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Trouble dans le trouple, pour lycéens et adultes

Jules et Jim, d’Henri-Pierre Roché

Folio, 1953, 254 p, 5,7 €

jeudi 10 novembre 2011

Il s’agit non pas du film de François Truffaut, mais du roman éponyme d’Henri-Pierre Roché. Roman tardif d’un dandilettante, en partie autobiographique. La lecture de l’article fort riche de Wikipédia nous apprend que ce roman, qui exhibe des mœurs déjà très libres pour les années 50, demeure bien en deçà des expériences vécues par l’auteur, véritable théoricien du donjuanisme. Ce qui m’intéresse dans ce livre est l’histoire d’un trouple hétérosexuel formé de deux hommes et une femme, trouple lui-même au centre d’une constellation, comme dirait Vincent Cespedes, résolument polygame. Mais ce trouple connaît deux limites. Premièrement, même s’il arrive qu’on soit deux du même sexe dans une combinaison, pas touche ! L’homosexualité semble hors de portée de ces drôles d’hétéro-zèbres. Deuxièmement, le trouple n’exclut pas la jalousie, une jalousie maladive, qui mène à la mort dans un finale romantique. On peut se demander cependant si ces deux éléments n’étaient pas le prix à payer pour que le roman fût publiable dans les années 1950. En effet, l’auteur, modèle de Jim, ainsi qu’Helen Hessel, le modèle de Kathe (mère de l’Indignator Stéphane Hessel), ont survécu de nombreuses années à leur fin tragique imaginée dans le roman, alors que celui qui survit dans la fiction, le juif Jules, est en réalité mort en 1941. Sans doute est-ce un hommage posthume émouvant, de la part de son ami, de le ressusciter doublement par ce roman, et de se faire mourir à sa place. Un détail : le titre doit se prononcer avec un « Jim » à l’anglaise : « Jules et Djim ».

Je t’aime, moi non plus

Pour commencer, je tiens à dénoncer à la vindicte publique le rédacteur de la notice de présentation de l’édition Folio (pages 7 et 8). Cette notice, habituelle dans cette édition, qu’on lit sans trop y penser, nous révèle la chute tragique du roman en une phrase qu’on n’a pas le temps de ne pas lire : « Kathe finit par… » Évidemment, je ne vous dirai pas la fin, mais il y a des coups de pied au cul qui se perdent ! Eh, Ducon, il existe des gens qui lisent le livre sans avoir vu le film !
Jules et Jim, deux esthètes aisés, lient amitié en 1907, au point qu’on leur prête des « mœurs spéciales » (p. 12). Jules, Allemand, présente d’anciennes amantes à Jim lors d’un voyage dans son pays. Ils ne sont pas homos, oh là non, mais on notera en passant d’incessantes allusions comme « Un des beaux jeunes gens de la bande d’Odile vint inviter Jim à un souper avec eux » (p. 47). Ces garçons ne sont donc pas sans remarquer la beauté de leurs nombreux rivaux. L’auteur s’amuse même à quelque ambiguïté dans le maniement du français : « Odile et Jim eurent envie d’aller passer quinze jours au bord de la mer. Odile voulut emporter Jules, Jim le désirait, et Jules ne demandait pas mieux » (p. 48). On se demande ici si le pronom « le » est un neutre désignant le fait de « passer quinze jours au bord de la mer », ou s’il ne désignerait pas plutôt Jules. L’une des amantes, Odile, présente son ex-mari, « très jeune, plutôt efféminé » (p. 60). Mais ne croyez pas qu’on soit tolérant à l’altersexualité : au bal des Quat-z’Arts, Lucie, une amante allemande, tombe sur « une exhibition lesbienne », et « demanda à Jim et Jules de s’éloigner » (p. 62). Jules et Jim se vouvoient – il ne faut pas confondre bourges et bougres – mais Jules demande à Jim de l’épiler, parce qu’il craint que ses poils ne répugnent à Lucie, et il ne veut pas « aller dans un institut » (p. 68). Quand ils voyagent en Grèce, « Ils aimaient quand le hasard les faisait coucher dans la même chambre, mais ils demandaient toujours deux chambres » (p. 72). Ils déguisent Kathe en jeune homme pour le 14 juillet (p. 82), mais ne songez pas à mal. Scène reprise dans le film, sur l’interminable passerelle au-dessus de voies de chemin de fer (photo de couverture de l’édition Folio). Tiens, en parlant de chemin de fer, relevons dans le film de Truffaut un joli anachronisme, avec un wagon estampillé SNCF, alors que celle-ci est créée en 1937 seulement.

Le trouple

Habitués à croiser leurs conquêtes féminines, et à y prendre du plaisir par procuration, Jules et Jim sont séparés par la guerre de 14-18, après que Kathe eut épousé Jules ; mais elle aurait pu aussi bien épouser Jim. Après la guerre, ils se retrouvent, et les sentiments de Kathe, refroidis pour Jules, se réchauffent pour Jim. Ils entament une sorte de ménage à trois, c’est-à-dire qu’ils habitent ensemble, en attendant le divorce de Kathe et Jules, décidé en commun. Kathe se partage, et le trio partage l’éducation des deux enfants de Kathe et Jules (réduits à une seule dans le film). Mais ils veulent respecter la loi de l’époque, stricte sur le mariage (« Ils avaient, à cause des règlements de police, deux chambres contiguës », p. 128). Jim et Kathe s’empêchent d’avoir un enfant à eux avant le divorce, qu’ils mettent longtemps à obtenir. Quand le divorce est prononcé, point d’enfant, et cet échec sépare Jim et Kathe. Du coup, Kathe se rapproche de Jules et ils se remarient, sans cesser non pas tant le « ménage à trois », mais le « trouple » épisodique (ils ne logent pas ensemble).
Ce trouple est informé par le milieu bourgeois dans lequel il s’inscrit. Jim vit avec sa mère (cela ressemble tellement à un couple mère / fils homo !), mais quand il avait rencontré Gilberte, bien avant Kathe, « Ils s’étaient aimés avec tact, en secret, sans y mélanger amis, ni curiosités, ni questions matérielles, dans un minuscule logis haut perché, avec un vaste panorama, loué par Jim à cet effet » (p. 123). Si cette union n’a pas d’avenir, c’est que le couple consulte un « médecin eugéniste », qui leur prédit des « enfants peu robustes » (p. 124) ! On comprend bien qu’on n’est pas dans un milieu populaire ! Si François Truffaut a présenté Jules et Jim comme « une démonstration par la joie et la tristesse de l’impossibilité de toute combinaison amoureuse en dehors du couple » (lettre à Helen Scott, in Correspondance, Hatier, 1988, p. 172), impression qui se dégage aussi du roman, on peut se demander si ce ne serait pas au contraire l’inexistence d’une possibilité de contrat à trois, – voire à plus, car les personnages ont d’autres liaisons durables – qui rend cette combinaison impossible. D’ailleurs il s’agit d’une construction romanesque, car les personnages autobiographiques sont morts de leur belle mort, sauf Jules (le père de Stéphane Hessel, juif, mort en 1941 suite aux persécutions nazies). La réflexion de Truffaut ressemble à celle des homophobes à l’époque où l’homosexualité était interdite, donc impossible à vivre : « Voyez comme ils sont malheureux : la preuve, ils se cachent, ils ont honte ! ».

Tuméfiée, radieuse

C’est un étonnement à la lecture de Jules et Jim, que la transparence complète en vigueur entre le protagoniste, le deutéragoniste et la tritagoniste, laisse libre cours à une jalousie mortifère dès qu’on passe de trois à quatre, que ce soit les passades vengeresses de Kathe pour l’un de ses amants occasionnels, ou bien la relation très ancienne et continue de Jim pour Gilberte, qui faillit devenir sa femme et à qui il resta toujours fidèle en contrebande. Pourtant, les liaisons hors trouple des uns et des autres ne semblent pas cachées : « plus tard, à la fin de la guerre, elle avait eu une liaison, sous les yeux de Jules » (p. 93). Kathe tente de fourguer Jim à deux de ses copines (p. 173). Mais la jalousie empêche l’idylle polygame : « Peut-être pourraient-ils vivre tous les quatre, avec les enfants présents et futurs, dans la même vaste maison de campagne, où tous travailleraient chacun à sa façon ? C’était le rêve de Jim » (p. 125). Jim ne pense qu’à ça : « une grande maisonnée pleine : eux, Jules les fillettes, Mathilde — avec des chambres pour les amis qui voudraient bien venir… » (p. 150) ; « Les dimanches, ils battaient les environs de Paris, cherchant une maison de campagne pour eux et pour la famille qui allait arriver » (p. 196) ; Jim n’est pas troublé quand, alors qu’on ne l’attend plus et que Kathe et Jules sont remariés, il y a un espoir d’enfant entre lui et Kathe ; mais celle-ci, « élevée bourgeoisement […] ne pouvait s’y résoudre » (p. 222). L’idylle bloque sur le trio : « Ils marchaient là, dans cette belle fin d’après-midi et le lien qui avait uni leur trio traînait derrière eux, brisé » (p. 165). Cela peut aller jusqu’à une violence politiquement incorrecte : « En même temps, un poids s’accumulait dans sa main droite. Il l’abattit, bien ouverte, sur la face de Kathe qui fut projetée en travers du lit ». La rouste se poursuit et plus tard, Kathe est « tuméfiée, radieuse » (p. 143) !

Un érotisme discret

Kathe a plusieurs anciens amants, parmi eux Albert. Ils font une sortie à quatre, et l’auteur semble s’amuser à des allusions grossières : « Elle alluma elle-même, de ses lèvres, leurs trois gros cigares » (p. 100). Cette image du cigare est reprise dans un de ces paragraphes à double sens dont l’auteur a le secret : « Il retrouva Jules dans sa cité à lui. Ils eurent tout de suite leurs heures ensemble, tellement simples. Il eût été impossible à Jim de dire ce que Jules était pour lui. On les avait jadis surnommés Don Quichotte et Sancho Pança. Seul avec Jules, comme jadis seul avec Kathe, le temps disparaissait pour Jim. Il prenait avec lui un plaisir total à des riens. Il jouissait du bon cigare de Jules bien plus que du sien » (p. 163). Le trio de Jules et Jim exclut le moindre effleurement entre hommes ou entre femmes, ou du moins si, justement, il y a un seul effleurement, une nuit, entre Jim et un petit jeune conquis par Kathe qui partage leur lit, mais il est bien écrit : « Jim respecta la proximité de Fortunio » (p. 134). À la toute fin, Jim étant mort, Jules réfléchit : « Jim et lui, pendant vingt ans, n’avaient pas eu un heurt. Ils constataient leurs divergences avec tendresse. Cela arrive-t-il en amour ? Jules chercha un couple qui s’acceptât comme Jim et lui » (p. 242).
Le mot « tourbillon », qui donne le titre de la chanson célèbre du film, est utilisé à deux reprises dans le livre, mais pas dans le sens de la chanson : « Elle savait que, emportés par le tourbillon de Kathe, ils conservaient en eux les causes de leur amour pour elle, Lucie » (p. 137) ; « il savait que Kathe était éveillée, en proie au tourbillon de ses pensées, et que cela aboutirait à une grande conversation stérile, qui durerait jusqu’au petit jour, peut-être jusqu’à un éclat violent de Kathe qui voudrait le frapper » (p. 221). Le roman laisse parfois libre cours à un érotisme kama-soutresque : « Jim soulevait Kathe par les pieds et la secouait doucement, comme un sac de noix que l’on tasse, pour augmenter leurs chances d’avoir un bébé » (p. 149). De même, on a droit à une page d’érotisme balnéaire avant la lettre (p. 183).
Le film de Truffaut ne donne qu’un seul enfant à Kathe, Sabine (Sabine Haudepin), et ne parle pas de mariage ni de divorce ; il limite, pour des raisons compréhensibles de coût de casting, le nombre de participants à la relation polyamoureuse, ce qui permet à Truffaut de faire passer sa thèse sur « l’impossibilité de toute combinaison amoureuse en dehors du couple ». Il n’y a pas de scène de lit à trois. Un narrateur lit de nombreux passages du livre. Je n’ai pas encore lu l’autre roman d’Henri-Pierre Roché, Deux Anglaises et le continent (1956), mais j’ai vu son adaptation par Truffaut sous le titre Les Deux Anglaises et le Continent en 1971. Ce film n’est pas le meilleur de Truffaut. On dirait un remake du précédent. L’intrusion constante de la voix du narrateur rythme la litanie des coucheries des personnages, qui perd tout sens, car encore une fois l’intrigue se resserre sur les deux sœurs et l’amant impossible, et l’on se dit « à quoi bon ? ». Aucune trouvaille du genre « Le tourbillon » n’agrémente le récit filmique et ne sublime cette relation dont seul surnage l’aspect déprimant. Dans le genre trouple, mais avec un point de vue moins pessimiste, voir Sérénade à trois d’Ernst Lubitsch (1933).

 Les années 1940 et 50 furent riches en romans ou en expériences d’une sexualité hors-normes. Voir L’Âge de raison, de Sartre, L’Invitée, de Simone de Beauvoir et Mémoires d’une jeune fille dérangée, de Bianca Lamblin ; Le Rempart des Béguines, de Françoise Mallet-Joris, et Un Barrage contre le Pacifique, de Marguerite Duras. Le Journal d’Helen Hessel suivi de lettres à Henri-Pierre Roché (1920-1921) a été publié. Voir l’article de Jean-Yves Alt. Voir aussi le Cahier Henri Pierre Roché aux cahiers de l’Herne. Le film Slogan (1969), de Pierre Grimblat, contient un clin d’œil à Jules et Jim. En effet, la jeune Jane Birkin passe son temps à hésiter entre deux hommes, un Anglais qui veut l’épouser, et Serge Fabergé-Gainsbourg, qui entreprend de divorcer pour l’épouser également. Or les deux hommes se conduisent en gentlemen, et lors d’une scène de séparation dans une aérogare, ils achètent un disque de Jeanne Moreau contenant la chanson de Jules et Jim, qu’ils citent explicitement.

 Ce livre fait partie des nombreux ouvrages que j’ai lus pour écrire mon essai Le Contrat universel : au-delà du « mariage gay ». Et si vous l’achetiez ?

Lionel Labosse


Voir en ligne : Chanson « Le Tourbillon (de la vie) » par Jeanne Moreau


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