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Tamouls, émois mâles et émeutes, pour les 3e et le lycée.

Drôle de garçon, de Shyam Selvadurai

10/18, 1994, 300 p. (épuisé)

jeudi 31 janvier 2008

Ce beau roman nous permettra de poursuivre et d’approfondir notre connaissance du Sri Lanka, après l’article Voyage littéraire à Ceylan et au Sri Lanka : Nicolas Bouvier, Francis de Croisset. et celui sur Récifs, de Romesh Gunesekera. Ce sera l’occasion de vérifier si oui on non, la sexualité est possible sur cette île ! À lire la quatrième de couverture, ce roman a tout du récit autobiographique, puisque la biographie de Shyam Selvadurai et la fin du livre semblent confluer. Voici en tout cas un excellent livre à conseiller à nos élèves à partir de la troisième, car la question des discriminations est abordée sous plusieurs angles, que ce soit le sentiment de différence du narrateur — dont il faudra attendre la fin pour savoir s’il est lié à son identité de genre ou à son goût pour les garçons [1] — ou le racisme et les violences qu’il engendre envers les tamouls. Plusieurs passages clés peuvent être exploités en cours, pour amener les élèves à réfléchir sur la question de l’autre, le racisme et les discriminations, sans oublier l’opportunité de découvrir une culture et un pays dont sont originaires un certain nombre d’entre eux. Enfin, sans en avoir l’air, le récit propose un cas d’école de la figure du rebelle, centrale dans la lutte contre les discriminations.

Résumé

Quand il était petit garçon, dans sa famille bourgeoise tamoule [2] chrétienne, le narrateur Arjun (Arjie pour les intimes), faisait partie du « camp des filles » pour les divertissements. Son jeu favori consistait à s’habiller en mariée parmi ses cousines. Le drame survient quand, par jalousie, l’une d’entre elles révèle : « Un garçon ne peut pas faire la mariée. Ça doit être une fille ». Elle traite Arjie de « tapette », puis de « pédé » et de « tante », ce qui entraîne une dispute entre les parents d’Arjie. Le père Appa accuse la mère Amma : « S’il devient bizarre […], s’il devient la risée de Colombo, ça sera ta faute » ; « C’est toi qui le laisses entrer dans cette chambre pour jouer avec tes bijoux » (p. 21). On le force à jouer au cricket avec les garçons sous la direction de son frère Crotte, mais il retourne auprès des filles : « Désormais la solitude m’attendait. J’allais être ballotté entre l’univers des filles et celui des garçons, rejeté par les unes et par les autres » (p. 43). Ce sont d’autres soucis qui guettent Arjie pendant son enfance et son adolescence, et qu’il découvre par les réactions de la famille lorsque sa tante Radha (qui le laisse se maquiller en fille, p. 53) se laisse aller à fréquenter un cingalais, Anil. Arjie s’étonne, car il fréquente une classe cingalaise, et tous les amis de ses parents sont cingalais. C’est le souvenir du meurtre horrible de son grand-père par un cingalais au cours des émeutes des années 1950 qui motive l’attitude hostile de sa mère (excellent passage sur la découverte par Arjie du mot « raciste », pp. 60 à 64), autant que la réaction violente du père d’Anil (p. 68). Quoi qu’il en soit, les événements extérieurs auront raison de l’amour : victime d’émeutiers cingalais alors qu’elle voyageait en train, tante Radha renonce d’elle-même à Anil, invitus invitam, comme dirait Racine. Plus tard, alors que son père voyage en Europe pour affaires, Arjie découvre une liaison de sa mère avec un Burgher [3], Daryl. Celui-ci s’invite malgré les avertissements de tante Neliya : « Il n’a pas intérêt à nous rendre visite comme ça, alors qu’il n’y a pas d’homme à la maison. Ça ne se fait pas » (p. 108). Arjie aime bien Daryl, car il lui a offert la suite des Quatre filles du docteur March, alors que pour son père c’était un livre pour filles (p. 102). Quelques années plus tard, Arjie se surprend à regarder Jegan, un jeune homme engagé et hébergé par son père en souvenir de son amitié passionnelle de jeunesse pour le père de celui-ci :

« Ces derniers temps, je m’étais surpris à regarder les hommes, à observer leur carrure, l’élégance de leur maintien, la force qui se dégageait de leurs gestes et de leurs mouvements. Parfois, ils occupaient mes rêves. Je sentais que cette subite admiration pour eux était liée au désarroi que m’inspiraient les récentes métamorphoses de mon propre corps, métamorphoses que j’avais notées quelques années auparavant chez Crotte, quand lui aussi avait eu treize ans. J’avais grandi, je ne savais plus quoi faire de mon corps, et, à ma grande honte, ma voix dérapait souvent sur une note haute. J’avais remarqué une moiteur dans mon sarong, au réveil. Un jour, j’avais entendu mon père expliquer à Crotte ce que c’était, alors je ne m’en faisais pas trop. J’avais hâte de me sentir mieux dans ma peau, d’avoir un physique aussi séduisant et avantageux que les hommes que je voyais autour de moi. » (p. 155).

Il ne se passera rien d’autre avec Jegan qu’un amour platonique, et il faudra attendre que le narrateur grandisse pour qu’il arrive quelque chose, ironie du sort, dans une école choisie par le père justement pour l’exacerbation des valeurs prétendument mâles ! L’heureux élu est Shehan Soyza, un personnage attachant qui assume clairement la position de rebelle. C’est sur la discrimination tamoul / cingalais qu’intervient Soyza le jour de l’entrée d’Arjie à la « Victoria Academy » (p. 205), mais sa posture de rebelle s’applique aussi au règlement absurde du directeur sadique de l’établissement, et à l’homosexualité, domaine dans lequel il sera l’initiateur d’Arjie, dans un crescendo soigneusement entretenu par le récit. On citera la mémorable scène de dépucelage (p. 243/4), dont on sait qu’elle est toujours fort rare en littérature jeunesse, suivie de l’auto-flagellation catho du narrateur : « l’acte odieux dont je venais de me rendre coupable » (les collègues qui souhaitent conseiller ce livre feront bien de lire cette scène avant, et de prévenir les élèves [4]). Ce qui est admirable, c’est que Shehan transmettra non seulement sa technique amoureuse, mais également sa posture de rebelle : Arjie aura l’occasion, à son tour, de défier l’arbitraire pour sauver son ami. Les dernières pages, dictées par l’urgence du pogrom, troquent le récit pour le journal, jusqu’à l’exil signalé dans la biographie de l’auteur…

Mon avis

L’intérêt de l’ouvrage quant à notre sélection, est de croiser les discriminations. Arjie découvre très tôt le sens du mot « raciste », et l’existence des conflits ponctués de massacres entre cingalais et tamouls qui se succéderont en une longue et éprouvante série culminant avec le pogrom de 1983 qui clôt le livre (voir l’article Guerre civile du Sri Lanka sur Wikipédia). L’épisode des pp. 164/165 est idéal à utiliser en cours pour étudier le fonctionnement d’un conflit ethnique : Appa explique à Jegan qu’il ne doit pas donner d’ordres directs à des employés cingalais. Un autre exemple montre l’étendue des ravages de la haine : Doris, la prof de théâtre de Radha, raconte comment le fait d’avoir épousé un burgher tamoul l’a coupée de toute sa famille cingalaise. Celui-ci était traité de « nègre de tamoul » (p. 81) par le père de Radha, mais rejeté aussi par les Anglaises ! Mais le poker menteur des haines humaines ne se limite pas aux « races » : Arjie apprend par une confidence de son père que celui-ci avait été amoureux d’une Anglaise, rejetée par sa famille autant pour son origine que pour sa classe sociale : « qu’elle soit anglaise ou sri lankaise, une prolétaire reste une prolétaire » (p. 157). Le côté « bizarre » d’Arjie est pendant des années l’obsession du père. Il demandera à Jegan de l’aider à se sortir de ses « tendances » (p. 159), mais quelques pages plus loin, à une remarque de Jegan sur le manège « illégal » de clients de l’hôtel qu’il administre avec de « jeunes garçons du village » (p. 163), il répondra de façon cynique. On note au passage un paragraphe prémonitoire qui évoque le tsunami de 2004 : « la mer se retirait sur des kilomètres […] Une vague gonflait à l’horizon » (p. 145). Bref, un roman à conseiller sans modération à nos élèves, d’autant plus qu’il ne présente aucune difficulté de lecture, le déroulement étant purement chronologique.

 Cet ouvrage bénéficie du label « Isidor ».

Label Isidor HomoEdu


 L’auteur est installé au Canada depuis son adolescence. Voir notre bibliographie canadienne.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Bio-bibliographie de l’auteur (en anglais)


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[1Cette ambiguïté me fait penser au clip de Narcys Toi T’en Rêves.

[2Le mot n’est pas accordé au féminin dans la traduction, mais il s’accorde au pluriel ; cf. exemple p. 107.

[3Les burgers sont les descendants de longue date de colons Européens, portugais, anglais ou hollandais.

[4Avec ces avertissements de faux-culs qui les allèchent sous prétexte de les mettre en garde, bien entendu !