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À la recherche de la moitié perdue, pour les 3e / 2de
Le Complexe de l’ornithorynque, de Jo Hoestlandt
Milan, Macadam, 2007, 155 p., 8,5 €.
vendredi 4 avril 2008
Le Complexe de l’ornithorynque est un roman plaisant à lire. Les enchaînements de chapitres à la Melvin Burgess permettent de souligner l’errance du désir dont les ados ou jeunes adultes font l’expérience. À travers leur désir d’autrui, c’est surtout leur propre vérité qu’ils cherchent. Ce livre ne plaira pas aux amateurs d’action, c’est le moins qu’on puisse dire, mais ravira les amateurs d’analyse des sentiments. Il pose d’une façon éclairante la question de la « peur de l’autre en soi » au cœur de la problématique homophobe, et suggère que cette problématique est à divers degré familière à tous les ados qui découvrent leurs désirs.
Résumé
Carla rêve de rencontrer un garçon qui comparerait ses seins à des colombes ou son sexe à une grenade ; hélas, ses camarades ne font au mieux que lui « peloter les seins » ou lui « crachouiller dans la bouche » (p. 10). D’ailleurs, ce sont « des crétins et des abrutis. Et des crétines. À part deux » (Rose et Aurélien) (p. 20). De plus, Carla se trouve laide et difforme, d’où la référence à l’ornithorynque, qui a « une tronche de puzzle raté » (p. 7). Carla mate le voisin d’en face, à qui elle invente un prénom, Philémon. La narration nous transporte par magie dans le point de vue de Pierre (alias Philémon), qui, étant parti de chez lui sur un coup de tête un 1er avril (jour de publication du présent article !), commence à gagner sa vie comme serveur, voudrait bien être photographe, moins pour prendre des photos que pour que les gens se donnent à lui. Rose, handicapée après être tombée d’un cerisier, pense à Aurélien, et rêve qu’elle porte un enfant. Aurélien ne sait plus guère où il en est. En colonie de vacances, il lui a semblé être amoureux d’un garçon, mais lui aussi est tombé de haut quand celui-ci, alors que les conditions étaient réunies pour une déclaration romantique [1], l’a humilié en le traitant de « tantouze » et de « pédé » (p. 71). Les autres garçons croient Aurélien homo, et Rose reconnaîtra aussi qu’elle le sait, mais celle-ci semble plutôt à la recherche de la « moitié manquante » de son corps (le mythe de l’androgyne est cité en épigraphe) que de sa « moitié » au sens amoureux, comme Carla. Celui-ci l’aidera donc à faire son deuil, en la remettant à sa place quand elle lui reproche de s’intéresser à elle parce qu’elle est handicapée (p. 139). La scène centrale est une leçon d’espagnol sur le poète Federico Garcia Lorca, au cours de laquelle le thème de l’homosexualité est abordé incidemment suite à une remarque d’une élève. Aucun propos homophobe n’est tenu, mais Aurélien se sent traqué. Il dessine sur son cahier « Une sorte de papillon, et puis une lampe, où le papillon allait sans doute se brûler les ailes puisque c’est le destin des papillons » (p. 68). L’auteure ne recule devant aucun lapsus pour exprimer l’inconscient, dans tout le texte, mais particulièrement dans cette scène (qui constituerait un excellent support pour aborder la question de la discrimination homophobe et particulièrement de la « peur de l’autre en soi ») : Aurélien est rappelé à l’ordre par la prof, mais dans « à vous » il entend « avoue » (p. 73). Plus loin c’est Rose qui, au lieu de dire ; « Tu m’aimes ? », lâche « Tu m’aides ? ». Le parallèle entre ces deux situations est éclairant : voilà deux personnages qui ont été blessés par le regard des autres, et s’en trouvent bloqués dans leur développement affectif. Si Rose cherche sa moitié de corps perdue, Aurélien cherche sa moitié de lui perdue par le traumatisme qu’il a subi : « j’ai eu l’impression, enfin, que je pouvais rejoindre le jeune homme que j’étais avant l’épisode du lac […] et que, l’ayant retrouvé, je pouvais lui donner la main pour avancer » (p. 95).
Mon avis
Si ce livre n’est pas à recommander aux amateurs d’action, il l’est aux amateurs de style, à moins que l’on ne soit ennemi des calembours, qui sont ici une voie d’accès à l’inconscient. La parole est parfois assez crue : « Je me sers de mes mains pour autre chose que me branler » (p. 18) ; « s’il me prenait pour une pute qui racole » (p. 40). Ce qui touche, c’est le dévoilement de l’intimité de chaque personnage à laquelle la narration alternée à la première personne permet d’accéder ; dévoilement qui couvre — pardon pour le jeu de mots — une certaine érotique. Ainsi apprend-on que Rose se met nue le soir, que Carla prend plaisir à surprendre son voisin nu par la fenêtre, ce qui la mène a un beau geste fétichiste que je vous laisse découvrir (p. 92) [2]. Aurélien est plus romantique dans ses confidences à lui-même, obsédé qu’il est par sa mésaventure, qui l’encourage à de grands scrupules dans sa relation avec Rose, qu’il a peur de blesser. Aurélien finit par se poser la bonne question sur le garçon qui l’a humilié : « qui me dit que Jérémy (sic), au fond, ne m’aimait pas, lui aussi ? Et qu’il ne m’a attaqué que pour se défendre de m’aimer ? » (p. 96). Ce court roman ne résout rien, il accompagne seulement ces jeunes, qu’ils soient hétéros ou homos, filles ou garçons, valides ou handicapés, sur un bout de chemin, vers un peu plus d’acceptation d’eux-mêmes et de cet « autre en soi » qui surgit toujours avec la sexualité. Souhaitons qu’il aide à voler beaucoup d’ornithorynques de nos villes ou de nos campagnes.
– Cet ouvrage bénéficie du label « Isidor ».
P.S. J’ai tenu le pari de boucler cette critique sans aucune référence à un célèbre crustacé. Le symbole de l’ornithorynque est aussi bien une reprise de l’image du Centaure, ou disons de l’alliance du dionysiaque et de l’apollinien. Lire, sur « Culture et Débats » le point de vue de Jean-Yves. Voir aussi la critique de Sophie Pilaire. Le crustacé n’a pas échappé à leurs filets, ce qui me permet de m’en abstenir… Ce roman a été sélectionné pour le prix des Incorruptibles 2008/09, niveau 3e/2de, avec Mu, le feu sacré de la Terre, de David Klass et Chevalier B., de Martine Pouchain. Une occasion à ne pas manquer !
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[1] Partie de pêche à deux, sur un lac, à l’aube, bref, un mix de La Nouvelle Héloïse, Lamartine et Le Secret de Brokeback Mountain !
[2] Geste qui choquera les ligues de vertu, de même que la crudité du langage. À chaque enseignant de voir s’il peut risquer ce texte, et avec quel niveau.