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Un crime très obscur au siècle des Lumières
Montesquieu : « Du crime contre nature » (De l’esprit des lois, XII, VI)
Séquence pédagogique niveau seconde ou première
jeudi 5 avril 2007
Où l’on voit que le défenseur des esclaves est moins virulent pour défendre les sodomites, à propos desquels il partage les préjugés de son siècle, tout en appelant à l’indulgence, ce qui était déjà beaucoup. Cependant, qui d’autre parmi ses contemporains a osé se prononcer contre la condamnation du « crime contre nature » ? Peut-on s’ériger sur les échasses que notre siècle éclairé offre gracieusement au premier imbécile venu pour condamner de cette hauteur les grands hommes du passé ?
En classe de seconde, le groupement de textes dans lequel j’avais inclus celui-ci portait sur l’objet d’étude « L’argumentation : démontrer, convaincre et persuader ». Parmi les deux questions au programme, la question « littérature et altérité » permettait d’évoquer l’homophobie. Permettait, mais du bout des lèvres, parce que les « accompagnements de programmes », parmi les nombreux textes qu’ils proposaient, oubliaient cette question, qui, bien évidemment, n’intéressait pas du tout nos élèves. Qui donc, au sein de notre ministère bien aimé, pourrait penser que « être autre » au XXIe siècle pourrait concerner un autre sujet que l’antisémitisme ou le racisme ? [1] Le manuel Hatier pour les secondes est dans cette lignée, mais j’y ai puisé trois textes :
– Montaigne, Essais, I, 31 « Des Cannibales »
– Montesquieu, De l’esprit des lois, Livre XV, Chapitre V, « De l’esclavage des nègres »
– Albert Memmi, Ce que je crois, 1985. Ce dernier texte propose une réflexion fort intéressante sur ce que l’auteur nomme « hétérophobie », ou « peur agressive d’autrui ».
J’y avais ajouté un extrait de Le transfo, de Sylvie Deshors (p. 38/39), qui pose la question du rejet des handicapés, autre thème oublié par les programmes. Nous avions aussi étudié Frankenstein de Mary Shelley, et le film S 21 de Rithy Panh dans le cadre de « Lycéens au cinéma ».
Voici enfin ce texte, qui m’avait permis d’introduire une intervention du MAG, laquelle s’avérait nécessaire, vu les préjugés qui s’exprimaient dans cette classe de seconde de niveau faible. Je ne donne aucun commentaire, ni les réponses attendues. La première question avait été difficile à traiter et a donné lieu à des contresens, fort intéressants à exploiter…
En classe de première, une autre année (2009), j’ai inclus ce texte dans une séquence consacrée au thème de l’homosexualité / homophobie au siècle des Lumières, avec les textes de Rousseau, de Voltaire et de Jeremy Bentham (voir ci-dessous). Mais je n’avais pas pu la terminer…
Montesquieu, De l’esprit des lois (1748), Livre XII, Chapitre VI
DU CRIME CONTRE NATURE
À Dieu ne plaise que je veuille diminuer l’horreur que l’on a pour un crime que la religion, la morale et la politique condamnent tour à tour. Il faudrait le proscrire quand il ne ferait que donner à un sexe les faiblesses de l’autre, et préparer à une vieillesse infâme par une jeunesse honteuse. Ce que j’en dirai lui laissera toutes ses flétrissures, et ne portera que contre la tyrannie qui peut abuser de l’horreur même que l’on en doit avoir.
Comme la nature de ce crime est d’être caché, il est souvent arrivé que des législateurs l’ont puni sur la déposition d’un enfant. C’était ouvrir une porte bien large à la calomnie. « Justinien, dit Procope, publia une loi contre ce crime ; il fit rechercher ceux qui en étaient coupables, non seulement depuis la loi, mais avant. La déposition d’un témoin, quelquefois d’un enfant, quelquefois d’un esclave, suffisait, surtout contre les riches et contre ceux qui étaient de la faction des verts [2]. »
Il est singulier que, parmi nous, trois crimes : la magie, l’hérésie et le crime contre nature, dont on pourrait prouver, du premier, qu’il n’existe pas ; du second, qu’il est susceptible d’une infinité de distinctions, interprétations, limitations ; du troisième, qu’il est très souvent obscur, aient été tous trois punis de la peine du feu.
Je dirai bien que le crime contre nature ne fera jamais dans une société de grands progrès, si le peuple ne s’y trouve porté d’ailleurs par quelque coutume, comme chez les Grecs, où les jeunes gens faisaient tous leurs exercices nus ; comme chez nous, où l’éducation domestique est hors d’usage ; comme chez les Asiatiques, où des particuliers ont un grand nombre de femmes qu’ils méprisent, tandis que les autres n’en peuvent avoir. Que l’on ne prépare point ce crime, qu’on le proscrive par une police exacte, comme toutes les violations des mœurs, et l’on verra soudain la nature, ou défendre ses droits, ou les reprendre. Douce, aimable, charmante, elle a répandu les plaisirs d’une main libérale ; et, en nous comblant de délices, elle nous prépare, par des enfants qui nous font, pour ainsi dire, renaître, à des satisfactions plus grandes que ces délices mêmes.
Questionnaire pour les secondes
– Que désigne l’expression « Crime contre nature » ? Quelles expressions permettent de le comprendre ?
– D’après le texte, quelle était, à l’époque de la rédaction de ce texte, la punition possible de ce « crime contre nature » ? Qu’en est-il aujourd’hui ?
– Rapprocher l’expression « la nature de ce crime » (au début du paragraphe 2) du titre. Qu’en concluez-vous ?
– Montrez que sur ce sujet, Montesquieu est imprégné de certains préjugés de son siècle.
– Montrez que, pourtant, Montesquieu veut faire évoluer la législation, comme il l’a fait sur la question de l’esclavage. Quels arguments utilise-t-il ?
– Conclusion : Comment peut-on juger de nos jours la position d’un écrivain du 18e siècle tel que Montesquieu, sur ce sujet ?
Questionnaire de lecture analytique pour les premières
– Vocabulaire : expliquez « à Dieu ne plaise », « proscrire », « calomnie », « hérésie » ; précisez l’acception dans ce texte du mot « police ».
– Recherche documentaire : Qui était ce Procope cité dans le texte, et son Histoire secrète ? Le titre grec de ce livre fournit l’étymologie d’un mot français : lequel ?
– Que désigne l’expression « Crime contre nature » ? Quelles expressions permettent de le comprendre ? Relevez les autres emplois dans le texte du mot « nature ». Commentez.
– D’après le texte, quelle était, à cette époque, la punition possible de ce « crime contre nature » ?
– Quelle thèse défend Montesquieu ?
– Quels sont ses arguments ?
– Montrez que selon Montesquieu, les accusations de « crime contre nature » ou de magie ou d’hérésie sont en réalité manipulées pour d’autres fins que d’éliminer ce « crime ».
– En quoi, malgré les apparences, ce texte peut-il être considéré comme conforme à l’esprit des Lumières ?
– La dernière phrase vous semble-t-elle cohérente avec le reste du texte ? Montrez que, malgré l’apparence, elle constitue une réponse logique à ce qui est dit dans le premier paragraphe.
– Voir aussi pour le groupement de textes en première, un extrait des Confessions de Rousseau, l’article « Amour socratique » de Voltaire, La Religieuse de Denis Diderot (le seul à évoquer le lesbianisme), un extrait d’un texte de Jeremy Bentham (1748-1832) : Défense de la liberté sexuelle (1785), et pourquoi pas, un extrait de Histoire de ma vie, Jacques Casanova (1797, posthume, 1820).
Voir en ligne : « De l’esprit des lois » sur Wikipédia
© altersexualite.com 2009
[1] Ces lignes étaient écrites en 2007. Où l’on voit le chemin parcouru en quelques années !
[2] Montesquieu a utilisé l’orthographe archaïsante « verds », reproduite dans l’édition GF mais pas dans l’édition Garnier ni la Pléiade ! Les « verts » étaient une des deux factions politiques à Byzance, qui s’affrontaient notamment dans les courses de char. Justinien s’était prononcé pour les bleus, ce qui a entraîné la Sédition Nika.