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Quand lui luit en vous, pour les 3e et le lycée

Ceinture jaune, de Philippe Fréling

Arléa, 1er mille, 2007, 226 p, 19 €

lundi 18 février 2008

Bien qu’il ne soit pas publié dans une collection spécifiquement dédiée à la jeunesse, Ceinture jaune est un excellent roman pour adolescents. Certes, il y a des longueurs, un petit côté fourre-tout, le désir de faire entrer tous les souvenirs de l’enfance dans la malle des souvenirs, peut-être pour la monter au grenier et penser à autre chose ; mais de ce désordre apparent se dégage l’archéologie d’une éducation sentimentale et d’une idiosyncrasie : comment passe-t-on d’une attirance informe pour un « lui » idéalisé, divinisé malgré l’absence de L majuscule, désincarné, à un « lui » qui ait un nom, et qu’on aime pour ce qu’il est, parce qu’on a quelque chose en commun ; comment prend-on conscience de ce qu’on est ?

Résumé

À 10 ans, le narrateur fréquente le tatami le mardi et le jeudi, deux moments d’exception dans son existence terne : quartier d’immeubles populaires, père militaire, mère dépressive et suicidaire obsédée par ses souvenirs du Berry. Heureusement il y a « lui » : un garçon de son âge, qui lui ressemble, dont on ne saura pas le nom (« je ne dis jamais son prénom », p. 65), et sur lequel il fantasme tout le long du récit, si on peut dire récit, car tant que cet amour n’est pas un amour — il n’y a aucune réciprocité —, ce récit ne peut pas « raconter » une histoire inexistante. Il n’y a donc qu’une succession de flashes, séparés graphiquement par des blancs qui expriment l’égarement du narrateur tant qu’il ne parvient pas à nouer une relation. Un exemple de paragraphe isolé : « Mon kimono qui sèche dehors est tout mouillé de nos sueurs mélangées » (p. 22). Le professeur de judo sème quelques graines philosophiques, même s’il est ressenti parfois comme un obstacle : « Deux garçons toujours ensemble, c’est sûr, un jour, il les sépare » (p. 11). On apprend le sens du seppuku (mot plus correct que « hara-kiri », p. 30), et la signification de judo : « il y a « ju », qui représente le monde, la société, et il y a « do », qui représente ce que chacun est » (p. 71).

Le leitmotiv est la différence entre « uké, celui qui engage l’action, et tori, celui qui la reçoit ». À part « lui », il y a Albino, un jeune voisin, dont le narrateur aperçoit, alors qu’il pisse, le sexe « grand et gros, et il a des poils » (p. 32). Cet Albino pissant nourrira ses fantasmes au fil du livre, d’une façon à peine plus concrète que le camarade du judo. Albino est le chaînon manquant avec les adultes. Il le voit à travers un garagiste (p. 133), et cela le conduit à regarder (discrètement) les garçons comme les hommes : « Les hommes, on voit bien leurs poils et, dans leurs maillots de bain, la forme de leurs sexes et de leurs testicules » (p. 137). La non-relation avec « lui » entraîne une lente prise de conscience : « Qu’est-ce qui dit qu’on est amis ? Personne. Même nous, on ne se l’est jamais dit. Si ça se trouve, c’est moi qui ai tout inventé » (p. 59). En n’osant pas acheter une carte postale pour « lui » devant sa mère, il conclut gravement : « Je suis lâche. Qu’est-ce que je suis d’autre ? C’est la première fois que je sais quelque chose de ce que je suis. À partir de maintenant je vais chercher à savoir ce que je suis […] toutes les raisons pour lesquelles ils ont raison de ne pas m’aimer » (p. 143). La rencontre avec Lionel Bréjean, dans le nouveau collège huppé où est inscrit le narrateur, est l’occasion d’une révélation progressive qui, jusqu’au dernier alinéa, va le faire glisser de ce « lui » de fantasme à un vrai nom d’ami. Lionel Bréjean est un peu maniéré, sa voix est « aiguë comme celle d’une fille » : « je ne me moque pas de lui, parce que ça me plaît, moi, d’être avec quelqu’un comme lui, qui n’est pas comme tout le monde » (p. 177) ; « Lionel Bréjean est plutôt une fille » (p. 179). Quelques pages plus tard, cela donne « Lionel Bréjean est mon ami » (p. 211), et quand « lui » est utilisé dans une phrase, le lecteur commence à se demander si ce « lui » est toujours le garçon du judo.

Mon avis

Bien qu’il ne soit pas publié dans une collection spécifiquement dédiée à la jeunesse, Ceinture jaune est un excellent roman pour adolescents, sur un garçon introverti qui, même s’il regarde les adultes comme à travers un voile, se frotte progressivement à autrui. Les jeunes lecteurs apprécieront le côté confessions, le livre étant pour eux comme un miroir : « je me suis regardé tout nu dans la glace. J’ai vu ma bête (sic), je l’ai levée pour voir mes boules, et je me suis tourné pour voir mes fesses » (p. 97). Ils retrouveront des moments intimes qui les renverront à leurs sensations, que ce soit dans les relations familiales difficiles, les rêves, le vécu scolaire. Les transcriptions de discussions d’adultes permettent aussi un regard critique, comme celle-ci qui porte sur les « sacrées différences de calibre […] entre nous et les négros » (p. 145, nouvel avatar de La Légende du sexe surdimensionné des Noirs, de Serge Bilé). Et puis toutes les pensées détachées alternant avec de menus faits, dans ces petits paragraphes qui s’égrènent, contiennent une vision du monde à la hauteur d’un pré-ado discret qui apprend à se connaître. La sexualité est découverte par à-coups : des interstices de sexe entrevus ici ou là, jusqu’à cette scène dans les vestiaires de la piscine (p. 214), dont certains adultes auraient fait une scène de viol aggravé, et que l’auteur, avec tact, envisage comme une étape de l’éducation sexuelle : les garçons tombent sur lui et le taquinent, lui ôtent son slip et on lui enfonce un doigt dans les fesses (ce qui constitue donc un viol au sens juridique). Il saigne, mais n’a pas mal, et conclut : « Entre les fesses, j’ai un trou dans lequel on peut mettre le doigt ». Cette phrase isolée par une personne mal intentionnée pourrait faire scandale, bien sûr, mais je préfère penser qu’il y a là de quoi dédramatiser la découverte de la monstruosité que constitue la sexualité. Monstruosité métaphorisée par le portefeuille de Lionel Bréjean, le fils de riches : « je le trouve effrayant, son portefeuille, avec tout cet argent qu’il y a dedans, je le trouve monstrueux » (p. 188). Lionel lui propose de l’échanger contre sa carte de bus, mais le narrateur refuse…

 Voir l’article d’Olivier « Psychokwak », et celui de Thomas Querqy.

 Cet ouvrage bénéficie du label « Isidor ».

Label Isidor HomoEdu

Lionel Labosse


Voir en ligne : Le site de Philippe Fréling


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