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Le premier couple gay (enfin presque !) de la littérature moderne, pour lycéens et adultes

Don Quichotte, de Miguel de Cervantes

Pléiade, 1605-1615 (2001), 1652 p., 67 €

jeudi 5 juillet 2012

J’ai attendu l’âge canonique de 46 ans pour me « taper » Don Quichotte, l’un des phares des la littérature mondiale. Ce roman de Miguel de Cervantes est paru en deux parties en 1605 et 1615. J’ai utilisé la traduction de Claude Allaigre, Jean Canavaggio & Michel Moner parue en 2001 aux éditions Gallimard (Pléiade). Je n’insisterai pas sur une lecture bien référencée d’un Cervantes à l’homosexualité latente (d’après différents auteurs cités dans l’introduction de Jean Canavaggio, p. LI : Dominique Aubier, Louis Combet, Rosa Rossi). Je me contenterai d’insister sur certains points secondaires. J’ajouterai que je n’ai pas trouver une jubilation immense à ces aventures. On m’en avait fait de tels moulins à vent, que j’ai été déçu de n’y trouver que de vulgaires géants !

Dulcinée ou Sancho : quel est le véritable amour de Don Quichotte ?

Dès le prologue du livre I, le héros est présenté comme « le plus chaste amoureux et le plus vaillant chevalier qu’on ait vu depuis bien des années dans ces parages » (p. 397). « mes amours et les siennes ont toujours été platoniques, sans s’étendre au-delà d’un honnête regard, et encore, tellement de loin en loin que j’oserais jurer, en vérité, que, depuis douze années que je l’aime plus que la prunelle de ces yeux que doit un jour avaler la terre, je ne l’ai pas vue quatre fois ; et même, il se pourrait que, sur les quatre, elle ne se soit pas aperçue une seule que je l’ai regardée » (p. 604). Sur la chasteté en effet, maints épisodes l’illustreront à merveille, Don Quichotte ayant des occasions en or de se taper les plus admirables jeunes filles, se contentera de la chaste ombre du souvenir de sa Dulcinée ! Ce n’est pas l’inclination naturelle qui le pousse à l’amour, mais le désir de se conformer au script du roman d’aventure :« il se persuada qu’il ne lui manquait plus rien, sinon de chercher une dame de qui devenir amoureux ; car le chevalier errant sans amour était un arbre sans feuilles et sans fruits, et un corps sans âme. » (p. 413) ; « Don Quichotte ne dormit pas de toute la nuit, pensant à sa dame Dulcinée, pour se conformer à ce qu’il avait lu dans ses livres, où les chevaliers passaient maintes nuits sans dormir dans les forêts et les déserts, s’entretenant du souvenir de leur dame. » (p. 452) ; « repartit Don Quichotte : je veux dire qu’il ne peut se faire qu’il y ait un chevalier errant sans dame, car il leur est aussi propre et naturel d’être amoureux qu’au ciel d’avoir des étoiles ; et, à coup sûr, on n’a jamais vu d’histoire où se trouve un chevalier errant sans amour » (p. 484). « Je suis amoureux, il est vrai, mais seulement parce que c’est une obligation pour les chevaliers errants de l’être ; or, si je le suis, je ne suis pas de ces amoureux vicieux, mais de ceux qui sont continents et platoniques » (p. 1135). Le platonisme de Quichotte s’étend à son cheval : à un gentilhomme de passage qui craint pour sa jument, Sancho répond : « notre cheval (Rossinante) est le plus honnête et le mieux élevé du monde. Jamais, en semblable occasion, il n’a commis la moindre vilenie […] même si on lui servait votre jument entre deux assiettes, vous pouvez être sûr que notre cheval n’irait même pas la renifler » (p. 1010).
Pour le corps de la belle, Don Quichotte en fait l’éloge, sans oublier les « parties que l’honnêteté a cachées au regard des hommes, elles sont telles, à ce que j’imagine et j’entends, que la discrète considération peut seulement les louer, mais non les comparer » (p. 485). En dehors de Dulcinée, l’opinion de Quichotte sur les demoiselles est parfois pour le moins réactionnaire et révélatrice : « aujourd’hui […] pénètre en elles l’amoureuse pestilence qui leur fait abandonner toute retenue » (p. 470). L’épisode de Maritorne est tordant : « Son haleine, qui sans doute fleurait la salade marinée de la veille, lui parut être une odeur suave et aromatique qu’elle répandait de sa bouche » (p. 510) ; il s’agit d’une réécriture d’un épisode d’Amadis de Gaule (livre I), qu’on retrouve dans de nombreux romans de chevalerie. L’opinion de Cervantes sur l’amour s’exprime dans certains épisodes secondaires, ainsi au chapitre XXIV, sur l’inconstance du jeune Don Fernando : « comme l’amour, chez la plupart des jeunes gens, n’est pas de l’amour mais un appétit qui a pour fin dernière le plaisir, et qu’une fois celui-ci atteint il s’achève, et ce qui semblait être de l’amour bat en retraite, faute de pouvoir passer les bornes qu’a mises la nature et qu’elle ne met pas au véritable amour… » (p. 590). Ce Don Fernando peut d’ailleurs être considéré comme une source du personnage de Don Juan, dans sa façon de séduire les jeunes filles (cf. p. 644), ou dans une scène qu’on croirait le synopsis de la scène 6 de l’acte IV de la pièce de Molière, où l’aristocrate répond par le silence à la lamentation la plus pitoyable de Dorotea (mais finit par lui céder, cf. p. 738). Le roman ayant eu un grand succès en Europe, il est possible que Molière ait croisé son influence avec celle de la pièce de Tirso de Molina. Dans la seconde partie, les scènes récurrentes où Sancho accumule les proverbes ridicules (ex. p. 1149), et où lui-même et son maître se reprochent régulièrement de s’exprimer par proverbes, évoquent la scène 2 de l’acte V de la pièce de Molière. Maints épisodes, dont on se demande s’il faut les prendre au pied de la lettre évoquent la haute idée de la vertu des femmes : « La femme honnête doit être gardée et soignée comme on garde et l’on soigne un beau jardin rempli de fleurs et de roses : son maître ne permet à personne d’y porter ses pas ni les mains ; il suffit que de loin et à travers une grille de fer on jouisse de leurs parfums et de leur beauté » (p. 696).

Fils de pute

À part ces joliesses, le respect des femmes laisse parfois à désirer, comme le montre cette ritournelle plusieurs fois repérée : « la grande pute, fille de pute, qui vous enfanta » (p. 876). Cette injure étant adressée à la fille de Sancho, donne lieu à un échange instructif :
« Ô fidepute et pute, et comme elle doit bien tenir le manche, la garce !
– Sachez, monsieur, répondit Sancho, un rien fâché, que ma fille n’est pas une pute, que sa mère ne le fut pas davantage, et que ni l’une ni l’autre ne le sera, à Dieu ne plaise, tant que je vivrai. Et parlons plus poliment, car pour quelqu’un qui a été élevé parmi les chevaliers errants, qui sont la courtoisie même, voilà des paroles qui ne me paraissent pas très convenables.
– Eh bien, monsieur l’écuyer, répliqua celui du Bois, vous ne vous y entendez guère, en matière de compliment ! Comment, vous ne savez pas que lorsqu’un chevalier cloue d’un bon coup de lance un taureau sur la place […] c’est coutume de dire, dans le peuple : « Oh fidepute ! Oh putain, comme c’est bien fait ! » Si bien que ce qui semble injurieux, dans ce cas, c’est grand compliment »
(p. 989)
Une page plus loin, Sancho lâche un « fidepute », ce que lui fait remarquer son interlocuteur, à qui il répond : « je confesse et reconnais qu’il n’y a aucun déshonneur à traiter quelqu’un de fils de pute, quand il tombe sous le sens que c’est pour lui faire un compliment ». Voilà qui nous rappelle nos considérations sur l’ambiguïté des injures dans cet article. Dans le chapitre XLIII, on relève une jolie discussion sur le langage, où Don Quichotte explique à son valet qu’il doit dire « éructer » et non « roter ». Très utile pour apprendre les niveaux de langue.

Sancho et Quichotte : Sado et Maso ?

Quant à la relation avec Sancho, le texte propose quelques ambiguïtés : « je veux que tu t’asseyes ici, à côté de moi et en compagnie de ces bonnes gens, et que tu ne fasses qu’un avec moi, qui suis ton maître et seigneur naturel ; que tu manges dans mon plat et que tu boives où je boirai, parce que de la chevalerie errante on peut dire ce qu’on dit de l’amour : elle rend égales toutes choses » (p. 468). Une scène inénarrable souligne la promiscuité quasi conjugale des deux protagonistes : alors qu’ils dorment côte à côte, Sancho ne peut réprimer un pet, puis se soulage, et son maître est incommodé par l’odeur : « Mais Don Quichotte avait l’odorat aussi fin que l’ouïe, et Sancho était si joint et si cousu à lui que les effluves montaient presque en ligne droite et il ne put éviter que quelques unes parviennent jusqu’à ses narines […] – “ Retire-toi à deux ou trois pas d’ici, mon ami “, dit Don Quichotte, sans ôter un seul instant ses doigts de son nez ; “ et, désormais, veille davantage à ta personne et à ce que tu dois à la mienne ; car le commerce constant que j’ai avec toi a engendré ce manque d’égards. “ » (p. 547). Sancho aura sa vengeance lorsque Don Quichotte est encagé sur le char à bœufs : « je vous demande, parlant par révérence, si d’aventure, depuis que vous avez été encagé et, d’après vous, enchanté dans cette cage, vous sont venus le désir et l’envie de faire la grosse et la petite » (p. 856). Au chapitre XXV, Don Quichotte veut se montrer nu à Sancho et faire des « folies » pour que celui-ci en témoigne à Dulcinée (p. 608). On peut se demander si Cervantes avait voulu évoquer une relation plus étroite. Il en évoque une, mais chez les Turcs, et chacun sait que ce n’est pas la même chose à l’époque : « j’échus à un renégat vénitien qu’Eudj Ali avait capturé alors qu’il était mousse sur un navire, et qui se prit d’une telle affection pour lui que ce fut un de ses plus chers mignons » (p. 768), raconte un captif rencontré à l’auberge de Maritorne (voir aussi ci-dessous). La relation prend un tour plus clairement sado-masochiste avec le leitmotiv des coups de fouet qui court tout au long de le deuxième partie. Sancho est censé se donner 3000 coups de fouet pour désenchanter Dulcinée. Il tergiverse longtemps, mais arrivé au terme du livre, finit par les monnayer à son maître, puis se les administrer, non sans veiller à ce que ce soient les troncs des arbres environnants qui prennent l’essentiel des coups. Or Don Quichotte ne perd pas une miette du spectacle : « Don Quichotte, dans son abusement, veilla à ne pas perdre un seul coup du compte » (p. 1415).

Don Quichotte tenant à bout de bras son auteur Cervantès (1905), Mariano Benlliure y Gil, Valencia.
© Lionel Labosse

Travestissements

Au chapitre XXVII, le curé se travestit en femme pour ramener Don Quichotte à la raison, puis il trouve indécent ce déguisement et demande au barbier d’échanger leurs vêtements. C’est le premier d’une série de travestissements qui emprunteront le même script : on découvre un garçon, on admire sa « beauté incomparable », avant de découvrir que « celui qui semblait être un paysan était une femme et, qui plus est, délicate, et même la plus belle, etc. » (p. 636). Même motif au chapitre LXIII, p. 1365 : une fille habillée en homme se bat vaillamment sur un navire, on admire sa beauté, et justement, c’est une femme ! Elle raconte sa captivité chez les Turcs, et comment elle a également recouru au travesti pour sauver don Gaspar Gregorio, « un des plus beaux et élégants garçons que l’on pût imaginer ». Malheureusement, « parmi ces Turcs barbares un gamin ou un beau garçon est plus estimé ou apprécié qu’une femme, quelque belle qu’elle puisse être » (p. 1366). Ça laisse rêveur !

Vertige du roman

Le procédé de mise en abyme est constamment utilisé pour cet anti-roman canonique, et ceci dès le début. Ainsi, au livre IX, apprend-on que le livre aurait été traduit de « l’arabe en castillan » (p. 459) en un mois et demi. De constantes allusions sont faites au roman et à son immoralité : « ces livres qu’on appelle de chevalerie sont fort préjudiciables à la république […] sont des histoires extravagantes, sans autre fin que de plaire au lieu d’instruire, contrairement à ce que font les apologues, qui plaisent et instruisent tout à la fois » (p. 846). Même le héros, au moment de l’extrême-onction, finit par reconnaître les « ombres épaisses de l’ignorance qu’avait répandues sur lui l’amère et continuelle lecture des détestables livres de chevalerie. » (p. 1422). L’auteur est sans cesse critiqué : « l’auteur de mon histoire n’est pas un savant, mais un ignorant bavard qui s’est mis à l’écrire à la va comme je te pousse et sans aucun ordre, vaille que vaille et advienne que pourra, à la façon d’Orbaneja, ce peintre d’Ubeda qui, alors qu’on lui demandait : « Que peignez-vous là ? » répondit : « On verra bien. » Une autre fois, il peignit un coq à ce point méconnaissable qu’il fallut écrire à côté, en caractères gothiques, « Ceci est un coq ». Et sans doute en est-il ainsi de mon histoire : elle aura besoin d’un commentaire pour qu’on la comprenne. » (p. 924). Le chapitre LIX présente un des plus réussis exemples de mise en abyme, avec la rencontre dans une auberge des deux héros avec des voyageurs qui lisent leurs histoires du fameux tome 2 apocryphe (p. 1328 sq.). On remarque aussi l’abondance de poèmes qui entrecoupent la narration. Des puristes poussent de hauts cris à cette hybridation, et pourtant elle semblait aller de soi à un quasi-fondateur du genre ! Des chapitres étonnants sont ceux où Sancho, pour se moquer de lui, est nommé gouverneur d’une fausse île. Il s’en tire étonnamment bien, et dans une série de saynètes, rend des jugements de Salomon fort malins. Ainsi confond-il une femme qui accuse faussement un homme de l’avoir violée : il lui fait donner de l’argent, et ordonne à l’homme de le lui reprendre. Elle se défend violemment, et il en conclut qu’elle se serait défendue a fortiori s’il avait voulu la violer… (Ch XLV, p. 1227). Bref, on ne sait pas au terme de la lecture, si le vrai héros est le maître ou le valet !

La version filmée inachevée d’Orson Welles (1955-1973) dont la Cinémathèque projette parfois les rushes qu’elle possède, joue à fond sur la mise en abîme et la destruction de l’illusion réaliste. Ainsi de la scène où le héros arrive en ville, et passe devant un restaurant à son nom. La caméra le filme alors depuis l’intérieur du restaurant, et l’on voit sur le même écran, une représentation en céramique du héros à l’intérieur du restaurant et le « vrai » Don Quichotte qui défile dans la rue, façon retour de la Lune !

 Jacques le Fataliste et son maître, de Diderot, semble une réécriture de Don Quichotte, et rend hommage à Cervantes.
 Retrouvez la statue qui illustre cet article dans l’article sur la Mise en abyme.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Site de référence sur Don Quichotte


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