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Zola, Philip Pilkington, Oxfam, Bernard Arnault, Wolinski
« Pauvres & Riches » : et si la vieille lune gauchiste de « lutte des classes » n’était pas si absurde ?
Corpus pour une synthèse de CGE BTS 1re année, avec corrigé.
samedi 30 septembre 2023, par
En cette rentrée 2023, voici un corpus pour une synthèse que j’ai construit pour mes étudiants de 1re année. Je pense que c’est le sujet qui les concerne le plus, malgré l’enfumage de l’« abaya qui cache la forêt », selon la formule de Salim Laïbi. Je rappelle que cet exercice scolaire ne consiste pas à donner son avis sur les documents du corpus, mais à en effectuer une synthèse objective, même si on n’est pas d’accord avec les documents. Cependant, ma déontologie et mon éthique m’oblige à encourager les étudiants à exercer leur esprit critique sur les documents que je leur fournis, tout en leur rappelant les règles de l’exercice.
La synthèse est un bel exercice très formateur, et malheureusement, comme c’était prévisible, quelques jours avant de quitter le ministère, Pap Ndiaye a publié le 13 juillet sur Legifrance une réforme de l’enseignement de la Culture Générale & Expression en BTS, la matière qui faisait ma fierté et mon plaisir de travailler avec un sentiment d’utilité sociale. Je m’y attendais parce que j’avais bien vu qu’il restait un truc à détruire qui avait échappé à Blanquer. Pap Ndiaye s’en est chargé juste avant de dégager. Et son successeur agite le chiffon rouge de l’abaya pour éviter qu’on remarque ce crime contre l’esprit [1]. Oui, rédiger une synthèse était devenu trop difficile pour des aspirants techniciens supérieurs. L’Intelligence Artificielle fera ça pour eux, et il leur suffira de savoir répondre à deux ou trois questions de cours, régurgiter le gloubiboulga qu’on leur aura fourgué… La désinstruction nationale se poursuit.
Depuis la première version de cet article, j’ai assisté en octobre 2023 à une réunion explicative sur ces nouveaux programmes. J’ai constaté que la plupart des enseignants participants étaient d’accord avec moi : c’est du nivelage par le bas. En lieu et place d’un exercice nouveau et complexe (la synthèse) qui leur permettait de s’élever par la difficulté et de se sentir « technicien supérieur », nos étudiants vont se retrouver avec la réduplication de « questions » et d’un « essai » qui ressemblent à ce qu’on leur demande perpétuellement au brevet du collège, puis à l’épreuve de français en première, que ce soit en bac pro ou bac général & technologique. Rien qui ressemble à un exercice digne d’un cadre technicien supérieur. Et pendant qu’on nivelle par le bas, on nous apprend que désormais les programmes et les compléments ne seront plus sur Eduscol (le site des ressources pour les enseignants du secondaire), mais sur un site dédié à l’enseignement supérieur… J’espère que du coup, au moins, le statut des étudiants de BTS ne sera plus « lycéen » mais « étudiant », car je suis toujours choqué qu’ils soient infantilisés en étant traités comme des lycéens pendant que leurs camarades en fac ou en IUT sont traités en adultes. Cela contribue pour certains d’entre eux à les encourager à continuer à se comporter en collégiens. Derrière ça, j’ai peur que d’ici quelque temps on perde la « pondération » dont les professeurs de post-bac bénéficient (1 heure de cours est payée 1,25) qui ne se justifierait plus vraiment…
Étant donné qu’il s’agit de la dernière synthèse que je bâtis pour des 1re année, je peux vous proposer le corrigé…
Document 1 : Le Ventre de Paris (1873), roman d’Émile Zola (1840-1902), chapitre IV.
Florent a été arrêté par erreur à la suite du coup d’État du 2 décembre 1851, il a été déporté au bagne de Cayenne en Guyane, dont il a réussi à s’évader. Il arrive à Paris en 1858 et obtient une place d’inspecteur au pavillon de la marée, à l’intérieur des Halles. Il devient ami avec Claude Lantier, artiste peintre bohème. Lors d’une promenade, celui-ci expose sa théorie des Gras & des Maigres, dont il tire des estampes.
— Est-ce que vous connaissez la bataille des Gras et des Maigres ? demanda-t-il.
Florent, surpris, dit que non. Alors Claude s’enthousiasma, parla de cette série d’estampes avec beaucoup d’éloges. Il cita certains épisodes : les Gras, énormes à crever, préparant la goinfrerie du soir, tandis que les Maigres, pliés par le jeûne, regardent de la rue avec la mine d’échalas envieux ; et encore les Gras, à table, les joues débordantes, chassant un Maigre qui a eu l’audace de s’introduire humblement, et qui ressemble à une quille au milieu d’un peuple de boules. Il voyait là tout le drame humain ; il finit par classer les hommes en Maigres et en Gras, en deux groupes hostiles dont l’un dévore l’autre, s’arrondit le ventre et jouit.
— Pour sûr, dit-il, Caïn était un Gras et Abel un Maigre. Depuis le premier meurtre, ce sont toujours les grosses faims qui ont sucé le sang des petits mangeurs… C’est une continuelle ripaille, du plus faible au plus fort, chacun avalant son voisin et se trouvant avalé à son tour… Voyez-vous, mon brave, défiez-vous des Gras.
Il se tut un instant, suivant toujours des yeux leurs deux ombres que le soleil couchant allongeait davantage. Et il murmura :
— Nous sommes des Maigres, nous autres, vous comprenez… Dites-moi si, avec des ventres plats comme les nôtres, on tient beaucoup de place au soleil.
Florent regarda les deux ombres en souriant. Mais Claude se fâchait. Il criait :
— Vous avez tort de trouver ça drôle. Moi, je souffre d’être un Maigre. Si j’étais un Gras, je peindrais tranquillement, j’aurais un bel atelier, je vendrais mes tableaux au poids de l’or. Au lieu de ça, je suis un Maigre, je veux dire que je m’extermine le tempérament à vouloir trouver des machines qui font hausser les épaules des Gras. J’en mourrai, c’est sûr, la peau collée aux os, si plat qu’on pourra me mettre entre deux feuillets d’un livre pour m’enterrer… Et vous donc ! Vous êtes un Maigre surprenant, le roi des Maigres, ma parole d’honneur. Vous vous rappelez votre querelle avec les poissonnières ; c’était superbe, ces gorges géantes lâchées contre votre poitrine étroite ; et elles agissaient d’instinct, elles chassaient au Maigre, comme les chattes chassent aux souris… En principe, vous entendez, un Gras a l’horreur d’un Maigre, si bien qu’il éprouve le besoin de l’ôter de sa vue, à coups de dents, ou à coups de pied. C’est pourquoi, à votre place, je prendrais mes précautions. Les Quenu sont des Gras, les Méhudin sont des Gras, enfin vous n’avez que des Gras autour de vous. Moi, ça m’inquiéterait.
Document 2. « Des émeutes de la faim ? L’épicentre ukrainien de la crise française », article de Philip Pilkington publié le 5 juillet 2023 sur le site Le Grand Continent.
La question des potentielles causes économiques des émeutes qui se sont déroulées en France à la fin du mois de juin 2023 n’a pas été suffisamment posée. En consultant la base de données statistiques de l’INSEE, on découvre que la consommation alimentaire des Français a connu une baisse sans précédent de 17 % depuis 2021. Ce n’est pas complètement surprenant car les prix des denrées alimentaires ont augmenté de 22 % en France, alors qu’ils étaient stables auparavant. Or les émeutes qui ont sonné le pays depuis quelques jours ne peuvent être pleinement comprises si l’on n’intègre pas cette donnée. […]
Il faut d’abord s’interroger sur les causes sous-jacentes. Pourquoi les prix des denrées alimentaires se sont-ils emballés au point que la France a connu une baisse sans précédent de sa consommation alimentaire ? Ce n’est pas difficile à comprendre. L’abondance alimentaire, telle que nous la connaissons en Europe, repose sur les engrais chimiques. Avant la guerre en Ukraine, une grande partie de ces engrais provenait de la Russie et du Belarus. Lorsque l’Union a imposé des sanctions à la Russie, elle a tenté de créer des exceptions pour les engrais, mais cela n’a pas fonctionné. Que ce soit pour des raisons administratives ou parce que la Russie a décidé de prendre des contre-sanctions, les importations européennes d’engrais ont chuté, entraînant une crise sur les marchés des engrais. Or cette perturbation du marché des engrais n’a fait l’objet d’aucun débat public, probablement pour deux raisons : d’abord parce que la guerre a suscité une immense émotion collective — comme le montre l’approbation populaire en Europe au soutien à l’Ukraine — ; deuxièmement parce que les agriculteurs constituent une classe négligée dans notre société. Toutefois, les experts agricoles avec lesquels je m’entretenais l’année dernière confirmaient mon impression : les perturbations dans le domaine des engrais entraîneraient une crise alimentaire dans un an environ. Nous y sommes.
Il faut ensuite réfléchir à la manière dont les pénuries alimentaires peuvent en arriver à provoquer des émeutes. Pour certaines personnes, il serait absurde de faire ce lien. Après tout, les émeutiers n’ont pas cité les pénuries alimentaires comme le principal motif de leur colère. Ils invoquaient plutôt l’assassinat de Nahel M. par la police. Il faut néanmoins distinguer entre les causes immédiates et les causes finales. […]
Dans le cas des émeutes françaises, la cause immédiate est l’assassinat de Nahel M. Les causes finales, quant à elles, sont multiples. La persistance des tensions raciales dans la société française, qui sont notamment concentrées dans les banlieues, est une évidence. Mais la cause finale la plus importante est la pénurie alimentaire — un facteur bien connu des économistes, des sociologues et des historiens dans la compréhension des émeutes. Lorsque les gens ne mangent plus aussi bien qu’avant, le mécontentement et l’agitation croissent. Autrement dit, les pénuries alimentaires sont comme une forêt en période de sécheresse : elle n’a besoin que d’une petite étincelle pour s’enflammer.
Document 3. Extrait du rapport 2023 de l’Oxfam, p. 10 (Oxford Committee for Famine Relief, confédération d’une vingtaine d’organisations caritatives indépendantes à travers le monde de lutte contre la famine.)
« Les milliardaires ont enregistré des profits record pendant la pandémie. L’afflux d’argent public injecté dans l’économie par les pays riches, qui était nécessaire pour soutenir leurs citoyen·nes, a également alimenté la hausse des prix des actifs et, avec elle, la fortune des milliardaires. […] Même si la fortune des milliardaires a légèrement diminué depuis le pic de 2021, elle reste supérieure de plusieurs milliers de milliards de dollars à celle d’avant la pandémie. […] La crise actuelle du coût de la vie, avec la montée en flèche du prix des denrées alimentaires et de l’énergie génère également des gains spectaculaires pour celles et ceux qui se trouvent en haut de la pyramide. Les entreprises des secteurs de l’alimentation et de l’énergie enregistrent des bénéfices records et versent des sommes sans précédent à leurs riches actionnaires et propriétaires milliardaires. Les profits des entreprises sont à l’origine d’au moins 50 % de l’inflation en Australie, aux États-Unis et en Europe, dans ce qui est autant une crise du coût de l’exigence du capital qu’une crise du coût de la vie. »
Document 3 bis. Évolution de la fortune de Bernard Arnault (né en 1949), selon Challenges au 30 juin 2023.
Document 4. Dessin de presse de Georges Wolinski (1934-2015). Date inconnue.
• Illustration de vignette : La Cuisine grasse ou Repas de maigre et Repas de gras, 1563, de Pieter Brueghel l’Ancien (1525-1569).
• Pour ajouter à ce corpus, voici un article du Figaro : « Près d’un tiers des Français vit avec moins de 100 euros dès le 10 du mois » (1er juin 2023).
Proposition de corrigé
J’ai bien prévenu les étudiants que cette synthèse joue quelque peu entre les lignes de l’objectivité requise. Il faut savoir ce que l’on privilégie, de la formation de l’esprit critique, ou du petit doigt sur la couture du pantalon…
Une idée reçue et martelée comme une évidence par les médias appartenant aux milliardaires prétend que les riches sont des « premiers de cordée » et que leur enrichissement engendre l’enrichissement des pauvres selon la théorie dite du « ruissellement ». Les quatre documents de notre corpus portent sur le rapport entre la fortune des riches et celle des pauvres. Dans un extrait de son roman Le Ventre de Paris paru en 1873, Émile Zola évoque une « bataille des Gras et des Maigres » ; dans l’article « Des émeutes de la faim ? L’épicentre ukrainien de la crise française » publié en juillet 2023 sur le site Le Grand Continent, Philip Pilkington évoque l’hypothèse que les émeutes de juin 2023 en France pourraient avoir pour cause réelle les « pénuries alimentaires ». Le document 3 juxtapose un extrait du rapport 2023 de l’Oxfam avec un graphique de l’évolution de la fortune des milliardaires, ainsi qu’un graphique du magazine Challenges sur l’évolution de la fortune du Français Bernard Arnault devenu en 2023 le n°1 mondial. Le 4e document est un dessin de presse non daté de Georges Wolinski établissant un rapport entre le coffre-fort d’un riche et le réfrigérateur d’un pauvre. Ces documents remettent-ils en cause la doxa du « ruissellement » ; l’enrichissement des milliardaires serait-il au contraire l’envers de l’appauvrissement de la classe moyenne et des classes populaires ? Nous verrons d’abord que ces documents suggèrent un lien entre inflation, pauvreté et faim, puis nous nous pencherons sur la surconsommation qui profite aux riches, enfin sur la violence sous-jacente des rapports entre riches et pauvres.
L’ensemble des documents suggèrent un lien entre inflation, pauvreté et faim. Pour Émile Zola, la faim et le « jeûne » constituent une classe sociale de « Maigres » envieux des « Gras » jusqu’à en mourir. Le personnage de Claude Lantier en propose une vision graphique, que l’on retrouve dans le document 4 où Wolinski établit un lien visuel entre le réfrigérateur vide et la maigreur des pauvres et les profits du riche qui leur est opposé. L’article de Philip Pilkington explicite le lien de cause à conséquence entre la baisse de l’importation d’engrais à cause de la guerre en Ukraine et la « Pénurie alimentaire » due à une forte augmentation des prix, vu que l’absence d’engrais diminue la quantité produite. Cette observation est confirmée par le document 3, issu d’un organisme de lutte contre la famine, qui fait état d’une inflation record, notamment pour les denrées alimentaires. On peut remarquer dans les courbes des documents 3 ainsi que dans le document 2 qu’avant cette guerre et le covid, voire jusqu’aux années 2010, l’abondance était plus partagée entre les milliardaires et le peuple.
Cette pauvreté et cette faim ne semblent pas aller de soi, mais être la conséquence d’une surconsommation qui profite surtout aux riches. Pour le peintre de Zola, les gras ne pensent qu’à manger, et il en tire une opposition plastique par le contraste entre ventres plats et ventres ronds ; opposition qui se retrouve dans le dessin de presse, car Wolinski y compare les liasses de billets du riche aux aliments que les pauvres ne trouvent plus dans leur réfrigérateur. Dans le document 2, la surconsommation se profile derrière les engrais qui engraissent la terre, comme si elle constituait le ventre des riches, car cela se fait finalement à leur profit par la hausse du prix des denrées dès que les engrais se raréfient. Les documents 3 montrent un emballement de la fortune des milliardaires, en général ou avec l’exemple de Bernard Arnault devenue en un temps record l’homme le plus riche du monde comme le montre le classement #1 en haut du graphique. La courbe constitue une visualisation des « Gras » de Zola. On se demande si l’épaississement de la courbe peut continuer sans crever comme le ventre des Gras.
La surconsommation des riches entraîne des rapports violents entre riches et pauvres, sous-jacents ou clairement expliqués. Zola, par l’intermédiaire de son personnage peintre, présente les pauvres comme une proie de chasse pour les riches, et n’envisage les rapports entre riches et pauvres que comme une bataille engendrée par une hostilité qui remonte à Caïn, le paysan meurtrier de son frère Abel le berger. Dans les documents 2 et 3, la violence de cette lutte des classes est estompée, sous-entendue par des termes techniques. Il est question dans le texte 2 d’une crise et de « perturbation du marché des engrais », le tout étant engendré par une guerre. Cela entraîne des émeutes, dont le facteur principal est la pénurie alimentaire, au-delà de tensions raciales. Dans les documents 3, la violence est exprimée par les termes de « montée en flèche » et de « pyramide ». Les riches écrasent les pauvres, mais cela est présenté comme une performance positive par le magazine Challenges, avec une photo du milliardaire souriant. Quant au dessin de Wolinski, la violence y est suggérée par la symétrie, qui désigne un coupable et encourage la révolte, même si la femme n’est pas forcément consciente de la cause de sa faim. C’est le dessin de presse qui doit lui faire prendre conscience de cette violence.
En conclusion, ces documents tendent à contester la théorie du « ruissellement », du moins si l’on considère les dernières années, qui ont vu une fin de l’abondance et un enrichissement brutal des ultra-riches que sont les milliardaires. Non, il ne semble pas que l’enrichissement sans fin des milliardaires entraîne les pauvres dans une dynamique où toutes les classes s’enrichiraient en même temps. Ce processus disparaîtra-t-il avec la fin de cette « pandémie » et de cette guerre providentielles pour les ultra-riches, ou au contraire ces événements ont-ils remis en évidence la réalité du phénomène de « lutte des classes » que les historiens du XIXe siècle avaient observé et dont Zola avait donné une illustration frappante ?
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La vignette est un détail de la lithographie « Le quadrille à Bullier » (non datée) de Gustave-Edward Barry, Musée Carnavalet. Abonnez-vous à ma chaîne Youtube et à mon fil Telegram.
[1] Je ne voudrais pas entrer dans la polémique, juste rappeler que le fameux SMS d’Attal aux journalistes lors de son tour de passe passe sur l’abaya, les invitant à se diriger vers des établissements précis où ils pourraient réaliser de belles images pour l’électorat zemmourien, est révélateur d’une manipulation planifiée, comme toujours avec ce gouvernement. Voir cette émission à la 5’ minute. Imaginez seulement un ministre invitant les journalistes à se rendre dans quelques établissements privés juifs pour y observer le port de la kippa ?