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Toute la Colombie dans un cerveau !

La Colombie, dans la mémoire de Gabriel Garcia Marquez

Vivre pour la raconter, Livre de Poche, 2003 (2002), 576 p., 7,5 €

samedi 11 octobre 2014

Après un premier article où la Colombie coloniale était présentée à travers la lecture de textes d’Alexandre de Humboldt et d’Élisée Reclus, voici la Colombie du XXe siècle à travers une lecture de Vivre pour la raconter, mémoires de Gabriel Garcia Marquez, publiés en 2002, traduits de l’espagnol en 2003 par Annie Morvan. Je n’ai lu, il y a dans les quinze ans, qu’un livre du « patriarche des lettres colombiennes », le fameux Cent ans de solitude, roman que j’ai totalement oublié, et que j’ai dû relire en 2015, toujours pas confondu par les ficelles du réalisme magique. Ces allègres mémoires sont un livre idéal pour découvrir la Colombie en marge d’un voyage. Originaire de la côte Caraïbe, où il habita longtemps Carthagène des Indes, Gabriel Garcia Marquez évoque les villes principales de la région côtière, avant son départ pour de longues études à Bogota, puis son retour au nord. De plus, à travers l’histoire de sa famille, puis ses amitiés avec un nombre impressionnant de politiciens et d’hommes influents, il évoque les coulisses de l’histoire mouvementée de la Colombie du XXe siècle. Ce n’est sans doute pas le récit de sa vraie vie, mais de ce qu’il veut bien se rappeler, et ce livre constitue une sorte d’introduction à ses écrits, dont beaucoup sont basés sur l’histoire de sa famille. Ce tome couvre la vie de l’auteur jusque dans les années 1955, et d’après Wikipédia, il semble que nous ayons peu de chance de lire un jour la suite… Cet article a été rédigé quelques semaines avant sa mort, le 17 avril 2014, à Mexico, son dernier lieu de résidence. Sauf à retrouver des inédits, il faudra se reposer sur la mémoire de ses amis.

Retour vers le passé

Juste avant ses 23 ans, Gabriel, Gabito pour les intimes, reçoit la visite à Barranquilla, de sa mère, âgée de 45 ans, qui vient le chercher la mort dans l’âme pour l’aider à vendre la maison familiale d’Aracataca. Gabito se laisse convaincre, et comme la mère et le fils sont aussi fauchés l’un que l’autre, emprunte six pesos à un écrivain qui fait partie du groupe d’intellectuels qu’il fréquente, et les voilà partis dans un moment clé de la vie du futur prix Nobel, puisque c’est de ce voyage nostalgique que viendra le déclic qui le mènera des années plus tard à l’écriture de son roman-phare, Cent ans de solitude. La boucle de ce voyage se bouclera à la fin du volume : « Le voyage que je fis avec ma mère pour vendre la maison d’Aracataca me sauva de l’abîme » (p. 433). On commence dare-dare : « j’étais déjà décoré de deux blennorragies et fumais, sans pressentiment aucun, deux paquets par jour de cigarettes vénéneuses » (p. 10). Sur le bateau qui les rapproche du village par le rio Magdalena (le fleuve majeur du pays), il note la présence de prostituées : « les petites marchandes d’amour, déguisées en hommes ou en ingénues, récoltaient les fruits du carnaval dans les cabines voisines. Elle [sa mère] était assise à côté d’une porte par où entrait et sortait une fille accompagnée chaque fois d’un homme différent. Je crus que ma mère ne l’avait pas remarquée, mais au bout d’une heure, alors que le manège s’était répété quatre ou cinq fois, elle la regarda avec tristesse s’éloigner au bout du couloir et soupira : « Pauvres gosses, travailler n’est rien à côté de ce qu’elles font pour vivre ». » (p. 14). Sa mère « est morte de mort naturelle le 9 juin 2002 à huit heures et demie du soir […] le jour même et à l’heure même où je mettais un point final à ces mémoires » (p. 58). Le village en question semble important, car deux futurs présidents du Venezuela le fréquentent « adolescents en vacances, Romulo Bétancourt et Raúl Leoni » (p. 57). Les aventures romantiques de ses parents en butte à l’intolérance familiale donnent lieu à un récit évoquant « une vaste fratrie composée de vieilles filles et d’hommes débraguettés avec toute une ribambelle d’enfants semés dans les rues » (p. 64). Son père, « Gabriel Eligio avait surtout en sa défaveur d’être le fils naturel d’une célibataire qui l’avait engendré à l’âge encore tendre de quatorze ans, après un malheureux faux pas avec un maître d’école » (p. 65). Comme quoi ce qui serait qualifié de nos jours de viol pédophile, a engendré à une génération près l’un des plus grands génies de la littérature…

Le mensonge devenu vérité

Garcia Marquez aborde souvent le thème de la vérité. Ainsi revient-il à maintes reprises sur le « massacre des bananeraies » qui eut lieu dans son village en 1928, juste après sa naissance. Selon les différentes versions, le nombre de victimes pouvait être de zéro ou de cent, mais il en avait imaginé 3000 dans un de ses romans pour « donner au drame toute sa dimension épique », et se réjouit que récemment, « lors d’une commémoration de la tragédie, un orateur du Sénat a demandé une minute de silence pour les trois mille martyrs anonymes » (p. 79). Tout au long de ces pages, l’auteur avoue sans précautions oratoires ses petits arrangements avec la vérité, ses larcins et autres méfaits de jeunesse, à moins que ce ne soient justement ces aveux qui soient des inventions romanesques ! La patriarche n’allait pas renier pour une autobiographie son goût du réalisme magique ! Faisant pendant à ce mythe initial, le volume se termine presque sur la longue évocation d’un reportage sur un marin rescapé d’un naufrage d’un bateau militaire, qui fit scandale et obtint un succès monstre, parce que la vérité prosaïque était rétablie : le naufrage était dû non à une tempête, mais au mauvais arrimage d’une quantité invraisemblable d’appareils électroménagers que les marins avaient acquis avant d’embarquer, car ils venaient de toucher leur solde ! Un tel écho structurant suggère que le vrai sujet du livre, ce n’est pas la vie de son auteur, mais la vérité : « vivre pour la raconter ». « Vitam impendere vero », aurait dit Juvénal. Une sorte de mise en abyme du thème des mémoires se produit lors d’une discussion avec son père : « mon père et moi discutâmes des difficultés que rencontrent les écrivains quand ils veulent écrire leurs Mémoires et ne se souviennent plus de rien ». Son petit frère répond par un mot d’enfant : « un écrivain n’a qu’à écrire ses Mémoires en premier, quand il se souvient encore de tout » (p. 475).

Éducation sentimentale à la colombienne

L’éducation sentimentale est informée par les femmes de la famille, servantes comprises, auxquelles le prix Nobel rend ainsi hommage : « En réalité, je crois que je dois ma manière d’être et de penser aux femmes de la famille et aux nombreuses servantes qui ont veillé sur mon enfance. […] Elles se comportaient avec moi selon les lois naturelles du paradis terrestre. […] Lucia est la seule dont la malice puérile me laissa bouche bée le jour où elle m’emmena sur le sentier aux crapauds et remonta sa jupe jusqu’à la taille pour me montrer sa touffe cuivrée et frisée » (p. 85). Il précise plus loin : « mon intimité avec les domestiques est sans doute à l’origine de ce lien secret que je crois avoir avec les femmes et qui, tout au long de ma vie, m’a permis de me sentir plus à l’aise et plus en sécurité avec elles qu’avec les hommes. De là aussi vient peut-être ma conviction que ce sont elles qui soutiennent le monde tandis que nous en troublons l’ordre avec notre brutalité séculaire » (p. 88). Un médecin contribue à l’éducation sexuelle de l’écrivain : « il me demanda combien de fois je m’étais masturbé. Je lui répondis tout à trac que je n’avais jamais osé le faire. Il n’en crut pas un mot mais me dit au passage que la peur avait une influence néfaste sur la santé sexuelle, ce que je compris comme un encouragement » (p. 201).
Une première histoire d’amour et de sexe lie le tout jeune homme à une femme mariée, Martina Fonseca, dont le mari marin a le bon goût d’annoncer son retour au port par un coup de sirène ! « Elle m’avait décrit son mari comme « un nègre de deux mètres et des poussières, pourvu d’un engin d’artilleur » » (p. 206). Martina est à la fois amante et assistante pédagogique du collégien, qu’elle guide dans ses études. À l’arrivée à Bogota, l’auteur note d’étonnantes publicités, révélatrices des mœurs locales : « Dans les tramways et sur les vespasiennes on avait placardé ce triste slogan : « Si vous ne craignez pas Dieu, craignez la syphilis » » (p. 222). Lors de son premier été de vacances de retour du lycée chez ses parents à Sucre, il a une histoire d’amour avec une jeune femme mariée de 20 ans, Nigromanta : « Au lit, elle était joyeuse, elle jouissait par saccades voraces et elle avait de l’amour un appétit qui ne semblait pas humain tant il était endiablé. […] Nigromanta dérangeait les morts par ses hurlements de chienne comblée » (p. 261). Il croise son mari, fonctionnaire, en sortant de chez elle, et celui-là le plaisante : « Tu sens la pute que c’en est indécent » ! Le mari finit par le surprendre au lit avec la belle, sort un révolver, mais cela finira bien, ouf ! Plusieurs personnages nymphomanes de Cent ans de solitude tiennent de cette Nigromanta.
Garcia Marquez loue sa mère d’avoir toujours fait des pieds et des mains pour accueillir les bâtards de son mari, avec cet argument imparable : « Le même sang que celui de mes enfants ne peut pas traîner n’importe où » (p. 271). Il évoque une pratique sociale d’Aracataca, qui lui inspirera plus tard un roman (La mala hora) : l’affichage de placards dénonçant « des paternités occultes, des adultères honteux, des perversités d’alcôve » (p. 273), placards qui engendraient bien sûr des règlements de compte. À propos de ce roman publié en Espagne, l’auteur raconte une étonnante entrevue : « Carlos Arango Vélez, ambassadeur de Colombie au Mexique et candidat à la présidence de la République, m’a donné rendez-vous dans son bureau pour m’informer que le père Restrepo me suppliait de changer deux mots qui lui semblaient inadmissibles dans un texte ayant remporté un prix : préservatif et masturbation ». Le titre que prévoyait l’auteur a lui-même été censuré : « Un village de merde » ! Enfin, il sera scandalisé en découvrant le texte définitif publié, car « on avait remplacé ma langue de métèque par un pur dialecte madrilène » (p. 278).
Au village, le jeune homme se livre à ses vices, la chanson (pour laquelle il semble avoir eu un grand talent), l’alcool et les filles : « Je fus sans doute celui qui partagea avec le plus d’assiduité leurs fabuleux ragoûts de fiel de tigre et leurs soupes d’iguanes qui donnaient de l’ardeur pendant trois nuits de suite » (p. 281). La famille de l’auteur connaît les affres du prolétariat catho : « on n’avait pas fini d’élever un enfant qu’il en naissait un autre. Ma mère, qui se savait en faute, suppliait ses filles de s’occuper des plus petits » (p. 411).

Hamac au Venezuela

Je relève en passant un éloge du hamac, lit préféré de toute la famille et de lui-même : « Dès ma naissance à Aracataca, j’avais appris à dormir dans un hamac […] Il n’est rien de plus confortable pour faire la sieste, pour contempler les étoiles, pour prendre le temps de penser, pour faire l’amour sans préjugés » (p. 284). Ce dernier point n’est pas sans m’étonner, car non seulement mes cinq nuits en hamac en Colombie furent un supplice (et ce n’était pas ma première expérience), mais même avec le plus beau des latinos, je me demande bien comment on pourrait s’envoyer en l’air dans ces sacs à patate sans se retrouver ficelé comme un gigot ! Voici une photo prise au Venezuela, au bord de l’Orénoque. Comme si vous y étiez ! Mais bien sûr cela ne concerne que moi, qui dors déjà mal dans un lit confortable…
De la visite de sa mère et du retour à Aracataca débute une période nouvelle où « je n’ai jamais gagné un seul centime qui ne soit né de ma machine à écrire, ce qui est sans doute plus méritoire qu’on ne le pense, car j’ai dû attendre la quarantaine passée pour toucher les premiers droits d’auteur qui m’ont permis de vivre de mes nouvelles et de mes romans, alors que jusque-là j’avais déjà publié quatre livres qui ne m’avait rapporté que d’infimes revenus » (p. 148).

Des dents, de la glaise et de l’os

Statue, sur la Plaza mayor de Barichara

Sa grand-mère lui inspire un superbe paragraphe sur un thème insolite : « Je me souviens comme d’une torture du brossage de dents matinal que m’infligeait Mina, alors qu’elle jouissait du privilège magique de pouvoir enlever les siennes pour les laver et les plonger la nuit dans un verre d’eau. Convaincu qu’il s’agissait de sa dentition naturelle qu’elle mettait et ôtait grâce à ses artifices de guajira, je voulus qu’elle me montre l’intérieur de sa bouche afin de voir de l’intérieur ses yeux, son cerveau, son nez, ses oreilles et je fus déçu de ne rien découvrir d’autre que son palais. Mais personne ne m’expliqua ce prodige, et je m’obstinai longtemps à réclamer au dentiste qu’il me fasse la même chose qu’à ma grand-mère, afin qu’elle brosse mes dents pendant que je jouais dans la rue » (p. 95). Cela me fait songer à une sculpture originale photographiée sur la place centrale de Barichara (donc forcément « place Simon Bolivar » ! Une seule ville échappe à ce conformisme toponymique, Villa de Leyva et sa disproportionnée « Plaza mayor »). Je ne connais pas le nom de l’artiste, mais il ou elle est génial. On a l’impression d’être en même temps à l’intérieur et à l’extérieur d’un visage. Si les formes étaient anguleuses on pourrait parler de cubisme, mais on a envie de plagier Elvire Murail, et de parler de « rondisme » ! J’ai d’ailleurs échoué à trouver une autre photo de cette œuvre sur un moteur de recherche. « Barichara » et « statue » nous mène seulement à la statue documentaire mais nulle artistiquement, de la fourmi à gros cul qui se croque en ces contrées… Ai-je déjà vanté la qualité de la statuaire de ce pays, bien supérieure aux monotones bronzes qui pullulent en France ?
On est étonné de retrouver à propos d’une des sœurs de l’écrivain (aîné de 11 enfants), mention de la « géophagie », phénomène rare déjà évoqué par Élisée Reclus : « Personne ne comprenait comment elle pouvait être vivante sans rien manger, jusqu’au jour où on s’aperçut qu’elle aimait la terre humide du jardin et les plaques de chaux qu’elle arrachait des murs avec ses ongles » (p. 100). Atavisme indien ? C’est en tout cas la source du personnage de Rebecca dans Cent ans de solitude. La chaux est essentielle dans la pratique du « poporo » (voir article précédent). Point de coca, mais du tabac : Garcia Marquez raconte sa dépendance totale, et ses tentatives d’arrêter vouées à l’échec (p. 264), jusqu’à ce que, à une période non précisée, grâce à une remarque anodine d’un ami psychiatre, il arrête brusquement et définitivement de fumer ! (p. 419). Parmi les bizarreries de ce roman, figure ce fait : « Mais ma plus grande frayeur, je l’éprouvai en voulant déplacer un grand sac informe qui me glissait des mains. C’étaient les restes de la grand-mère Tranquilina, que ma mère avait déterrés et emportés pour les déposer à l’ossuaire de San Pedro Claver » (p. 463). Ce saint est très présent à Carthagène, la ville métisse et noire (alors que le centre du pays et Bogota sont très « blancs »). C’est le défenseur des noirs, l’adversaire de l’esclavage. Voici la statue qui le représente dans cette ville.

San Pedro Claver
Statue de San Pedro Claver à Carthagène.

Formation intellectuelle

Parmi toutes les écoles fréquentées par l’auteur, il se souvient avec une précision confondante de ses enseignants, souvent illustres, et de ses camarades, voués parfois à un grand avenir. Il commence par un éloge de l’école Montessori qu’il fréquenta d’abord (p. 117). Est-ce cette école qui lui suggère des remarques iconoclastes comme celle-ci : « En revanche, ma lecture du Quichotte m’a toujours valu des reproches parce qu’elle ne provoquait pas en moi le choc prévu par Casalins. Les péroraisons savantes du chevalier errant m’ennuyaient et les âneries de son écuyer ne me faisaient pas rire […]. Jusqu’au jour où un ami me conseilla de le poser sur la tablette des toilettes et d’essayer de le lire pendant l’accomplissement de mes besoins quotidiens. C’est ainsi que je le découvris, en une déflagration, et que je le savourai de la première à la dernière page jusqu’à pouvoir en réciter des chapitres par cœur » (p. 169). Sa mémoire est prodigieuse : « Je mémorisais les poèmes et des morceaux entiers de bonne prose classique en les relisant trois ou quatre fois » (p. 193). Même en ce qui concerne les jésuites, ses souvenirs sont élogieux : « Les jésuites, si sévères en classe, étaient bien différents dans la cour de récréation, où ils nous apprenaient ce qu’ils ne disaient pas devant le tableau noir et nous livraient ce que, en réalité, ils auraient voulu nous enseigner » (p. 195). Ses parents se saignent aux quatre veines pour qu’il poursuive ses études à Bogota, et c’est le départ avec de nouveaux vêtements chauds, chose inédite pour le Caraïbe.
À propos du rédacteur en chef d’une revue, il écrit : « Nous nous vouvoyions, à cause de cette habitude bizarre qu’ont les Colombiens de se tutoyer dès qu’ils font connaissance et de passer au vous quand la confiance s’installe, comme entre époux » (p. 124).
Grâce à un concours de circonstances et à une chance extraordinaire, Garcia Marquez obtient une bourse et une place pour le lycée de Zipaquira, à une heure de train de Bogota. C’est encore un endroit idyllique, avec des enseignants qui sont des sommités des arts et lettres, et des personnalités remarquables. Parmi les garçons, bonne ambiance, mais sans arrière-pensée : « mon copain Sabas Caravallo arpentait le dortoir en tenue d’Adam, sa serviette accrochée à son membre en béton armé » (p. 236). À propos, pour votre culture G, peut-être serait-il temps que je vous informe d’une vérité cruciale pour la Civilisation : les Colombiens seraient parmi le top 4 mondial en ce qui concerne la taille du porte-manteau. Glups !

Les bordels

Que ce soit pour baiser ou pour bavarder, Gabriel et sa bande de Barranquilla fréquentent les bordels. Une prostituée leur lance : « Si vous baisiez autant que vous criez on roulerait sur l’or ! » (p. 134). C’est d’ailleurs dans un bordel que son éducation sexuelle a connu un début impromptu, un jour où son père, pharmacien (ou plutôt herboriste, ou guérisseur) l’envoie sans penser à mal, réclamer un impayé dans un « bordel sans préjugés ». La femme qui le reçoit le dépucelle en règle : « Elle baissa mon pantalon tout en me murmurant des mots tendres à l’oreille, passa sa combinaison par-dessus sa tête et s’allongea sur le lit avec pour tout vêtement une petite culotte à fleurs. « C’est toi qui me l’enlèves, me dit-elle. C’est ton travail d’homme. » […] Elle s’occupa du reste, jusqu’au moment où je crus mourir sur elle, englué dans le suc de ses cuisses de pouliche ». C’est alors qu’elle lui révèle que son petit frère Luis Enrique est déjà un familier de la maison ! « Cette première me donna des ailes. La période des vacances s’étendait de décembre à février, et je me demandai combien de fois je devrais me procurer deux pesos pour revenir la voir » (p. 199). Plus tard, journaliste débutant, il loge à Carthagène dans un bordel à ciel ouvert, avec des amis étudiants : « De temps en temps, une oiselle nostalgique qui avait connu mon père nous invitait à dormir et à partager avec elle le peu d’amour qui lui restait au lever du jour » (p. 389). Il connaît d’ailleurs bien les bordels de cette ville : « Il y avait des bordels familiaux dont les patrons, avec leurs épouses et leurs enfants, soignaient les habitués selon les règles de la morale chrétienne et les bonnes manières […]. Martina Alvarado, la plus ancienne de ces belles de nuit, ouvrait une porte furtive à des tarifs de charité aux curés repentis. On ne trichait ni sur la marchandise ni sur les additions, et les chaudes-pisses étaient inconnues » (p. 398). Il existe aussi d’autres maisons dont « La marchandise était constituée de petites filles faméliques du quartier qui gagnaient un peso par passe avec les ivrognes égarés » (p. 399). Un peu plus tard, il vit pendant un an dans un hôtel de passe : « je gagnai la confiance du personnel de l’hôtel, et les petites putes me prêtaient quelquefois leur savon pour me doucher ». La maquerelle, la « Grande Catherine », a pour « gigolo régulier, le mulâtre Jonas San Vicente », doté d’un « braquemart long de six pouces » (p. 430). De retour à Bogota, l’auteur loge dans un hôtel miteux : « la première nuit je ne pus fermer l’œil tant j’enviais mes voisins de chambre qui faisaient l’amour comme s’ils se livraient une guerre joyeuse. Le lendemain, en les voyant quitter l’hôtel, je n’en crus pas mes yeux : une fillette maigrichonne et pâle, portant l’uniforme des orphelinats, et un monsieur très âgé, les cheveux blancs, qui mesurait au moins deux mètres, et aurait pu être son grand-père » (p. 505).
L’homosexualité n’est évoquée que deux fois. La première à l’occasion d’un bref portrait d’un personnage savoureux : « Le propriétaire et unique serveur de La Grotte s’appelait Juan de las Nieves. C’était un Noir presque adolescent, à la beauté confondante, vêtu comme un musulman d’une longue robe immaculée, et portant toujours un œillet pimpant à l’oreille. Mais ce que l’on remarquait le plus chez lui était son extrême intelligence, dont il savait se servir sans réserve pour être heureux et rendre les autres heureux. À l’évidence, il lui manquait peu de chose pour être une femme, et il avait la réputation bien ancrée de ne coucher qu’avec son mari. Personne ne le persiflait jamais, parce qu’il avait une grâce et une repartie sans pareilles pour reconnaître chaque service qu’on lui rendait et faire payer chaque affront qu’on lui infligeait » (p. 373). La seconde mention de l’homosexualité, ou plutôt homophobie, est laconique : « J’achetai un pantalon et une demi-douzaine de chemises tropicales imprimées de fleurs et d’oiseaux qui, pendant un temps, me valurent une réputation secrète de pédéraste » (p. 447). Notre auteur ne songe guère à se caser : « ma vocation profonde n’était ni la littérature ni le journalisme, mais le célibat » (p. 533).

La politique

L’une des premières opinions politiques du livre est donnée à propos du fleuve Magdalena, mort à cause de la pollution et l’inaction des différents partis (p. 217). À partir du lycée de Zipaquira, la politique prend une importance considérable. Ainsi au lycée, l’auteur apprend-il que « la seule différence entre les deux partis colombiens était que les libéraux allaient à la messe de cinq heures pour que les conservateurs ne les voient pas, et les conservateurs à celle de huit heures pour qu’on sache bien qu’ils étaient croyants ». Il est question de « quarante-six ans d’hégémonie conservatrice et préhistorique » (p. 249). Les souvenirs de Garcia Marquez montrent une classe politique atypique, décomplexée, qui fait tout et n’importe quoi, et se livre à des alliances inattendues. Le jeune proviseur du lycée, un poète, est renvoyé pour n’avoir pas soumis à la censure d’État le journal du lycée, animé au premier rang par notre auteur, journal tiré à quelques centaines d’exemplaires (p. 254) ! Les amitiés avec des hommes politiques de premier plan sont nombreuses (en anticipation par rapport à l’époque racontée, car ils sont évoqués au moment où Garcia Marquez fait connaissance avec eux, bien avant le point culminant de leur carrière à tous). Ainsi de ce prof de droit, fils d’un président et futur président lui-même, Alfonso Lopez Michelsen, dont il deviendra ami, et qui, comme beaucoup de politiciens, manifeste un goût sûr et une vaste culture littéraire. Un long chapitre est consacré au Bogotazo (le mot n’est pas employé), c’est-à-dire les événements subséquents au 9 avril 1948, l’assassinat de Jorge Eliécer Gaitán (dont Garcia Marquez se dit témoin presque direct, arrivé sur les lieux quelques minutes après le drame) prélude à la période de guerre civile appelée la Violencia, qui dura jusqu’en 1960. Garcia Marquez ne se montre pas toujours à son avantage, et n’hésite pas à exhiber ses petitesses. Ainsi avoue-t-il avoir bénéficié à Carthagène d’un emploi fictif dans les bureaux du recensement (p. 463). À l’occasion de la relation de ses succès journalistiques, Garcia Marquez accorde une place importante à un fait mineur : la participation de la Colombie dans la Guerre de Corée (cf. p. 552). Ce volume I d’une autobiographie qui n’aura donc malheureusement pas de suite, se termine brusquement par l’envol de l’auteur pour Genève, comme envoyé spécial pour la conférence de 1955. Il ignorait alors qu’il demeurerait en Europe trois ans au lieu des quelques jours prévus !

Cimetière de Barichara, Colombie.
© Lionel Labosse

Débuts littéraires

Les débuts littéraires sont journalistiques, mais mélangent littérature et reportage. En effet, dans ce petit pays, une réputation est vite faite. Les premières nouvelles de Garcia Marquez, publiées dans les journaux pour lesquels il travaille, lui valent une célébrité dans le cercle des amateurs de lettres, dont le nombre semble disproportionné par rapport au nombre d’habitants, et la créativité artistique populaire vous cause d’ailleurs une impression frappante encore aujourd’hui en Colombie. Voyez par exemple ci-dessus, dans un banal cimetière (enfin, à Barichara, ville fort touristique), comment le goût des couleurs et trois fois rien changent la vie, ou plutôt la mort… Pendant de longues années, il vit avec ses camarades la vie de bohème, où l’impact de ses premiers succès journalistiques n’empêche pas la vache enragée, d’autant qu’il doit supporter sa famille. Les soirées mélangent alcool et discussions enflammées, souvent sur des thèmes littéraires pointus, sur la littérature étrangère, française et américaine notamment. Il appelle ses amis de l’époque « cette bande de malades des lettres » (p. 401). Lors de ses débuts, Garcia Marquez pratique le reportage comme un genre littéraire, contrairement à l’interview pure. Il évoque les interviews dont plus tard il a lui-même « été victime ». Elles « devront être considérées comme une partie importante de mon œuvre de fiction, car elles ne sont que cela : des inventions sur ma vie » (p. 525).

 Voir l’article sur mon ami artiste Carlos Franklin, Colombien citoyen du monde.
 Voir l’ensemble de mes photos de Colombie sur Dropbox.

 Cet article sera prochainement complété par la lecture des romans suivants : Et nous irons tous en enfer de Fernando Vallejo ; L’oubli que nous serons d’Héctor Abad Faciolince, et Perdre est une question de méthode, de Santiago Gamboa.
 Un roman que je ne pourrai pas lire car il n’est toujours pas traduit en français est celui de Fernando Molano Vargas, Un beso de Dick, roman dont m’a parlé depuis longtemps mon ami Carlos, de cet auteur décédé en 1998 des suites du sida. On peut le lire en espagnol sur un fichier PDF disponible dans l’article ci-dessus.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Présentation générale du pays et de son histoire, par l’Université canadienne de Laval.


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Les photographies sont de Lionel Labosse.
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