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Éducation sentimentale, libertine et mortelle, pour les lycéen(ne)s

Bonjour tristesse, de Françoise Sagan

Pocket, 1954, 154 p., 4,8 €

mardi 10 avril 2012

Paru quatre ans après Un barrage contre le Pacifique, de Marguerite Duras, trois ans après Le Rempart des Béguines, de Françoise Mallet-Joris et L’Attrape-cœurs de J.D. Salinger ; un an après Jules et Jim, d’Henri-Pierre Roché, Bonjour tristesse, court roman (ou longue nouvelle) scandaleux avait tout pour faire un succès : œuvre d’une jeune fille de 18 ans, scandaleuse mais à teneur en homosexualité, en anti-colonialisme et en communisme garantie à 0 %, Bonjour tristesse récolte le fruit du sillon creusé par ses jeunes prédécesseures trop provocatrices. C’est un roman attachant en tout cas, émouvant, et qui a le don de nous rappeler que si 1968 date la libération des mœurs, les années 50 n’avaient pas été un frigo moral !

Cynisme hérité du père

Cécile, 17 ans, passe l’été sur la Côte d’Azur avec son père, un veuf volage et insouciant, et Elsa, l’amante en titre, demi-mondaine. Mais le père annonce la venue d’Anne Larsen, 42 ans, styliste, ancienne amie de la mère. L’intrigue sera donc toute autre que celle du roman de Mallet-Joris, où la jeune héroïne couche avec l’amante de son père. Meilleur roman sans doute, mais dans les années 1950, impossible de faire de la jeune auteure l’égérie du gratin…La morale amoureuse du père est rudimentaire : « Il refusait systématiquement les notions de fidélité, de gravité, d’engagement. Il m’expliquait qu’elles étaient arbitraires, stériles. D’un autre que lui, cela m’eût choquée. Mais je savais que dans son cas, cela n’excluait ni la tendresse ni la dévotion, sentiments qui lui venaient d’autant plus facilement qu’il les voulait, les savait provisoires. Cette conception me séduisait : des amours rapides, violentes et passagères. Je n’étais pas à l’âge où la fidélité séduit. Je connaissais peu de chose de l’amour : des rendez-vous, des baisers et des lassitudes. » (p. 18). En effet, à Paris, elle a connu des garçons qui l’ont embrassée sous des porches : « Je ne mets pas de nom à ces souvenirs : Jean, Hubert, Jacques. Des noms communs à toutes les petites jeunes filles » (p. 27) [1]. Elle fait sien le « cynisme désabusé » de son père sur l’amour : « Idéalement, j’envisageais une vie de bassesses et de turpitudes » (p. 29) ; « Nous étions de la même race, lui et moi ; je me disais tantôt que c’était la belle race pure des nomades, tantôt la race pauvre et desséchée des jouisseurs » (p. 135). Quand Anne se mêle d’éduquer Cécile, le père tergiverse effectivement avec cynisme : « Ma fille trouvera toujours des hommes pour la faire vivre » (p. 34). Anne tente de raisonner Cécile : « Vous vous faites de l’amour une idée un peu simpliste. Ce n’est pas une suite de sensations indépendantes les unes des autres. » (p. 40). Mais Cécile fait de la provocation à deux balles, en qualifiant de « putain » une femme mariée : « Elle s’est mariée comme tout le monde se marie, par désir ou parce que cela se fait » (p. 43).

Du risque de vouloir enfermer les jeunes filles

Le tournant du récit est l’annonce du mariage prévu du père avec Anne, après que celle-ci eut évincé Elsa. Anne se comporte alors en mère pour Cécile, et se mêle de lui interdire de fréquenter Cyril, un jeune gandin du coin, plus âgé qu’elle, avec qui elle la surprend dans une posture quelque peu champêtre : « Vous devriez savoir que ce genre de distractions finit généralement en clinique » (p. 60). Arrive ce qui doit arriver quand on interdit : on ne fait qu’enflammer le désir. Cécile se laisse entraîner dans le lit de Cyril, et voici la jolie page pudique que cela donne : « Je pensais confusément : cela devait arriver, cela devait arriver. Puis ce fut la ronde de l’amour : la peur qui donne la main au désir, la tendresse et la rage, et cette souffrance brutale que suivait, triomphant, le plaisir. J’eus la chance – et Cyril la douceur nécessaire – de le découvrir dès ce jour-là. Je restai près de lui une heure, étourdie et étonnée. J’avais toujours entendu parler de l’amour comme d’une chose facile ; j’en avais parlé moi-même crûment, avec l’ignorance de mon âge et il me semblait que jamais plus je ne pourrais en parler ainsi, de cette manière détachée et brutale. » (p. 101). Plus loin : « J’éprouvais, en dehors du plaisir physique et très réel que me procurait l’amour, une sorte de plaisir intellectuel à y penser. Les mots « faire l’amour » ont une séduction à eux, très verbale, en les séparant de leur sens. Ce terme de « faire », matériel et positif, uni à cette abstraction poétique du mot « amour », m’enchantait » (p. 114). Anne commet l’abus de pouvoir d’enfermer Cécile, et malheureusement pour elle, Cécile feint de se soumettre. Elle ironise avec son père au cours d’une belle scène (à étudier au lycée) où elle lui fait comprendre à quel point Anne le fait se renier (p. 106-109). Invités chez un couple d’amis, Cécile provoque la femme, et conclut, toujours aussi cynique : « Sans doute, à son âge, je paierai aussi des jeunes gens pour m’aimer parce que l’amour est la chose la plus douce et la plus vivante, la plus raisonnable. Et que le prix importe peu. Ce qui importait, c’était de ne pas devenir aigrie et jalouse » (p. 124). J’ignore d’ailleurs si Sagan vieillissante a confirmé ce propos de jeune fille ! Cécile ourdit une machination libertine pour attiser le désir à peine recouvert de son père pour Elsa, en manipulant Cyril pour qu’il joue le rôle d’amant d’Elsa. Et cela marche, mais trop bien, et c’est le drame : « je compris brusquement que je m’étais attaquée à un être vivant et sensible et non pas à une entité » (p. 144). Une éducation sentimentale un tantinet mortelle ! Françoise Sagan s’est-elle inspirée de la manigance également fatale ourdie par Perdican pour séduire Camille au détriment de Rosette, dans On ne badine pas avec l’amour de Musset ?

Voilà pour ce roman, que j’avais lu trop vite jadis. Une collègue l’ayant choisi pour ses élèves de 1re techno, cela m’a donné envie de le relire. C’est un bon choix pour des « lectures analytiques » sur œuvre complète, même si comme je le disais ci-dessus, cela manque un peu de politique à mon goût. On pourrait inclure une page de ce texte dans un corpus de bac sur la sexualité.
 Le titre a été inspiré par le poème « À peine défigurée » de Paul Éluard extrait de La Vie immédiate (1932).
Voir aussi notre article sur L’Attrape-cœurs de J.D. Salinger, un livre paru en 1951, traduit en 1953 en français. Une adolescence névrosée typiquement américaine ?
 De la même auteure, lire notre article sur Avec mon meilleur souvenir (1984).

Lionel Labosse


Voir en ligne : L’avis de « l’apôtre Nicaise »


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[1Mohamed ne figure pas dans la liste : on n’est pas dans le même milieu que celui de Claire Etcherelli !