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En marge de l’affaire Roman Polanski / Frédéric Mitterrand : un article d’Alain Finkielkraut en 1997

vendredi 6 novembre 2009

Je n’ai pas fait d’article sur l’affaire actuelle de prétendue « pédophilie », qui ne fait que suivre la précédente et annoncer la suivante [1]. Ce qui m’exaspère le plus est que ces affaires aient beau se suivre et se ressembler, ni le scandale Outreau ni l’acharnement sur Polanski (et sur Frédéric Mitterrand par ricochet) n’auront incité un seul politicien français à prendre le contre-pied de la tendance à la sur-pénalisation non pas seulement des crimes et délits pédophiles, ni de la simple pédophilie fantasmatique, mais de tous les crimes ou délits qui touchent de près ou de loin à la sexualité. Je n’ai pas grand-chose à ajouter aux articles commis naguère sur deux livres qui me semblent fondamentaux sur ces questions : L’École du soupçon, Les dérives de la lutte contre la pédophilie, de Marie-Monique Robin et Le sexe et ses juges, ouvrage collectif du Syndicat de la Magistrature. Faut-il préciser que bien sûr, je ne fais pas l’apologie du viol, ni de la pédophilie, etc. ? Je plaide simplement pour une justice qui nous éloigne de la pulsion tribale de la vengeance, avec pour principe d’une part, la proportionnalité des peines et le respect du principe de prescription ; d’autre part le respect des conventions internationales sur la surpopulation pénale, ce en quoi la France comme les États-Unis sont en infraction depuis toujours, sans que ça émeuve grand monde (sur cette question, lire mon article Canicule, prisonniers, clandestins et usagers.).
Sur la polémique médiatique, je relèverai trois articles que l’amie Gudule m’a signalés :
 Pour une fois Michel Onfray m’a déçu, autant sur le fond que sur la forme, avec les amalgames qu’il utilise comme arguments, dans son article pour Libération. D’autant plus décevant qu’Onfray est auteur d’un Antimanuel de philosophie publié dans la même collection que l’Antimanuel d’éducation sexuelle de Iacub/ Maniglier. Il est dommage que dans un domaine qui n’est pas le sien, il défende une option radicalement opposée à celle de ces derniers !
 Pour une fois Bernard-Henry Lévy m’a semblé humain dans son bloc-notes du Point, malgré là aussi quelques amalgames déplacés.
 Pour une fois enfin, Alain Finkielkraut ne m’exaspère pas [2], avec son intervention du 8 octobre 2009 sur France Inter. Cet article est le seul à poser de façon implicite la question de l’âge du consentement, qui n’est jamais soulevée en débat public en France, alors qu’il devrait poser question que cette barrière soit si différente ne fût-ce que dans les pays de l’Union Européenne (voir sur ce sujet Antimanuel d’éducation sexuelle, de Marcela Iacub & Patrice Maniglier). J’ai lu un des essais de Finkielkraut, car c’est une tendance pernicieuse sur le plan intellectuel que de se contenter des interventions publiques d’auteurs ou artistes pour porter un jugement sur eux — tendance entretenue par ceux d’entre eux qui monopolisent la parole sur les ondes et dans la presse… Bref, cette intervention du philosophe me rappelle un article de sa plume que j’avais collecté dans mes archives. En pleine affaire Dutroux, il avait eu le courage d’aller à rebrousse-poil de l’hystérie collective. Cela mérite chapeau bas, pour une fois. Je publie cet article car il n’est pas du tout disponible sur Internet, ni je crois, dans un livre. Quant à Frédéric Mitterrand, la seule remarque que m’inspire sa mésaventure est son manque de courage. Puisqu’il avait l’intention de se lancer dans la politique — ce que nul n’eût pu imaginer à l’époque de la parution de son livre — il aurait dû prendre position, à l’occasion de l’affaire Outreau par exemple, pour faire évoluer la loi et empêcher les dérives législatives qu’a entraînées l’instrumentalisation de la lutte contre la pédophilie et contre la prostitution. Je ne me réjouis pas que cela lui soit retombé dessus, mais je fais remarquer que lui, en tant que personnalité ayant accès aux médias, aurait pu contribuer sur ce sujet à l’élévation du débat public et à renverser la tendance à la surenchère et à la surpénalisation. Il a choisi de se taire. Il aurait pu choisir de parler ; possibilité que n’avaient pas les simples citoyens qui se sont retrouvés broyés dans ces engrenages démagogiques. Ç’eût été grand.
 Pour les curieux, il existe un film maudit (très difficile de le voir) de Gérard Blain : Un Enfant dans la foule. Et puisqu’il est question de cinéma, cette affaire de censure, de délation et de faux-culs sur fond de sexualité me rappelle l’affaire de la censure par des épurateurs trop zélés du chef-d’œuvre Le Corbeau d’Henri-Georges Clouzot. Il est incroyable que ce film ait été censuré par les épurateurs, alors que ce qu’il dénonçait, courageusement, c’était la délation ! Les citoyens montrés dans le film ne sont certes pas si affreux que les détracteurs l’ont prétendu : au contraire, globalement, ils conspuent celle qu’ils prennent pour le dénonciateur, et non celui que les lettres anonymes désignent comme avorteur ou séducteur, pas plus que les femmes adultères ou autres débauchés dénoncés au fil des lettres. Personne ne donne le moindre crédit aux fausses allégations. Remplacez l’accusation fausse d’avorteur par une accusation fausse de pédophilie, et voyez ce que ça donnerait dans la France pétainiste du XXIe siècle ! Alors même que la sexualité des mineurs est évoquée dans le texte par le personnage de Raymonde, la gamine qui commence à jouer de ses charmes… Et tous les personnages, à la manière de Balzac, ont droit à la compassion de l’auteur. Bien sûr, il n’a pas choisi de dénoncer la délation des résistants : son film n’aurait pas été tourné ! Mais dans ce contexte de collaboration, il a réussi à faire passer un film dénonçant la délation ! Tout ça pour qu’on le traite de collabo ! Belle démonstration de l’hypocrisie française.
 Signalons un intéressant article dû à Maître Eolas. Il démonte l’acharnement législatif sur ce point qui semble obséder nos politiciens pas démagogues pour un sou. Ça ne vous étonne pas, vous, que l’« atteinte sexuelle sur mineur » devienne une sorte de crime plus imprescriptible que le génocide, et l’obsession quotidienne des médias et des politiciens, quand la fabrication, la vente et l’utilisation de mines anti-personnelles en forme de jouets est combattue, certes, mais avec une mollesse toute sénatoriale ? Et dans le même temps, est-ce que ça vous étonne que l’inénarrable Edwige Antier revienne, nonobstant les innombrables casseroles judiciaires qu’elle traîne au cul, nous parler de morale au sujet des petits nenfants, avec la complicité des journaleux de France Inter ?
 À ce propos, penchons-nous sur le cas de l’ignoble Simone de Beauvoir, prof corruptrice de faibles adolescentes (voir cet article dénonciateur). Il eût été tellement beau, pour la construction de notre identité nationale que notre grande philosophe eût été jetée en prison à l’âge de 76 ans, c’est-à-dire en 1984, elle qui allait mourir en 1986, parce qu’un juge se serait acharné sur une plainte déposée en 1943 par les parents d’une de ses jeunes amantes… comme la pauvre Gabrielle Russier, qui fit à Pompidou citer Paul Éluard. O tempora ! O mores !
 Et si pour prendre un peu de recul, nous relisions le conte fameux d’un auteur connu pour faire du bien aux enfants ? Le bon Jean de La Fontaine, dans « Comment l’esprit vient aux filles » nous souffle une conception assez souple de l’âge du consentement d’une part, de l’autre de la socratisation bien tempérée par un brave prêtre ! Une fille un peu sotte qui n’a « que quatorze ou quinze ans » est envoyée par sa mère prendre de l’esprit chez un prêtre. Celui-ci l’attire dans sa cellule : « Mon Révérend la jette sur un lit ; / Veut la baiser, la pauvrette recule / Un peu la tête, & l’innocente dit : / Quoi, c’est ainsi qu’on donne de l’esprit ? / Et vraiment oui, repart sa Révérence ; / Puis il lui met la main sur le téton. / […] Il suit sa pointe, & d’encore en encore, / Toujours l’esprit s’insinue & s’avance, / Tant & si bien qu’il arrive à bon port. / Lise riait du succès de la chose. » (et ça continue ainsi…) Il est vrai que s’il publiait ces vers aujourd’hui, notre fabuliste national verrait son œuvre entière jetée à la poubelle « sans autre forme de procès », comme il écrit dans une fable.

P.S. Je ne puis m’empêcher, s’agissant d’une querelle entre philosophes sur une question de justice, de citer Albert Camus qui avait dans son éditorial pour le journal Combat du 30 août 1944 intitulé « Le temps du mépris » (un très beau texte), appelé à une justice impitoyable contre certains collaborateurs. On trouve dans l’essai de Maurice Weyembergh : Albert Camus ou la mémoire des origines, le dossier d’une polémique qui opposa Camus à Mauriac suite à cet éditorial. « Chaque fois qu’à propos de l’épuration, j’ai parlé de justice, M. Mauriac a parlé de charité. Et la vertu de la charité est assez singulière pour que j’aie eu l’air, réclamant la justice, de plaider pour la haine », déclarait Camus (p. 107). En 1948, fait rare, Camus reconnaîtra : « Au bout de cette réflexion, et je vous donne ainsi mon opinion sur l’utilité du dialogue croyant-incroyant, j’en suis venu à reconnaître en moi-même, et publiquement ici, que, pour le fond, et sur le point précis de notre controverse, M. François Mauriac avait raison contre moi » (p. 109). Souhaitons qu’un jour Michel Onfray en vienne à la même conclusion, sur ce point précis

« Le vice et les emballements de la vertu »

Un article d’Alain Finkielkraut paru dans Le Monde, le mercredi 25 juin 1997.

Depuis qu’ont commencé les opérations coups de poing dans les « milieux pédophiles », quatre personnes se sont déjà donné la mort. Combien de suicides, combien de pendaisons, combien d’actes de désespoir faudra-t-il encore pour que la France ait enfin la gueule de bois ?
Actuellement, elle est ivre. Ivre d’épouvante devant les révélations tonitruantes qu’on lui assène jour après jour. Ivre de stupeur indignée au spectacle de ce mal absolu, omniprésent et tentaculaire : la violence sexuelle exercée sur les enfants. Enseignants, ecclésiastiques, organisateurs de festivals, moniteurs de colonie de vacances : sur le thème « Tout le monde n’est pas pervers, mais il y a des pervers partout et particulièrement dans les professions les plus respectables », la presse déchaînée a relayé, avec une fureur quasi unanime, l’écœurement des gendarmes et l’implacable bonne conscience des juges. N’écoutant que leur courage, les deux ministres de l’éducation du nouveau gouvernement [3] ont, à peine entrés en fonction, sauté dans le train médiatique à grande vitesse et déclaré solennellement qu’ils allaient rompre avec le laxisme supposé de l’administration précédente.
L’enfance est certes sacrée car elle est la faiblesse même, mais la sainte colère dont les pédophiles sont aujourd’hui l’objet justifie-t-elle l’abandon des droits et des distinctions des plus élémentaires ? Justifie-t-elle qu’on déshonore pour toujours ceux qui ne sont encore que des suspects en donnant une publicité fracassante à l’investigation de leur vie privée ? Justifie-t-elle qu’on fasse planer l’ombre effroyable de Marc Dutroux sur toutes les pratiques déviantes ?
Tuer la demande pour tuer l’offre, très bien : est-ce la même chose cependant que de regarder sur une cassette, dans la solitude du quant-à-soi, des adolescents qui se masturbent, et d’attaquer des enfants ?
Ne nous y trompons pas : la marche blanche qui déferle, ces jours-ci, sur notre société est porteuse d’une régression terrible : la frontière même de la puberté disparaît dans le fantasme maternel d’une enfance innocente et interminable livrée, dès qu’elle quitte la maison, à la convoitise multiforme et fantastique d’un gigantesque complot.
Aujourd’hui, l’ogre du réseau est providentiellement un néo-nazi, mais, très bientôt, n’en doutons pas, la paranoïa retrouvera son cours naturel, et la France du corbeau, ressuscitée par cette campagne, dénoncera à tour de bras les hommes politiques, les financiers ou les Sages de Sion [4].
L’indispensable répression de la pédophilie est en train de tourner au lynchage hystérique des violeurs d’anges : ce n’est pas une bonne nouvelle ni pour les enfants ni pour la civilisation.

Alain Finkielkraut

P.S. : Alain Finkielkraut fut, avec Pascal Bruckner, l’auteur de l’excellent essai Le Nouveau désordre amoureux, dont vous trouverez une citation dans cet article. On y relève aussi une de ces citations typiques des années 70, qui, comme ce fut le cas pour Daniel Cohn-Bendit, serait reprise hors contexte par des hypocrites si jamais ces messieurs accédaient à des postes politiques : « Mais qui nous dit qu’il n’y aura pas, un jour prochain, un film tendre et cochon, un film enfin métissé, racontant les amours d’un pédéraste et d’une saphienne, déployant une orgie merveilleuse sans athlète d’exception, où des vieillards copuleront avec des enfants, où d’exquises rombières seront les « gigolotes » de jeunes éphèbes blonds, où des Arabes toucheront la femme blanche. » (p. 285).

En 2017, avec l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la république, l’affaire prend un tour nouveau, puisque ce président a épousé une femme de 24 ans de plus que lui, avec laquelle il a connu une idylle socratique revendiquée, puisqu’elle fut brièvement son enseignante. Il est notable qu’il en ait fait une idylle de storytelling avec la complicité de Paris Match, propriété d’un des oligarques qui l’a mené au pouvoir (Arnaud Lagardère), alors que, si l’on inversait les sexes de ce couple, un enseignant de sexe masculin qui aurait eu une idylle avec une fille (ou pire, un garçon) rencontré à l’âge de 15 ans, aurait eu les plus grandes chances d’être inquiété par la justice, en tout cas ne s’en serait pas vanté. Serait-ce l’occasion d’un adoucissement des mœurs en la matière ?

 Lire mon article sur La Jeune fille et la mort, de Roman Polanski (1994), un film qui traite indirectement de l’affaire de mœurs dans laquelle est empêtré le réalisateur.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Intervention d’Alain Finkielkraut du 8 octobre 2009 sur France Inter


[1Lire à ce propos l’article « Notre combat », de Serge Halimi pour Le Monde diplomatique (octobre 2009). Extrait : « Les enquêtes et reportages diligentés par la presse, de plus en plus rares, permettent surtout de préserver la fiction d’un journalisme d’investigation pendant que prolifèrent dans d’autres pages faits divers, portraits, rubriques de consommation, de météorologie, de sport, copinages littéraires. » Plus loin, il cite l’universitaire américain Robert McChesney, reprochant « aux médias de concentrer leur attention sur les célébrités et les broutilles plutôt que d’enquêter sur les scandales associés au pouvoir exécutif ». « Célébrités et broutilles » : n’est-ce pas une bonne définition de la technique des fameux « buzz », qui, d’affaire Mitterrand en affaire Jean Sarkozy, en affaire Polanski, détournent sans cesse notre attention, sans jamais en profiter, en passant, pour, sur ces sujets mineurs mais quand même intéressants, poser les questions utiles ?

[2Voir dans cet article des propos racistes à propos desquels d’ailleurs il a prononcé des excuses depuis.

[3Ségolène Royal et Jack Lang.

[4Cet argument n’est pas sans évoquer le fameux poème attribué au pasteur Martin Niemöller.