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Mémoires d’un fils de pute, pour les 2de.

La Vie devant soi, de Romain Gary (Émile Ajar)

Gallimard, Folio, 1975, 274 p., 4,9 €.

vendredi 6 avril 2007

La Vie devant soi figure dans les Accompagnements des programmes pour la classe de seconde, p. 32, dans la liste de romans : « œuvres moins attendues pouvant susciter la curiosité et l’intérêt des élèves ». Il est également conseillé dans certaines bibliographies de manuels de lycées. C’est étonnant vu le contenu sulfureux en matière de sexualité. Quel plaisir pour nous enseignants, de proposer sous le couvert des instructions officielles ce livre si délicieusement contraire aux bonnes mœurs !

Résumé

Mohammed, alias Momo, est logé par Madame Rosa, ancienne prostituée juive de près de 70 ans, qui termine sa carrière en faisant pension pour des enfants de putes. « Tout ça c’est des histoires de mômes qui n’avaient pas pu se faire avorter à temps […]. Quand une femme est obligée de se défendre, elle n’a pas le droit d’avoir la puissance paternelle, c’est la prostitution qui veut ça. Alors elle a peur d’être déchue et elle cache son môme pour ne pas le voir confié » (p. 19, cf aussi p. 73). C’était déjà inhumain en 1975, et M. Sarkozy a encore aggravé ce statut par ses lois de 2003, puis l’hypocrisie socialiste en plein accord avec l’hypocrisie de droite, continue le massacre. Madame Rosa s’occupe de tout contre une mensualité qui la plupart du temps est oubliée. Madame Rosa est une rescapée des camps nazis, et vit dans la hantise d’être reprise par la Gestapo. Elle a menti à Mohammed sur son âge, elle lui a donné quatre ans de moins pour qu’il reste plus longtemps avec elle, parce qu’elle l’aime bien. Elle est une spécialiste en « faux papiers en règle » (p. 186). Ce récit à la première personne est l’histoire d’amour de ce petit garçon élevé dans l’islam pour cette « putain juive », qui l’accompagne jusqu’à la mort et même au-delà, prêt à tous les mensonges pour accéder à sa dernière volonté de ne pas mourir à l’hôpital mais chez elle, ou plutôt dans son « trou juif » (p. 62). Momo a son langage à lui, il confond « avorter » et « euthanasier » par exemple. Il y a aussi le truculent personnage de « Madame Lola », « qui était une travestie de quatrième étage qui travaillait au bois de Boulogne et qui avait été champion de boxe au Sénégal » (p. 16) ; « elle plaisait beaucoup car lorsqu’elle s’ouvrait elle avait à la fois des belles niches et un zob » (p. 143). Je ne me souviens pas de la version filmée, mais Madame Lola vous a des faux airs almodovariens. Le récit regorge de personnages secondaires populaires, juifs, arabes, noirs ou Français d’origine (on ne disait pas encore Gaulois), par exemple le polygame M. Waloumba (p. 173). Momo découvre sa sexualité, et se prépare un avenir de « proxynète », en fréquentant les prostituées de Pigalle.

Mon avis

La Vie devant soi nous replonge dans la liberté de ton des années 70, tellement loin derrière nous. Même la parole sur le génocide juif et l’absence de langue de bois entre juifs et Arabes ont de quoi étonner, et c’est un des points à soulever lors de l’étude, comme celui du langage oral de Momo et celui de la prostitution et du transvestisme. En ce qui concerne l’homosexualité, Madame Rosa fait promettre à Momo de ne jamais « se défendre avec son cul » : « Momo, rappelle-toi toujours que le cul, c’est ce qu’il y a de plus sacré chez l’homme. C’est là qu’il a son honneur. Ne laisse jamais personne t’aller au cul, même s’il te paye bien » (p. 137). Conception à replacer dans son époque et son contexte, bien sûr (revoir les saillies de Françoise Dolto). Plus tard, Momo évoque « Monsieur Jacques qui est un hétérosexuel et qui me fait toujours des avances » (p. 272). L’un des intérêts de ce roman est de maintenir le jeune lecteur toujours en alerte, car tous les mots sont susceptibles de contenir des erreurs d’emploi, de sens, d’orthographe, sans oublier la reformulation par Momo du délire de Madame Rosa, qui mélange le thème du génocide dont elle est une rescapée, avec tous ses ennuis avec la police ou l’hôpital. Quelques phrases ou scènes d’anthologie : « Madame Rosa disait que le cul c’est ce qu’ils ont de plus important en France avec Louis XIV et c’est pourquoi les prostituées, comme on les appelle, sont persécutées car les honnêtes femmes veulent l’avoir uniquement pour elles » (p. 28) ; « je n’ai jamais vu un Sénégalais qui aurait fait une meilleure mère de famille que Madame Lola » (p. 152) ; « Les sex-shops c’est pour les vieux qui peuvent plus se branler tout seuls » (p. 224) ; la scène où Madame Rosa nue s’habille en prostituée (p. 160) ; celle où elle revit l’arrestation par la Gestapo (p. 164)… Bref, un roman à lire, relire et faire lire, pour contrecarrer la quantité d’idioties qu’on entend sur la prostitution dans les milieux les plus « autorisés », par exemple en ce printemps 2006 cette polémique sur la prostitution autour du football en Allemagne, où ce pays européen en avance de quelques années est traité par 95 % des gens d’« esclavagiste ». Des gens qui n’ont pas encore lu l’Antimanuel d’éducation sexuelle, de Marcela Iacub & Patrice Maniglier… À noter : cet ouvrage est également disponible dans une édition scolaire / universitaire Gallimard, au même prix, mais la pagination est différente. Au contraire, l’excellent Étonnants classiques de Patrice Kleff sur l’esclavage intitulé « C’est à ce prix que vous mangez du sucre… » (2006), s’il évoque l’«  asservissement complet des femmes dont le seul droit est d’obéir à leur époux… » (p. 19), ne tombe jamais dans l’amalgame politiquement correct « prostitution = esclavage ».

 Pour en savoir plus sur les discriminations dont sont victimes actuellement les prostitué(e)s, voir la Déclaration des droits des travailleuses du sexe. Voir un dossier du magazine Historia sur la prostitution.

 Lire le compte rendu d’une activité pédagogique avec des élèves de 2de sur le personnage transgenre de Madame Lola.
 Article documenté sur le site Maremurex.
 Lire de Romain Gary, un extrait de La Danse de Gengis Cohn.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Romain Gary sur Wikipédia


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