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Alternative à l’engrenage de la violence, pour éducateurs
Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, de Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois
Presses Universitaires de Grenoble, 2004, 286 p., 20 €.
jeudi 4 juin 2009
De temps en temps, je me laisse tenter par un bouquin un peu au hasard, en dehors de mon rayon d’action littéraire. Voici donc un succès bien mérité pour un ouvrage de psychologie qui l’air de rien nous donne des outils de réflexion pertinents d’une part sur la démocratie, d’autre part sur l’enseignement. J’ai rarement eu à ce point l’impression qu’un livre remettait en question ma vision du monde et de mon métier. Pardon à ceux d’entre vous qui n’ont pas attendu comme moi un âge canonique pour découvrir le fil à couper le beurre ! Une lecture fondamentale à un moment où un ministre de l’Éducation propose de financer par nos impôts des caméras de vidéosurveillance et autres portiques de sécurité, produits manufacturés qui aboutiraient probablement à l’effet contraire à celui annoncé (mais sans doute la faillite définitive de l’enseignement public est-elle l’effet secrètement désiré qu’on peut déceler sous ce genre d’annonces émises par les sectateurs de l’enseignement privé quand ils sont au gouvernement). Voici donc des procédés de manipulation qui permettraient d’optimiser nos pratiques pédagogiques si nous apprenions à les appliquer, ou qui nous permettraient d’échapper aux manipulations perverses si on nous les enseignait…
Du citoyen considéré comme rat de laboratoire : quelques notions de base
L’amorçage (Low-ball en anglais ; Wikipedia anglophone a une longueur d’avance), c’est le fait d’appâter une personne par des avantages fictifs. Spécialité entre autres d’un voyagiste dont je fus client, « Club Aventures », qui propose depuis quelques années un prétendu « espace client » réservé aux plus « fidèles ». Sur cet « espace », on vous allèche avec des réductions, mais le jour où vous réservez, on vous apprend qu’il y avait un nombre de places limitées qui, manque de bol, ont toutes été prises ; on compte que vous maintiendrez votre option sans la réduction. Évidemment, « Club Aventures » a perdu un « client fidèle », mais a sans doute gagné d’autres gogos. Une variante, le « leurre », consiste à allécher avec un objet en vitrine, qui là aussi se révèle épuisé ou inexistant, et une fois que vous êtes entré, à vous proposer autre chose. La langue de bois fait d’autres émules. Dans le domaine du tourisme, certains voyagistes spécialisés dans la randonnée ne sont pas en reste : « Nomade aventure » et « Terres d’aventure », qui font depuis quelques années partie du même groupe, Voyageurs du Monde, ont inventé un concept de tourisme responsable, avec une association éponyme, dont le but est de priver le client de certains services, tout en le culpabilisant au nom de la sacro-sainte Écologie, qui est la déesse des années 2000 comme l’argent-roi et les « gagneurs » furent les dieux des années 80. Les esprits chagrins constateront une coïncidence entre l’avènement de ce gadget marketing et l’introduction en bourse de ce groupe en 2006… Mais dans la vie quotidienne, n’êtes-vous pas excédés par ces magasins qui non seulement ont cessé de vous procurer des sacs plastiques (au lieu de fournir de nouveaux types de sacs biodégradables par exemple), mais en plus vous vendent des « sacs cabas écologiques », que vous seriez bien coupable de ne pas utiliser au lieu de votre bon vieux panier légué par tante Ursule…
L’effet de gel désigne la tendance générale à persister dans une voie que l’on a prise, même si l’on a pu constater qu’elle était sans issue, à cause de notre tendance à craindre davantage de nous déjuger que les conséquences néfastes de la persistance dans l’erreur. Cet effet culmine avec le « Piège abscons », qui peut vous gâcher une soirée ou une vie entière, quand vous n’osez pas sortir d’un cinéma parce que le film est nul, ou pire, d’un mariage.
L’étiquetage consiste à attribuer une qualité à la personne dont on veut obtenir quelque chose (« vous qui êtes généreux / intelligent / sensible… »). L’étiquetage doit être cohérent avec la demande, sous peine d’échec (ne pas sortir « vous qui êtes intelligent » s’il s’agit de réclamer un euro !). Il va de pair avec le « mais vous êtes libre de » (vous êtes libre de cliquer sur le lien, et vous êtes libre de me donner cent balles !) et le « Un peu c’est mieux que rien ».
Les techniques plus agressives sont le « pied-dans-la-porte », et son opposé, la « porte-au-nez ». Pour obtenir ce que vous voulez, soit vous faites précéder votre vraie demande d’une requête plus modeste, soit d’une demande exorbitante [1]. Plus sophistiqué, le « pied-dans-la-mémoire » consiste à pousser une personne à se remémorer des moments où elle s’est comportée de telle façon, pour l’engager à changer de comportement. Cette technique me semble une des plus prometteuses pour l’enseignement (pour imposer des « chartes de bon comportement » sans que l’élève ait l’impression d’être forcé, par exemple en lui demandant de se remémorer des occasions où il a triché). La technique du « pied-dans-la-bouche » est un peu galvaudée maintenant : elle consiste simplement à faire précéder une demande d’une politesse du type « Comment allez-vous ? ». C’est la technique poussée à l’extrême dans la fameuse scène de Monsieur Dimanche de Dom Juan de Molière. Il y a aussi des techniques mineures qui soutiennent les autres, comme « les yeux dans les yeux » ou le « toucher », qui, attention, doivent être séparées pour fonctionner. Nicolas Guéguen y a consacré en 2002 dans Psychologie et Éducation n°51, un article intitulé « Encouragement non-verbal à participer en cours : l’effet du toucher ». Ces recherches n’ont bien sûr pas ébranlé l’effet pervers de l’hystérie anti-pédophile : depuis quinze ans, tous les profs font bien attention à ne plus effleurer le moindre élève de peur d’être accusés de tous les maux… et la violence augmente ! Quand la caresse est interdite, ne reste que la claque ! [2] J’aimerais bien savoir par contre qui a formé les mendiants de mon quartier à ces techniques : ils les possèdent tellement bien qu’elles sont définitivement éventées, du moins pour la mendicité ! En ce qui concerne le toucher, je pense au documentaire « Des hommes en vrai » de François Chilowicz, diffusé jeudi 11 juin 2009 à 22h55 sur France 2. Plusieurs participants, dont Éric Verdier, évoquaient le désir, dans le cadre d’un progrès de la masculinité et/ou de la paternité, d’étreintes (non sexuelles) entre hommes (ami ou père). Même entre humains, indépendamment du sexe, qu’est-ce qu’on sera moins violents quand on saura s’étreindre et se câliner ! N’est-ce pas la leçon de l’épopée de Gilgamesh ?
Des méthodes utiles pour l’éducation
Le passage des p. 173 à 175 me semble excellent pour le sujet de BTS au programme en 2009/2010 : « Le détour », d’autant plus que cela concerne les étudiants en commerce ou management, et que c’est moins abscons que les textes dégotés par les inspecteurs pour les examens ! Pour faire passer leurs notions, les auteurs ont inventé le personnage de Madame O., une fort honnête et réjouissante habitante de « Dolmatie ». Les chapitres sont introduits par une journée-type de Madame O., suivie du décryptage des manipulations subies ; un tel extrait serait très parlant pour des étudiants. L’exemple de la manipulation au long cours pour arrêter de fumer donné p. 191, vous donnera des idées pour encourager les élèves à travailler à la maison. Je me souviens avoir utilisé quelques méthodes simples, par exemple le « vous êtes libre de » lorsque j’ai eu l’occasion de fournir des préservatifs à une classe, de façon à éviter l’accusation de prosélytisme, mais aussi lorsque je demande des renseignements personnels en début d’année sur la traditionnelle fiche de contact, renseignements qui me semblent utiles pour mieux connaître mes élèves d’origines très diverses et de situations familiales compliquées. La première fois que je l’ai fait, cela a suscité des réactions de méfiance, mais depuis que je précise qu’on ne répond que si on a envie, le taux de réponse est assez élevé, et surtout il n’y a aucune protestation. On apprend p. 244 qu’avec des enfants, sur le long terme, une menace légère (du type « si tu fais ça, je ne serai pas content ») est plus efficace qu’une menace lourde. Moyennant quoi les menaces à la Darcos de portiques de sécurité ou autres gadgets, si on les mettait à exécution, non seulement ne diminueraient pas la violence dans les établissements, mais contribueraient sans doute à l’augmenter [3].
Choisissons la couleur de la corde dont on nous pend !
On peut se demander pourquoi, si ces techniques sont si efficaces, on nous incite si peu à les connaître. Le profit possible semble immense : « Il ne fait aucun doute qu’une pédagogie de l’engagement ne peut que rendre le rapport de domination pédagogique plus fluide et moins conflictuel, bref plus confortable pour le dominant comme pour le dominé, qu’une pédagogie autoritaire de la prescription qui peut rendre ce rapport de domination franchement insupportable » (p. 248). Deux pistes possibles : notre méfiance viscérale — disons liée à l’« angélisme de gauche » — envers des procédés dont nous pouvons être aussi victimes, et surtout une crainte de ceux qui nous dirigent que nous n’identifiions les méthodes dont ils se servent pour nous manipuler nous !
Parmi les méthodes couramment pratiquées au sein de l’Éducation nationale assimilables à celles évoquées dans cet essai, je citerai toutes les illusions de « démocratie participative ». Exemple fameux : la réunion des profs d’une discipline pour se répartir les classes de l’année suivante : souvent on vous en impose une autre sans même avoir la politesse de vous prévenir, mais comme on ne le fait qu’à une minorité de victimes, impossible de se plaindre. Il y a aussi la « réunion plénière », parfois sur journée banalisée. Le chef d’établissement habile prend bien soin de ne pas noter les noms des absents. Les « décisions » sont prises par 30 % du personnel, et quand on vous annonce médusé quelques mois après que c’est vous-même qui avez « librement décidé » de consacrer un soir par semaine au soutien des élèves défavorisés, vous osez rarement vous vanter d’avoir séché cette réunion obligatoire du samedi matin…
Dans le domaine politique, vous avez la « démocratie participative », qui vous propose en général de choisir la couleur de la corde avec laquelle on va vous pendre. Par exemple, à Paris, Delanoë — champion en matière de manipulation — vous mitonne des petits référendums-plébiscites pour savoir si vous voulez bien avoir une jolie avenue écolo avec des jolis arbres, ou bien garder la vilaine autoroute urbaine, mais se garde bien de solliciter des avis « participatifs » quand il s’agit de mettre en place un service de vélos en location : « Alors, citoyens, on crée un service public de vélos à louer, avec des emplois locaux durables à la clé, ou bien on attribue le tout à une entreprise privée qui exploite des employés en CDD et se finance en vous assommant de pub ? » Vous rigolez ! Tiens, en parlant de pub, vous avez aussi les manipulations médiatiques auxquelles se livrent certaines sociétés, avec la complicité naïve des médias. Prenons le cas des compagnies d’aviation low cost. Elles annoncent régulièrement des décisions aberrantes et théoriquement choquantes selon un schéma de réaction politiquement correct, par exemple faire payer deux sièges aux gros. Le buzz médiatique créé par la fausse indignation et ses complices habituels, constitue une publicité plus que low cost : gratuite (à moins que les journalistes qui mettent ça au sommaire ne touchent des enveloppes, ce qui me semble plus probable), d’autant plus que le client de base balance fort peu entre la vertueuse grossophilie et le souvenir douloureux d’un Paris-Istanbul coincé entre une fenêtre, un fauteuil et très malheureuse et pitoyable, mais encombrante tonne.
Les conseils finaux des auteurs pour résister à la manipulation méritent d’être médités : « apprendre à revenir sur une décision » ; « un individu ne peut être efficacement manipulé que s’il éprouve un sentiment de liberté » (p. 259). Ils vont plus loin avec des réflexions sur la démocratie, comme celle-ci qui constitue un beau point final : « Vous jugez une démocratie à son aptitude à générer des comportements nouveaux dans la vie de tous les jours » (p. 263). En gros, le contraire du fameux Théorème du singe [4] ou de la normopathie…
– Voir une conférence de Robert-Vincent Joule : Sommes-nous manipulés ?
– Vous trouverez un extrait de ce livre sur « La technique de la crainte-puis-soulagement » dans cet article.
– Lire un article de poids sur le site d’Eduscol, qui explicite toutes ces notions ; on pourrait rappeler le fameux Effet Koulechov. Voir aussi pour les manipulations moins bienveillantes, l’article Manipulation mentale de Wikipédia, ainsi que la notion de false flag (manipulations politico-militaires, attentats bidons et tutti quanti). Le Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens et Jean-Léon Beauvois ont déjà un article sur Wikipédia. Cette incursion dans la psychologie sociale m’a donné envie d’aller plus loin, par exemple vers Psychologie de la manipulation et de la soumission ou encore Psychologie de la séduction : Pour mieux comprendre nos comportements amoureux, de Nicolas Guéguen…
– En 2010, un documentaire télé, Le Jeu de la mort, reprend l’expérience version télé-réalité.
– Lire l’article sur Le Principe de Peter, de Laurence Johnston Peter & Raymond Hull, Le Livre de Poche, 1969, autre ouvrage fameux de psychologie sociale, et la Bible du genre, l’ouvrage fondamental de la psychologie sociale du XXe siècle : Soumission à l’autorité, essai de Stanley Milgram, Calmann-Lévy, 1974.
– Ce livre fait partie des nombreux ouvrages que j’ai lus pour écrire mon essai Le Contrat universel : au-delà du « mariage gay ». Et si vous l’achetiez ?
Voir en ligne : Présentation de Jean-Léon Beauvois sur le site maniprop.com
© altersexualite.com 2009
Retrouvez l’ensemble des critiques littéraires jeunesse & des critiques littéraires et cinéma adultes d’altersexualite.com. Voir aussi Déontologie critique.
[1] Dois-je avouer que cet essai m’a aussi inspiré des pensées moins pédagogiques sur le possibilité de manipuler autrui pour arriver à ses fins, dans le domaine disons… de la drague sauvage d’innocents bisexuels qui s’ignorent… Mais ceci est un site ultra-sérieux, qu’on se le dise !
[2] L’effet Pygmalion n’est par contre pas mentionné : technique digne de la méthode Coué qui consiste à améliorer les résultats d’élèves en leur disant simplement qu’ils sont bons, ou en le faisant croire à leurs enseignants !
[3] Ce que n’a pas expliqué le ministre, c’est comment on ferait dans la plupart des établissements qui ont une cour de récré avec des murs pas très hauts, ou des grilles, voire des fenêtres, pour empêcher de passer des objets… Et surtout, la seule chose qui pourrait me convaincre, c’est une étude sérieuse à long terme sur les établissements dans des pays étrangers où ont eu lieu des violences avec armes blanches ou à feu : existait-il dans ces établissements des systèmes du type de ceux qu’on veut nous vendre, et est-ce qu’ils ont été efficaces ou contre-productifs ?