones ont gémi quand ils le quittaient. Les saveurs de leur passage sur terre, ils nous les doivent ! Car ils demeurent à cause de nous. On se souvient de notre musique !! Tandis que leurs exploits politiques sont depuis longtemps oubliés ! […] Alors… avant de nous traiter de laquais, demandez-vous qui servait qui ? Et qui, dans vos générations, mesdames et messieurs, vous immortalisera, vous ? » (p. 21). Voici enfin par glissement temporel, la représentation d’une scène (sc. 4) avant l’arrivée du jeune Mozart à Vienne, où les musiciens de la cour causent de lui : « Rosenberg : « Je l’ai entendu aussi. Un jeune homme qui tente d’outrepasser son talent. Trop de brio. Trop de notes. Beaucoup trop de notes ! » (p. 24). Une accusation qu’on retrouvera dans le film. La scène 5 est une scène savoureuse reprise (en moins salé) dans le film, dans laquelle Salieri se cache dans une bibliothèque pour y savourer des gourmandises, et y assiste involontairement à une scène infantile et scatologique entre Mozart et Constanze sa fiancée. Extrait : « Tu trembles ! Il crève de peur ton gros chat fourré. Je le sais. Je le sens. (Il chuchote :) Tout à l’heure, toi, tu vas en faire caca dans ta culotte. (Elle pousse un cri perçant mais elle n’est nullement scandalisée. Il ricane.) Et ça va se répandre sur le plancher » (p. 29). Les chahuteurs sont avertis que « Madame la baronne attend », et sans transition, Mozart dirige une sérénade, que Salieri commente longuement : « Et… aussitôt, le concert a commencé. J’ai écouté à travers la porte. Une sérénade. J’étais encore trop horrifié par ce que je venais d’entendre pour y prêter une oreille attentive. Mais… peu à peu… le son d’un adagio s’est imposé, solennel, en mi bémol. (On l’entend.) Cela débutait assez simplement : un souffle ! Dans les registres les plus graves… bassons et cornes de basset. Un bruit de vieux pressoir un peu rouillé. Ç’aurait été presque comique si la lenteur même du motif ne lui avait conféré une sorte de « sérénité ». Et puis… tout à coup… dominant tout… une note ! Une seule. Très haute… de hautbois (On l’entend.) Elle restait là… comme suspendue… déchirante, jusqu’à la limite extrême de son souffle ! Une clarinette l’a peu à peu adoucie, dissoute même en une modulation d’une grâce telle… que j’ai senti monter mes larmes. (Avec une émotion et une force croissante :) Le vieux pressoir s’est remis à grincer sourdement… mais des instruments aux sonorités plus claires le dominaient ! Les sons me pénétraient, me transperçaient en gémissant, me cernaient… longs rubans de souffrance… autour de moi. Jamais je n’avais entendu cela. J’ai éprouvé soudain le besoin de fuir ! De courir. Pour me délivrer ! Et… trébuchant dans les escaliers, j’ai franchi le seuil de la maison… Je me suis retrouvé dans la rue… par une nuit glaciale… à bout de souffle ! Que m’arrivait-il ? Une douleur inconnue me broyait le crâne… J’ai interpellé mon vieux Christ de Legnago. « Seigneur… dis-moi quelle est cette souffrance ? Cette exigence ? Cet ordre dans le son ? Un son désespéré… qui comble pourtant celui qui l’entend ? Est-ce Ton exigence ? Ta souffrance ? Ta volonté ? Se pourrait-il, Seigneur, que ce son vînt de Toi ? » La musique me parvenait encore, faiblement, de ce salon au-dessus de moi… dans cette rue vide et froide… Et je restais là… pétrifié ! Il me semblait que je venais d’entendre, oui… que je venais d’entendre la voix de Dieu ! Et cette voix émanait d’une créature dont je venais – aussi – d’entendre la voix ! Celle d’un enfant… obscène ! » (p. 32). Lors de la réception de Mozart par l’Empereur, Salieri joue une marche d’accueil. Après le départ de l’Empereur, Mozart joue de mémoire la marche, et l’améliore par bidouillage : « (Il recommence les premières mesures mais cette fois s’arrête sur la respiration qui précède la quatrième. Il la répète avec un déplaisir évident.) Cette tierce ne marche pas bien, ici. Vous ne trouvez pas ? Essayons la quarte… (Il le fait et a un sourire de bien-être.) Oui, voilà… Voilà !… N’est-ce pas ?
(Il répète la nouvelle phrase et y arrive brillamment, avec l’arpège de trompette militaire bien connu qui caractérise la fameuse marche du Mariage de Figaro : Non piu andrai. Puis, utilisant délicatement, presque timidement, une note à la fois, il aboutit à l’air désormais fameux. Il continue à jouer, improvisant avec bonheur cette marche que nous connaissons tous, en souriant avec jubilation à Salieri, chaque fois qu’il arrive à la modification de la troisième phrase. Salieri le regarde, un sourire figé sur le visage. Le jeu de Mozart devient de plus en plus exhibitionniste, révélant au public le formidable virtuose qu’il est. Pendant tout ce temps, il est totalement inconscient de l’offense qu’il inflige. Enfin, il termine sa Marche dans un éclaboussement d’accords triomphants. Un long silence… » (p. 42).
Mozart dans la pièce a le don de gaffer en permanence, avec un goût prononcé pour la scatologie, par exemple à propos de Gluck : « Non. C’est vraiment trop fort ! Le chevalier Gluck déclare ! Le chevalier Gluck affirme ! Quel chevalier ? De mes fesses ! Moi aussi je suis chevalier. Le pape m’a fait chevalier quand je pissais encore au lit » (p. 47). Avec un verre de trop, il se lâche sur Salieri, qui n’est jamais bien loin : « Pourquoi les Italiens ont-ils si peur de la moindre difficulté en musique ? Montrez-leur un passage chromatique et ils s’évanouissent ! (D’une voix de fausset :) Morboso ! Nervoso ! Ohime !… Pas étonnant que la musique dans cette Cour soit si ennuyeuse… Et dans l’opéra, les mêmes conventions ! Usées jusqu’à la corde ! (Il le montre sur le clavier.) Tremolando pour montrer la colère. Sforzando, pour la passion ! Mi mineur pour la terreur ! Et ainsi de suite comme des ânes qui tournent autour d’une meule ! » (p. 51). Et encore : « Il ne bande plus ! Tu as entendu sa musique ? Pom. Pom… Pom. Pom. Pom… Tonique et dominante. Jusqu’à la fin du monde. On voit tout de suite qu’il ne peut plus baiser. Moi, je peux ! C’est tout ! » (p. 57).

Amadeus (1984) de Milos Forman. Mozart virtuose de la queue de billard.
© Milos Forman

Acte II

Salieri rompt son vœu de chasteté, et parce que Mozart a baisé sa cantatrice prodige qu’il n’a jamais osé toucher, il propose sans ambiguïté de faire obtenir à Mozart une faveur par l’Empereur, contre les faveurs de Constanze, devenue sa femme. Quand elle se rend avec répugnance, il la repousse et préfère séduire sa Katherina, qui saute dans son lit par gourmandise : « Elle y resta de longues années. Et j’effaçai bien vite de son « petit corps » la sueur et l’odeur de l’« Amadeus » qui m’y avait précédé ! Fidélité, vertu, droiture… fini tout cela ! Quant à mon vœu de chasteté… basta ! (Les lumières changent) » (p. 76).
Mozart défend son esthétique à propos des Noces de Figaro auprès des musiciens de la cour, qui sont aussi des francs-maçons l’ayant accueilli dans leur loge :
« Mozart : Je veux mettre en scène des gens réels, monsieur le baron, dans un lieu réel : un boudoir par exemple. Parce que c’est pour moi l’endroit le plus excitant du monde. Des sous-vêtements épars sur le sol, des draps encore chauds d’un corps de femme, même un pot de chambre qui brille sous le lit ! » […] « Van Swieten : J’aurais cru, maintenant que vous faites partie de notre fraternité maçonnique, que vous choisiriez des thèmes plus élevés. Mozart : (agacé) Plus élevés ! Plus élevés ! La seule chose qu’un homme devrait voir plus élevée, c’est sa queue ! » (p. 81). Les musiciens de la cour, sur une idée de Salieri, prétextent un décret de l’empereur contre les ballets pour faire supprimer la scène de la danse dans la cérémonie de mariage de Figaro. Mozart crie à la « conspiration » (p. 88) et il a raison. Coup de théâtre, l’Empereur vient assister à une répétition, et face aux explications, exige : « Je souhaite entendre la musique de Mozart » (p. 92). La scène de l’annonce de la mort de Leopold, le père de Mozart, est moins réussie que dans le film. Mozart le qualifie de « vieux con » devant Salieri, juste avant d’apprendre sa mort par la rumeur des Venticelli, ce qui entraîne une autoflagellation : « Dire qu’il a veillé sur moi à chaque instant et que moi je l’ai trahi… » (p. 98).
Malgré sa fourberie, Salieri est admiratif : « Un père plus accusateur que dans aucun opéra. Je regardais… j’écoutais Don Giovanni, sidéré de voir que, de sa vie de tous les jours, Mozart tirait la quintessence de son art ! Nous étions, lui et moi, des hommes ordinaires. Mais… lui, de cette banalité recréait des légendes. Moi, des légendes, je ne tirais que des banalités » (p. 99). La pièce insiste sur la pauvreté de Mozart, ce qui est faux, il faudrait plutôt parler de prodigalité : « On dit qu’il a commencé à mendier » (p. 106). Lors de la création de La Flûte enchantée dans une salle populaire, Van Swieten est furieux et accuse Mozart de trahison pour avoir « dévoilé nos rites dans une parade de foire » (p. 118). La mort de Mozart est moins réussie qu’elle le sera dans le film, Constanze recueille son dernier soupir, mais la musque ne joue pas un grand rôle. Salieri nous apprend qu’elle se remaria, et entretint la légende de Mozart : « Personne n’était plus aimable que lui. En dix ans d’un mariage heureux, je ne l’ai jamais entendu dire une grossièreté. La pureté de sa vie est le reflet de celle de sa musique. (Plus vivement :) En vendant ses manuscrits, je ne tiendrai compte que des caractères : tant de notes, tant de shillings. C’est plus simple » (p. 131). Et la conclusion de Salieri est ironique : « Quant à moi… je suis resté trente-deux ans dans cette cité de la Musique que j’avais fondée ! Embaumé, englué de gloire… jusqu’à en être prisonnier… J’ai peu à peu compris le châtiment de Dieu ! (D’une voix forte :) Être pendant trente-deux ans qualifié de « compositeur distingué » par des gens incapables de distinguer quoi que ce soit ! Sentir, en l’écrivant, l’absolue nullité de ma musique ! Voir un public pleurer en l’écoutant ! S’enrouer en l’acclamant ! La nullité saluant la nullité… Être pendant trente-deux ans le compositeur préféré des sourds ! Tel a été mon enfer ! Et enfin… dernier coup de grâce de Dieu : le silence ! […] La musique de Mozart s’élèvera partout ! La mienne s’éteindra partout… » (p. 133).
Bon, je ne suis pas transcendé par cette pièce et son discours sur les grands génies incompris de leur temps. Mozart a vécu, selon les termes du thème de BTS « À toute vitesse ! », une vie « fulgurante et exceptionnelle », mais une sacré vie, et Salieri aussi, et son œuvre est toujours jouée, certes moins que Mozart, et il y a de nombreux compositeurs bien plus oubliés que Salieri. Ce qui est intéressant maintenant, c’est de comprendre comment de cette pièce intéressante mais sans plus, Miloš Forman a fait un chef-d’œuvre.

Le film de Miloš Forman

Le scénario bouleverse la pièce dans le bon sens, et cette réussite incroyable semblerait prouver la supériorité du cinéma sur le théâtre, s’il n’était de nombreux contre-exemples. Le film commence sur une tentative de suicide de Salieri, puis son internement dans un hôpital, où un jeune prêtre lui rend visite, qui constituera pour le film un narrataire substitutif au public dans la pièce (c’est à lui que l’histoire est racontée par Salieri vieux). Salieri tente de se faire reconnaître en lui jouant des airs connus à Vienne, hélas le prêtre n’en reconnaît qu’un, qui est de Mozart (la Petite musique de nuit). Salieri se met alors à raconter sa vie, ouvrant le récit encadré. Petit, il aimait passionnément la musique. Dans le film, c’est la mort soudaine de son père, et non la générosité d’un ami de la famille qui exauce son vœu de renoncer à tout pour la musique. Cela permet un lien thématique avec la relation de Mozart, qui passe pour un double réussi de Salieri, avec son propre père. Le succès de Mozart en enfant prodige ou singe savant est rappelé par l’image et le récit, puis on passe à une réception non pas chez une duchesse, mais chez le prince archevêque de Salzbourg, une séquence grandiose. C’est la scène scatologique de la pièce en résumé, mais on comprend le contraste entre la grossièreté de Mozart et sa passion pour la musique. Son concert est apprécié par le public, mais le prince archevêque est hors de lui à cause du retard et de la nonchalance. Mozart, acclamé par le public, fait une révérence en montrant son derrière au prince. On a donc fait connaissance avec l’acteur Tom Hulce, qui fut préféré à des acteurs plus connus, et qui ne fit pas une carrière grandiose par la suite, mais qui me semble parfait dans ce rôle grotesque et sublime. Wikipédia nous apprend qu’il a travaillé le piano d’arrache-pied pour être capable de jouer certaines pièces sans trucage.

Amadeus (1984) de Milos Forman. Mozart fait la révérence au public, devant le prince archevêque de Salzbourg.
© Milos Forman

Salieri est subjugué par la musique de Mozart, et c’est là une scène très fidèle à la pièce. Ce qui est remarquable dans le film, c’est la virtuosité du jeu de correspondances et de succession entre le montage images et le montage son. Une image suggère une œuvre, ou Mozart a une inspiration, et on l’entend ou la voit aussitôt reconstituée dans son interprétation, si besoin sur scène si c’est un opéra.
L’empereur reçoit Mozart sur le conseil des musiciens de la cour (dont les avis divergent cependant) et lui commande un opéra en allemand après une longue hésitation. La scène de la réception du jeune prodige est une autre grande réussite, fidèle à la pièce, qui révèle son impatience et son génie. Dans le film, c’est l’empereur qui joue, pesamment, la marche composée par Salieri. En improvisant au piano sur cette marche, Mozart trouve l’air des Noces de Figaro « Non piu andrai ». Cela vexe Salieri, car Mozart n’y met pas les formes (conformément à la pièce : « totalement inconscient de l’offense qu’il inflige »). La création de L’Enlèvement au Sérail est un triomphe qui révèle l’enthousiasme de Mozart à la direction d’orchestre. Les plans de ce type d’ailleurs sont nombreux au fil du film, et Mozart y est de plus en plus préoccupé, de moins en moins gai. L’empereur le félicite, mais comme Salieri dégoûté par cette musique qui pouvait à l’époque provoquer la même incompréhension que le « schmaltz » dont parle Carl Wilson ou que la variété sautillante de Claude François, il reproche « trop de notes ». Brillant enchaînement (comme dans tout le film) avec l’incident créé par la mère de Constanze, qui présente sa fille fiancée à Mozart et provoque la jalousie de la cantatrice et par ricochet de Salieri, qui comprend que Mozart a possédé sa protégée. Constanze apporte en secret des partitions originales à Salieri, dépourvues de ratures, qui n’en croit pas ses yeux et les trouve prodigieuses, mais en tire une haine contre Mozart. De dépit, il jette son crucifix au feu (scène qui serait sans doute auto-censurée sinon censurée de nos jours) et se consacre à ruiner la carrière de son rival devant Dieu. Le père de Mozart arrive à Vienne après avoir sollicité une « seconde chance » auprès du prince archevêque de Salzbourg. Il espère ramener son fils, mais peine perdue. Sa présence est peu appréciée de sa bru, à qui il reproche de mal tenir la maison. La scène de la fête à laquelle Mozart convie son père est grandiose. Il s’y livre à divers défis de virtuosité, et se moque de Salieri sans voir que celui-ci assiste masqué à la scène. Salieri envoie une servante chez Mozart, en prétendant qu’elle est défrayée par un admirateur anonyme. Il en profite pour espionner, et découvre la partition des Noces de Figaro, qu’il dénonce à l’empereur, lequel a fait interdire la pièce de Beaumarchais. C’est une autre grande scène du film, bien meilleure que celle de la pièce où la justification n’a lieu que devant les musiciens de la cour. Devant l’empereur et les musiciens, Mozart est sommé de se justifier, et il le fait en reprenant des arguments épars dans la pièce, le fait qu’il a éliminé les aspects politiques, et qu’il a joué sur la virtuosité, supprimant les récitatifs pour les remplacer par des airs d’une durée et d’un nombre de solistes inédits. Quant aux sujets nobles tirés des mythes, Mozart lâche devant l’empereurs qu’ils lui donnent l’impression que les chanteurs « chient du marbre » ! C’est le moment de la réplique fameuse : « Je suis vulgaire, mais pas ma musique, je vous l’assure ! » Salieri glisse hypocritement une idée à ses collègues, de « protéger » Mozart de la colère de l’empereur. Et c’est la savoureuse scène des répétitions, où le directeur de la musique déchire des pages de la partition, puis l’empereur assiste à l’improviste à une répétition (exactement comme dans la pièce) et exige d’entendre la musque du ballet silencieux. On enchaîne directement sur la première, le dépit de Salieri de reconnaître un chef-d’œuvre, et le bâillement inespéré de l’empereur qui fait tomber la pièce. Devant Salieri, Mozart proclame que c’est le meilleur opéra jamais écrit. Où l’on vérifie que la vanité des grands hommes n’a pas été inventée par Didier Raoult ! Une scène importante et coûteuse en termes de budget est ajoutée à la pièce, le triomphe de l’opéra de Salieri Axur, re d’Ormus sur un livret de Lorenzo da Ponte d’après Beaumarchais. L’extrait relativise l’idée de base de la pièce, en montrant un opéra grandiose qui donne envie de le découvrir. Wikipédia nous apprend d’ailleurs qu’il connut un immense succès en France, et que comme Figaro, on lui donna un sens politique, ce qui là aussi relativise les propos tenus dans la pièce et le film sur la prétendue déchéance artistique de Salieri.

Amadeus (1984) de Milos Forman. Dix photogrammes.
© Milos Forman

On enchaîne sur la séquence sublime de l’anonce de la mort du père alors que Mozart revient d’une fête, et la représentation de Don Giovanni que j’ai déjà évoquée dans l’article dédié, sommet du 7e art à mon goût. C’est la seule scène d’opéra qui nous soit d’ailleurs donnée en entier comme une mise en abyme de ce que Forman aurait pu faire dans le domaine. Il s’agit évidemment d’une mise en scène censée être d’époque, destinée à un public que cela fait frémir (mais à relativiser par la parodie subséquente). Le montage alterné entre la loge de Salieri, le spectacle et Mozart conduisant l’orchestre, bien moins allègre et plus habité que lors des autres extraits où il dirige, est sublime. Le four auquel on aboutit est évidemment une liberté avec la vérité historique, puisque la création à Prague (dans le thèâtre même où ces séquences d’opéra furent tournées) fut un triomphe.
Un homme masqué de noir frappe à la porte de Mozart pour lui donner une forte somme d’argent en échange d’une messe des morts à écrire à toute vitesse. Salieri nous apprend (enfin au jeune prêtre narrataire) que c’est son idée et son messager. Une longue scène magnifique reconstitue une parodie spectaculaire de Don Giovanni par Emanuel Schikaneder, qui propose à Mozart, venu y assister avec Constanze et leur fils, d’écrire un opéra pour lui, avec la moitié des recettes et un succès assuré par un public moins snob. Schikaneder connaît d’ailleurs Mozart depuis dix ans, et il aurait peut-être constitué une autre bonne entrée pour un biopic. Le scénario fait interférer l’écriture du Requiem et celle de l’opéra, avec l’appât du gain de Constanze et le goût de Mozart pour la « vie fulgurante », qui le fait passer ses nuits avec l’équipe de joyeux drilles de Schikaneder. On est dans la fiction pure, mais il serait intéressant de connaître les sources de ces idées absentes de la pièce de Shaffer. Constanze vide la maison, et sa mère vient faire des reproches à Wolfgang, auquel ses vociférations inspirent l’air de la reine de la nuit, formidable enchaînement sur la représentation, encore un grand moment de cinéma car il s’y passe plusieurs choses en même temps, Salieri dans sa loge comme d’habitude, Mozart qui dirige et a un malaise, l’autre chef qui le remplace au pied levé, et tout le monde qui tâche de soigner Mozart sans interrompre la pièce. Ce procédé de narration soutient l’impression de vie vécue « À toute vitesse ».

Amadeus (1984) de Milos Forman. Simon Callow interprétant Papageno.
© Milos Forman

Les costumes de Papageno, Papagena, et l’interprétation de Schikaneder par Simon Callow dont c’était le 1er rôle avant qu’il devînt un acteur fétiche de James Ivory (le professeur de Maurice dans Maurice par exemple), sont un grand moment qui fait regretter une mise en scène de l’opéra entier, comme tous les morceaux d’opéra montrés dans le film. Dernier enchaînement osé mais génial : Salieri raccompagne Mozart chez lui après son malaise, et le manipule pour qu’il se tue littéralement à terminer son Requiem malgré son état, en se faisant son copiste. La somme des sentiments contradictoires perceptibles dans le jeu de Murray Abraham (qui reçut un Oscar pour ce rôle, mais Tom Hulce était aussi nominé) est impressionnante : incompréhension, admiration, compassion, fourberie, jalousie… La fin brode avec la légende (enterrement à la fosse commune) puis revient au récit-cadre, avec une traversée de l’asile sous les yeux de Salieri qui rappelle Vol au-dessus d’un nid de coucou. Ah ! en parlant de ça, j’allais oublier de dire combien ce Mozart est sous l’œil de Forman, un héros profondément tchèque. Mais je l’ai déjà écrit ici.

 Notez qu’il existe sur Wikipédia un article Mozart et la scatologie.
 Pour continuer avec Mozart, lire nos articles sur Ma vie avec Mozart, d’Éric-Emmanuel Schmitt et sur Don Giovanni.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Le film de Miloš Forman en version espagnole !


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