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L’Égypte, mode d’emploi, pour lycéens avertis
L’Immeuble Yacoubian, de Alaa el Aswany
Actes Sud, Babel, 2002, 330 p., 8,5 €
dimanche 25 décembre 2011
Alaa el Aswany a connu un succès fulgurant avec ce roman qui plonge son davier dans la bouche de l’Égypte contemporaine, pour en extraire sans concessions les dents pourries. Exploitant le cadre désormais classique du roman d’immeuble (depuis Le Père Goriot jusqu’à La vie mode d’emploi, Escalier C et tutti quanti), auquel il ajoute la pratique de l’alternance des plans et des consciences, L’Immeuble Yacoubian est un roman choral qui nous donne l’impression de vivre avec ses personnages, riches ou pauvres, hommes ou femmes, hétéros ou homos, chrétiens ou musulmans. Tous les personnages vivent leurs intrigues pour ainsi dire en famille ; aucune séquence ne les met aux prises les uns aux autres, tout au plus peuvent-ils se croiser dans cet immeuble dont le nom vient d’un riche Arménien qui le fit construire dans les années 1930 (il s’agit semble-t-il d’un immeuble réel, voir l’article signalé au bas de cette page). Les rares croisements vont souvent des pauvres qui se sont installés de façon précaire sur la terrasse, aux riches qui habitent les appartements de l’immeuble décrépit. Alaa el Aswany donne à voir l’état de déliquescence de la société égyptienne, livrée tout entière au Charybde et Scylla de la corruption et du fondamentalisme islamiste. La sexualité, véritable café du pauvre – et du riche – prend une place centrale, particulièrement l’homosexualité, traitée avec tact et respect. Bien qu’il ne soit a priori pas du tout destiné aux adolescents, la qualité de ce roman et l’intelligence de la réflexion qu’il permet sur la sexualité dans un contexte majoritairement musulman (mais il y a des personnages chrétiens), nous incitent à le classer parmi nos « Isidor », tout en prévenant nos collègues, comme on dit, que certaines scènes peuvent choquer, mais que ledit choc nous semble à l’avance salutaire ! Et puis l’actualité de 2011 donne une résonance particulière à ce livre prémonitoire, qui devrait intéresser nos élèves pour ses aspects politiques.
L’hétérosexualité
Le vieux Zaki Dessouki, l’un des résidents, utilise son appartement bureau pour recevoir des femmes, qu’il traite avec une délicatesse dont il n’est pas toujours payé en retour. Il est tellement réputé comme homme au glorieux passé sexuel que de jeunes amis font « appel à ses connaissances encyclopédiques dans ce domaine » (p. 8). Il sait par exemple « que les positions sexuelles les plus osées requièrent quelques mots français très délicats » (p. 10). Le sexe n’est pas l’apanage des riches, au contraire : les femmes pauvres de la terrasse « aiment toutes beaucoup le sexe et se racontent à voix basse des secrets d’alcôve […] Elles n’aiment pas seulement le sexe pour éteindre leur envie, mais également parce que le sexe et le besoin pressant qu’en ont leurs maris leur font ressentir que, malgré toute leur misère, leur vie étriquée, tous les désagréments qu’elles subissent, elles sont toujours des femmes belles et désirées par leurs hommes » (p. 22). On retrouve d’ailleurs cette spécificité de l’islam d’être favorable à la sexualité du moment qu’elle se cantonne au mariage, spécificité qui existe aussi dans le camp des fanatiques, dont « Le Cheikh avait la capacité de parler des détails les plus précis des relations sexuelles avec sérieux et dignité sans offenser la pudeur » (p. 292). Le romancier met cependant en évidence le grand problème de l’Égypte : les dirigeants en sont tellement véreux que par comparaison, les fanatiques musulmans semblent plus respectables !
Le problème vient souvent de la misère, qui donne aux femmes (mais aussi à quelques hommes, voir ci-dessous) pauvres l’occasion de se frotter aux désirs des hommes riches. Boussaïna en connaît un rayon : une jolie scène itérative la montre aux prises avec une kyrielle de patrons libidineux et disons strauss-kahniens dans leur façon d’envisager la domesticité (p. 57). Il faut que sa mère la rappelle à ses devoirs (apporter de l’argent à la maison) pour qu’elle se plie à ces désirs sans sacrifier son petit capital : « Une fille débrouillarde sait à la fois se conserver et conserver son emploi » (p. 62). Le narrateur la récompensera par la rencontre de Zaki, alors que Soad, au contraire, aura la malchance d’une part de tomber sur l’hypocrite Azzam, d’autre part, de ne pas pratiquer la méthode Coué : « Elle éprouve de la répulsion lorsqu’elle touche son corps, comme si elle saisissait entre ses mains un lézard ou une grenouille visqueuse et répugnante » (p. 168 ; l’adjectivite a encore frappé !).
L’homosexualité
Le personnage de Hatem Rachid, journaliste d’une famille aisée et de mère française, socialiste de pensée, permet un exposé sur l’homosexualité en Égypte contemporaine. Tout le monde connaît ses penchants dans l’immeuble ou au journal qu’il dirige, mais le respecte à peu près. À l’âge de 9 ans, il a été abusé sexuellement par le domestique nubien qui lui tenait lieu de père et mère de substitution, ses parents ayant pris l’habitude de le délaisser (p. 101). Cela s’est passé sans violence et dans la continuité d’une relation de tendresse, et a duré des années. Hatem ne lui en a jamais voulu. Ce passage du livre passerait presque pour une excuse, sinon une apologie de la pédophilie, en tout cas le regard du narrateur est dépourvu de tout le moralisme à la mode en Occident (le lecteur pourra quand même s’étonner que le serviteur, Idriss, passe en un seul jour de rapports tendres non-sexuels à la pratique de la sodomie sur un garçon de neuf ans, sans passer par une étape d’attouchements). Cela me fait penser au film Mysterious Skin (2004) de Gregg Araki.
Le romancier se concentre sur l’analyse des sentiments et de la personnalité de cet homosexuel dans le contexte social, et en profite pour nous apprendre quelques généralités sur l’homosexualité en Égypte, et glisser ses idées personnelles, qui en tout cas ont le mérite de ne pas être des idées reçues. On note par exemple un paragraphe étonnant sur les métiers où les homosexuels excelleraient, p. 173. Plus sérieux, si l’on en croit l’auteur, en Égypte les rôles sexuels d’« homosexuel passif » ou « koudiana » et d’« homosexuel actif » ou « barghal » seraient étanches. À « barghal » on ajouterait « nachef », je cite « si ce sont des hommes simples et ignorants » (p. 50) ! Hatem fréquente un bar, le « Chez Nous », qui sert de lieu de rencontre, mais où le patron veille scrupuleusement à ce que rien ne puisse choquer les bonnes mœurs et les indicateurs, qui n’attendent évidemment rien d’autre que des occasions de prélever des bakchichs. Cette vie n’est pas des plus agréables, et le narrateur note dans le portrait d’Hatem « un rictus sombre, désagréable et triste qui marque toujours les visages des homosexuels » (p. 52). La relation de Hatem avec son jeune amant nubien, Abdou, semble suivre un script immuable : Hatem « erre dans les rues du centre-ville à […] l’heure de la relève de la garde des appelés de la police » (p. 103) et tâche de lever un jeune gars et de le conserver le plus longtemps possible en prodiguant les cadeaux les plus somptueux. Hatem est patient : « [il] savait par une longue expérience que l’homosexuel actif débutant (le barghal) comme Abd Rabo, était possédé par un énorme sentiment de culpabilité qui se transformait rapidement en amertume et en haine violente contre l’homosexuel passif (la koudiana) qui l’avait séduit, mais il savait aussi que les expériences homosexuelles, à force de les répéter et d’y trouver du plaisir, se transformaient peu à peu en un goût sexuel authentique chez l’homosexuel actif » (p. 104). C’est effectivement ce qui se passe, mais le destin va s’en mêler, et Hatem d’une part n’aura malheureusement pas la sagesse et la patience de Zaki, d’autre part son Abdou partage avec Boussaïna le point commun d’être sans le sou, mais pas celui d’être vierge ni célibataire…
Islam radical, hypocrisie, politique et corruption
« Le hadj Mohammed Azzam » est un bel exemple de ce que la pourriture de la société égyptienne a de plus naïf. Son hypocrisie est tellement ancrée en lui qu’il est persuadé d’être pur, d’autant que le narrateur – et c’est un atout majeur du roman – semble toujours adopter sans jugement le point de vue de ses personnages, à la façon d’un Sartre dans Les Chemins de la Liberté, tout en soignant les enchaînements entre les séquences de ce kaléidoscope. Ainsi ne boit-il pas d’alcool, oh ! non, mais le narrateur taquin de préciser : « quant au haschich qu’il fumait, de nombreux docteurs en religion avaient confirmé qu’il était simplement désagréable à Dieu mais pas impur ni strictement prohibé, de même qu’il ne faisait pas perdre la tête et qu’il ne poussait pas l’homme à commettre des turpitudes ou à perpétrer des crimes comme l’alcool ; au contraire il apaisait les nerfs, renforçait l’équilibre et rendait l’esprit plus net » (p. 70). Toute l’existence du hadj est à l’avenant : il ne trompe pas sa femme, mais quand le démon du sexe s’empare de lui sur le tard, il contracte un second mariage avec… une femme pauvre, vous l’auriez deviné, sorte de prostituée légale qui doit promettre par contrat de renoncer à voir son enfant, et à en avoir un autre. Le saint homme ne fait pas que consommer du haschich, il trafique aussi, ce qui ne l’empêche pas de briguer un siège de député, qu’il paie son prix à la mafia qui organise les élections au sein du parti unique. Cette mafia (le mot n’est pas employé) est dirigée par une sorte de Big Brother, appelé « Le Grand Homme », qui interviendra dans une belle scène digne de George Orwell, pour rappeler à Azzam qu’il doit cotiser. Je dis « la mafia » s’agissant de l’Égypte, car bien entendu dans notre belle France, un millionnaire qui achèterait une place de député contre une valise de billets, des médias qui feraient la promotion dudit député et de ses campagnes moralisatrices tout en vantant ses réussites industrielles ; un président de république qu’on aurait vu se rendant avec une valise vide chez un ami milliardaire, comme le vulgaire se rend à la pompe à essence, cela n’existe pas ! Le personnage de Kamel el-Fawli est un des rares pour lesquels le narrateur semble se départir de son apparente neutralité : il « veille personnellement à l’organisation de la fraude électorale d’Alexandrie jusqu’à Assouan » (p. 109). C’est que ce système semble être connu de tous et que le personnage prend à cœur son poste de responsable du bon fonctionnement de cette mafia au pouvoir. Une belle scène nous montre el-Fawli et le hadj préludant à un échange de prévarications en se congratulant d’avoir fait passer une loi contre les publicités immorales à la télévision (p. 194) : jolie démonstration par l’exemple qu’un gouvernement corrompu n’est pas un rempart contre l’islamisme radical, mais qu’il lui fait son lit !
Le personnage de Taha Chazli constitue une étude de cas de la façon dont la corruption et les compromissions de l’État égyptien avec l’islam radical mènent au fanatisme une frange désespérée de la société. Fils du gardien de l’immeuble, doué pour les études, il fréquente depuis l’enfance Boussaïna, qui supporte de moins en moins ses remarques sur ses décolletés, et finit par l’éconduire. Malgré ses qualités, il est recalé lors de l’entretien d’embauche à l’école de police, parce que son père est gardien et qu’il n’a pas payé de pot-de-vin. Cela le mène dans un premier temps à l’islamisme fondamentaliste, puis, étant victime de tortures policières d’une violence insoutenable (p. 200) quand il est arrêté dans une manifestation islamiste contre la guerre en Irak, il glisse vers la lutte armée. L’État corrompu alterne entre répression aveugle des islamistes, et gages de pseudo-moralité donnés au peuple, pour mieux dissimuler la corruption généralisée. Les bars ont presque tous été fermés, ou ne subsistent que dans une quasi-clandestinité, moyennant d’incessants pots-de-vins (p. 47). Le prédicateur qui enrégimente Taha a beau jeu de prêcher : « Nous sommes gouvernés par la loi française laïque qui autorise l’alcoolisme, la fornication, l’homosexualité tant que cela a lieu avec le consentement des deux parties » (p. 128), puisque le gouvernement maintient l’Égypte dans un hypocrite entre-deux nécessité par son système mafieux qui interdit sans interdire pour mieux pouvoir prélever sa dîme concussionnaire. Un autre prédicateur va précipiter l’histoire d’Hatem et Abdou en proférant ce prêche homophobe : « Attention au péché de Loth, c’est un énorme péché qui fait trembler de colère le trône de Dieu » (p. 178).
Le roman ne se contente pas de dénoncer les puissants, mais aussi tous ceux qui tirent parti de l’hypocrisie et de la corruption au quotidien pour arranger leurs petites affaires. Ainsi de la sœur de Raki, une vieille vipère qui lui pourrit la vie et n’hésite pas à arguer de son goût pour les femmes pour tenter d’usurper ses biens, par les moyens les plus bas. Un tel panorama est déprimant, mais le fait qu’il ait pu être publié et que ce livre connaisse un tel succès était peut-être annonciateur de changements. El Fawli se livre à une analyse politique qui peut sembler prophétique en 2011 : « Bien sûr, il y a des peuples qui se soulèvent et se révoltent mais, de tout temps, l’Égyptien a baissé la tête pour manger son morceau de pain » (p. 113). À l’opposé, Boussaïna lui répond dans une tirade inspirée : « Si vous deviez attendre deux heures un autobus ou prendre trois moyens de transport différents et être humilié chaque jour pour rentrer chez vous, si votre maison s’effondrait et que le gouvernement vous laissait avec votre famille sous une tente dans la rue […], alors vous sauriez pourquoi nous détestons l’Égypte » (p. 184).
– Cet ouvrage bénéficie du label « Isidor ».
– Lire l’article sur J’aurais voulu être Égyptien, le recueil de nouvelles antérieures à L’Immeuble Yacoubian, mais publié après, et auquel la pièce de Jean-Louis Martinelli emprunte son titre.
– Lire un article de Alaa el Aswany : « L’islam n’a pas été révélé pour voiler les femmes ».
– Article de Nadia Agsous, « Sur les traces de L’Immeuble Yacoubian ».
– Lire mon article « Muslim pride », ainsi qu’un extrait d’un entretien de l’auteur avec Jean-Louis Martinelli, dans un corpus sur l’engagement.
– Lire un article intéressant du 26/04/2010 : « Les mots des homos arabes » sur le site « Culture et politique arabes », par Yves Gonzalez-Quijano, qui étudie les efforts terminologiques sur l’altersexualité dans le monde arabe.
– Rappelons une information peu connue : le taux de femmes excisées et infibulées atteint 96 % en Égypte, selon une source peu contestable : il s’agit de l’OMS, dont on trouvera sur ce lien, le rapport complet intitulé Eliminating female genital mutilation datant de 1998. J’ai été étonné de ne pas trouver la moindre allusion à ce fait dans L’Immeuble Yacoubian.
Voir en ligne : J’aurais voulu être égyptien, de Alaa el Aswany, au théâtre des Amandiers de Nanterre
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