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Le premier altersexuel, pour les 6e / 5e
L’Épopée de Gilgamesh, par Abed Azrié
Ipomée, 1979 et 1986, 120 p, 22,90 €.
vendredi 6 avril 2007
L’épopée de Gilgamesh nous vient d’une tradition orale qui se perd dans la nuit des temps. Le texte qui nous est parvenu date de 2000 avant J.-C., sa mise à jour et son déchiffrement a pris à peu près un siècle, jusqu’en 1974. Cette traduction de l’arabe adaptée par Abed Azrié, d’après des fragments sumériens, babyloniens, assyriens, hittites et hourites, date de 1979. Elle nous est présentée dans cet album grand format, illustrée par Claire Forgeot. Comme le Centaure, Gilgamesh illustre la double nature animale et humaine du bon Prince, selon Machiavel. C’est ce qu’on retrouve dans l’analyse de Florence Malbran-Labat, auteure d’une édition de l’épopée en 1982 aux éditions du Cerf : « Ce qui caractérise désormais le héros, ce sont les vertus de l’esprit, et non plus la violence ou l’orgueil. Ainsi, la figure du héros est faite d’une jeunesse resplendissante et glorieuse, puis d’une maturité où l’expérience solitaire d’une quête impossible lui a appris le renoncement, la sérénité et la volonté d’être un prince au service de son pays et de ses dieux » (Le Magazine littéraire, janvier 2011, p. 55).
Résumé
Gilgamesh est dieu aux deux tiers : « Il est semblable à un héros sauvage / sa force est incomparable ». Gilgamesh « ne laisse pas un fils à son père / […] Il ne laisse pas une vierge à sa mère » (comprenons qu’il traite de la même manière filles et garçons). Il règne sur Ourouk, cité antique de Mésopotamie sise à 220 km au sud-est de Bagdad, dont provient le nom de l’Irak. Les habitants se plaignent aux dieux, lesquels décident de créer « pour lui un rival / qu’il lui soit par la force du cœur et du corps comparable / qu’ils luttent sans cesse ensemble / ainsi Ourouk gagnera la paix et la tranquillité ». Enkidou est donc créé d’une « poignée d’argile » ; « son corps est couvert de poils / sa chevelure est celle d’une femme ». Un chasseur le voit et va dans Ourouk prévenir Gilgamesh pour qu’il lui « donne une prostituée du temple / une courtisane sacrée », laquelle « dominera cet homme ». Fut dit fut fait, Enkidou après l’avoir possédée « six jours et sept nuits », n’est plus reconnu par sa harde (ses bêtes). La prostituée lui propose de l’emmener à Ourouk, vers Gilgamesh : « le cœur d’Enkidou se réjouit / car il attendait un ami ». La courtisane lui conseille d’abandonner violence et orgueil : « tu le regarderas et examineras son visage / éclatant de virilité et de vigueur ». Gilgamesh fait un rêve érotique, qu’interprète sa mère Ninsoun : « La hache que tu as vue / est un homme / Que tu l’aies aimée / que tu te sois penché sur elle / comme tu te penches sur une femme / et que je l’aie rendue égale à toi / cela signifie qu’un compagnon fidèle et plein de force / te viendra en aide ». La courtisane de son côté promet à Enkidou : « tu l’aimeras comme un autre toi-même ». Cependant sur le chemin un homme qui fuit Ourouk lui révèle en quoi Gilgamesh « a souillé la cité » : il choisit « l’épouse avant son époux / et la féconde le premier ». C’est le grand moment de l‘épopée, quand pris de colère, Enkidou défie Gilgamesh devant la « Maison nuptiale » où celui-ci s’apprête à rejoindre la prostituée sacrée. « Gilgamesh et Enkidou se tenant l’un l’autre luttent tels deux taureaux sauvages ». Remarquable illustration des beaux belligérants enlacés l’un derrière l’autre (p. 31). Mais sans transition, « Ils s’embrassent / scellant leur amitié ». Enkidou « pousse des soupirs et des gémissements » parce que sa « vigueur est devenue faiblesse ». Gilgamesh lui propose de tuer ensemble « le puissant Houmbaba […] pour détruire le mal sur la terre ».
Ninsoun adopte Enkidou comme fils, pour qu’il protège Gilgamesh. Celui-ci refuse d’épouser Ishtar, la déesse-mère, il énumère ses malédictions et sortilèges : « Toi, tu n’es qu’un foyer / qui s’éteint en hiver / tu es la porte ouverte / qui ne protège ni du vent, / ni de la tempête ». Furieuse, Ishtar demande à son père Anou le taureau céleste pour se venger, mais les deux héros le tuent et le dépècent, ce qui leur vaut la malédiction d’Ishtar. Gilgamesh rentre avec Enkidou : « Ils s’embrassent / main dans la main ils traversent les rues d’Ourouk » ; puis « Les deux héros se reposent / et dorment ce soir-là dans leur lit ». Enkidou tombe malade et meurt. Gilgamesh le pleure « comme une pleureuse » : « Un démon impitoyable a surgi et m’a dérobé mon ami, mon petit frère ». « Alors comme une fiancée / il couvre le visage de son ami ». Il se lamente « comme une lionne a qui on a enlevé ses petits ». « Après les rituels funéraires », Gilgamesh prend la route pour rejoindre « son aïeul Outa-Napishtim / le seul survivant du déluge / […] afin de découvrir auprès de lui le secret de la vie éternelle ». Auprès de chaque personnage qu’il rencontre, il se plaint d’avoir perdu « Enkidou, mon ami, mon compagnon / celui que j’ai aimé d’amour si fort ». Sidouri la cabaretière lui conseille plutôt de s’abandonner à la condition mortelle : « flatte l’enfant qui te tient par la main / réjouis l’épouse qui est dans tes bras ». Gilgamesh poursuit son chemin jusqu’à Outa-Napishtim, à qui il fait raconter le déluge, la matrice des versions biblique, latine et coranique. L’aïeul lui confie une plante d’immortalité, laquelle est dévorée par un serpent sur le chemin du retour.
Cette 11e tablette de l’épopée de Gilgamesh exposée au British Museum de Londres figure parmi les plus anciennes tablettes retrouvées de cette histoire.
Intérêt pédagogique
En classe de sixième ou de cinquième, est-il utile de souligner les ressources d’un tel texte ? Études comparées d’extraits d’épopées, de textes religieux ou de chansons de gestes. Comparaisons des lamentations avec celles de David sur Jonathan (2 Samuel 1 26), groupement de textes sur le thème du Déluge, ou de la perte de l’immortalité par le serpent… L’imagination des jeunes lecteurs évidemment s’ébranlera toute seule, car il est bien évident que, comme pour L’Iliade ou L’Odyssée, les mots « gay » ou « bisexuel » ne faisaient pas partie du vocabulaire assyrien, mais la chose, si l’on veut bien lire le texte, faisait partie de la vie courante, n’en déplaise aux révisionnistes de tout poil et de toutes religions ! Il est toujours émouvant de se pencher sur la matrice de toute histoire d’amour et de mort, et de constater que cette matrice est bigrement altersexuelle ! Voir par exemple La danse du coucou, d’Aidan Chambers, qui cite les lamentations de David.
Gilgamesh, roi d’Ourouk, de Robert Silverberg
Une version de référence est l’œuvre de Robert Silverberg (Les Monades urbaines). Gilgamesh, roi d’Ourouk est un gros roman paru en 1984, traduit en 1990 par Gilles Ganache (L’Atalante, 384 p., 19 €). Silverberg a inventé une civilisation entre les marges de l’épopée, avec son talent d’inventeur de mondes, mais ce sont les invariants du mythe que l’on recherche, et l’on n’est pas déçu. Même si l’hétérosexualité du héros est hypertrophiée (il se tape 12 femmes lors de son couronnement !), l’amour pour Enkidou est bellement exprimé. Parmi les épisodes inventés, on relève le récit des obsèques du roi père de Gilgamesh, enterré avec tous ses serviteurs, selon la tradition que l’on trouve à Bali ou en Inde (p. 20). Parmi les épisodes repris, le court récit du désensauvagement d’Enkidou par l’amour de la courtisane est fort beau (« Dans le feu de ces jours et de ces nuits, il s’est dépouillé des lambeaux de la sauvagerie à la forge amoureuse de la courtisane ») Le combat des deux amis est une réussite : « À cet instant précis, toute trace de haine s’est envolée de mon cœur. Et pourquoi le haïr ? Sa puissance valait qu’on l’admire. Il était pratiquement mon égal. Ainsi que la rivière effondre le barrage, l’amour a balayé la colère, un amour si soudain, si profond, qu’il a déferlé en moi comme le plus impétueux des torrents de printemps et qu’il m’a tout entier conquis. […] Jamais je n’avais rencontré homme qui me fût si proche par tant de côtés, qui me fût si harmonieusement assorti, comme la parfait ajustement que réalise un maître charpentier. Je me suis attaché à lui dès cet instant, comme si nos deux corps étaient de la même chair, longtemps désunis, enfin ressoudés. Et c’est dans l’affrontement de nos forces que m’est né ce sentiment, dans la lutte acharnée que s’est noué ce lien. Je me suis penché vers Enkidou, l’ai aidé à se relever et je l’ai pour la seconde fois étreint, non plus comme un adversaire mais par amour. Secoués de sanglots, lui comme moi, nous avons ensemble compris ce qui nous était arrivé. […]
On a murmuré que nous étions amants comme le sont l’homme et la femme. Ce n’était pas le cas et je ne voudrais pas vous le laisser croire. Je n’ignore pas que les dieux, chez certains hommes, ont mêlé les essences virile et féminine, et que ces gens n’éprouvent ni besoin ni goût des femmes ; je ne suis pas de ceux-là, pas plus qu’Enkidou n’en était. Je tiens l’union de l’hommes et de la femme pour le plus sacré des mystères, dont les hommes ne peuvent faire l’expérience entre eux seuls. Eux estiment que si, mais j’estime qu’ils s’abusent. Il ne s’agit pas de l’authentique union, celle que j’ai vécue dans le Mariage Sacré, avec la prêtresse Inanna en qui réside la déesse Inanna, elle aussi est mon autre moitié, une moitié obscure et trouble. Car un homme peut connaître plusieurs autres moitiés, à ce qu’il me semble ; il peut s’unir à une femme et aimer un autre homme d’une façon tout à fait différente. Et cet amour qui lie deux hommes entre eux, Enkidou et moi l’avons partagé. Il a éclos dans l’instant même de notre affrontement pour ne plus jamais se flétrir. Nous n’en parlions pas ensemble, il n’en était pas besoin ; mais nous savions sa présence. Nous ne formions qu’une âme en deux corps différents. » (p. 182). On retrouve les accents du fameux texte de Montaigne sur son amitié avec La Boétie. La scène du combat contre le taureau de la déesse, constitue une autre réussite (p. 238), à opposer aux militants anti-tauromachie. La mort d’Enkidou donne lieu à un sobre épithalame : « j’ai tiré sur lui le drap de lit avec la tendresse de l’époux qui voile sa compagne » (p. 266). Et quand Gilgamesh raconte son histoire, c’est cash : « une amitié nous a unis, lui et moi, d’un lien plus fort que tous les liens, plus puissant même que le lien qui enchaîne les amants. Mon ami. Nous avons ensemble traversé bien des épreuves et nous nous sommes tendrement aimés. » (p. 288). Le récit se termine par une méditation sur le sens de la mort, enfin acceptée : « J’ai beaucoup évoqué la mort, ma grande ennemie avec laquelle je me suis si ardemment colleté. Je n’en parlerai plus. Son ombre hantait ma vie ; aujourd’hui j’ai fait ma paix avec elle. Car j’ai fini par embrasser la vérité : ni les philtres ni la magie ne nous préservent de la mort, mais seul l’accomplissement de notre tâche. C’est la voie de l’assentiment, la voie de la sérénité.
Mon œuvre j’ai réalisée, et je la poursuivrai. Je me suis fait un nom qui demeurera dans les âges. Le souvenir de Gilgamesh ne s’effacera point. Je ne traînerai pas mes ailes dans la poussière du deuil et de l’oubli. Ma mémoire survivra dans l’allégresse et la fierté. Que dira-t-on ? On dira que j’ai vécu, bien vécu ; que je me suis battu avec obstination ; que je suis mort d’une mort sans reproche. Moi qui avais craint le trépas plus que tout homme au monde, moi qui avais couru jusqu’aux confins de la terre pour lui échapper, moi qui avais échoué, à mon retour l’angoisse m’avait quitté. Telle est la vérité. Car je sais aujourd’hui qu’il n’est besoin de craindre si l’on accomplit son devoir. Alors, avec la crainte elle-même disparaît la mort. Telle est la vérité primordiale que je connais : la mort n’existe pas. »
Autres versions
Une version de l’épopée existe, joliment et nunuchement racontée et illustrée par Ludmila Zeman. Publiée en 1992 au Canada sous la marque Toundra, puis en France sous la marque Grandir. Elle compte deux ou trois volumes : Le Roi Gilgamesh, La revanche d’Ishtar, etc. La « courtisane » ou « prostituée » devient une « chanteuse », elle embrasse chastement Enkidou comme une princesse de conte de fée, tandis que les étreintes de nos deux héros sont désexualisées au possible. On s’amusera à peine d’un lapsus de l’édulconteuse : « Chaque nuit, jusqu’à leur destination, Enkidou réconforta Gilgamesh ». Cela ne veut pas dire que certains adolescents ne puissent être sensibles à cette amitié virile, ou au moins aux jolis dessins de l’étreinte des héros ou de la lamentation sur le corps d’Enkidou, mais vraiment, Gilgamesh mérite mieux. À noter que l’ouvrage a bénéficié de subventions gouvernementales canadiennes et québécoises.
– Gwenn de Bonneval & Frantz Duchazeau sont les auteurs de Gilgamesh, Tome 1, Le Tyran ; Tome 2, Le Sage, publié en 2004 et 2005 chez Dargaud. Les dessins sont jolis, mais là encore, l’hétérosexualité latente est gonflée à outrance, Gilgamesh a toujours les bras pleins de courtisanes, de la première image du tome 1 à la dernière du tome 2, tandis que l’homosexualité latente est gommée au maximum, l’épisode du rêve de la hache par exemple. « Alors comme une fiancée / il couvre le visage de son ami » devient « Gilgamesh voilà le visage de son ami comme pour une fiancée », ce qui change tout. Les auteurs n’ont pas su se départir d’une lecture déformée par l’état actuel de la civilisation occidentale. Cela va jusqu’au ridicule dans les nombreuses scènes de lits. Nos ancêtres Mésopotamiens avaient donc, si l’on en croit nos auteurs, des lits semblables aux nôtres, capables de porter un mâle puissamment viril et trois ou quatre courtisanes !
– Voir notre article sur l’excellente version de l’épopée, pour adultes et pour jeunes, par Jacques Cassabois. Voir aussi l’excellente bande dessinée Tirésias, de Christian Rossi & Serge Le Tendre. Lire, sur « Culture et Débats » le point de vue de Jean-Yves.
– Lire l’article « Gilgamesh l’immortel » de Stéphane Foucart, Le Monde, 13 Août 2007, dans lequel on trouve ces considérations utiles : « il faut y regarder de plus près pour discerner les idées cardinales, celles qui s’inscriront dans la tradition judéo-chrétienne. "Par exemple, c’est une courtisane qui est envoyée pour attirer Enkidu dans la ville, dit Jean-Marie Durand. Elle vient trouver l’homme sauvage, fait l’amour avec lui et c’est l’acte sexuel qui fait basculer Enkidu dans la civilisation." L’Épopée le raconte sans détours. "Six jours et sept nuits, Enkidu fit l’amour à La Joyeuse. Une fois soûlé du plaisir qu’elle lui avait donné, il se disposa à rejoindre sa harde, mais à la vue d’Enkidu, les gazelles de s’enfuir et les bêtes sauvages de s’écarter de lui. (...) Il avait mûri : il était devenu intelligent !" Ce rôle civilisateur de la femme est également présent dans la Bible, "dans ce passage fameux de la Genèse où Adam mange le "fruit de la connaissance" à l’instigation d’Ève et quitte ainsi le paradis", explique Jean-Marie Durand. »
– Maurice, que ce soit le roman de E. M. Forster ou le film de James Ivory, me semble faire écho à l’épopée de Gilgamesh.
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