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Britannicus : Sur une coquille de Gallimard
mercredi 9 février 2011
Bac blanc, février 2011 . J’interroge un élève sur Britannicus de Jean Racine, qu’un collègue a eu l’audace (payante) de travailler. Pendant l’exposé, je note quelques erreurs de diction des vers selon les préceptes de la Déclamation baroque (ou plutôt de la déclamation tout court, car nos élèves sont peu réceptifs aux travaux d’Eugène Green, à moins qu’on ait eu l’occasion de les mener à l’un de ses spectacles). Je reprends l’élève lors de l’entretien qui suit l’exposé, et lui demande de relire le vers 712. J’avais noté un oubli de e caduc : « Vous êtes en des lieux tout pleins de sa puissance » était prononcé « Vous êt’ en des lieux… ». L’élève s’applique : « Vous êt’ en des lieux tout pleins de sa jouissance ». Du coup, mon attention est détournée, et je lui fais répéter deux fois. « Jouissance », j’entends bien. Je n’y avais pas prêté attention lors de sa première lecture. La jouissance, sans doute, m’indiffère-t-elle, du moment qu’on ne me bouffe pas les e caducs ! Pris d’un doute, je demande à l’élève de me montrer son livre, qui n’est pas de la même marque que le mien. Il a opté pour une grande marque : Folio [1]. Il ne s’est pas trompé, il a bien lu ce que vend Gallimard : « Vous êtes en des lieux tout pleins de sa jouissance ». Bigre ! Voilà que Gallimard fait à Néron recrépir les parois de ses palais ! On se croirait chez Rousseau, ne manque que ce « je ne sais quoi de gluant et de blanchâtre » qui fait le sel du Genevois. Du coup, le contresens de l’élève en question sur le texte est en partie justifié. Il avait perçu un comique dans la scène de cette tragédie, arguant de son souvenir d’une mise en scène que le courageux collègue l’avait mené voir au théâtre de la Bastille. Il n’y a pas besoin d’une coquille pour que nos élèves se bidonnent à la tragédie, je le sais bien, et pas que nos élèves, car le temps passant, les codes vieillots vieillissent. Mais à bien y réfléchir, la vision de Néron repeignant le plafond de l’antichambre de son palais, il y a bien du comique là-dedans. Folio se pose en anti-conformiste de la mise en scène ! Et faut-il gloser sur la réinterprétation subséquente du vers suivant : « Ces murs mêmes, Seigneur, peuvent avoir des yeux » ? On perd, en même temps, l’allitération en [p] pleins / puissance qui justifie la règle des trois unités : adéquation du lieu avec l’action. J’ai dû mettre une note moyenne au pauvre garçon, mais que nos élèves ont du mérite à louvoyer entre les obsessions textuelles des professeurs et les coquilles des éditeurs !
– Voyez de vraies perles du bac dans cet article, ainsi qu’un film sur le bac de français montrant les élèves se débattant face aux mêmes vieilleries. La bande dessinée Murena, de Jean Dufaux et Philippe Delaby propose une version plus « jouissance » de Néron et Britannicus.
© altersexualite.com, 2011
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[1] Une édition relativement récente, mais pas forcément la dernière. Il se peut que depuis la coquille ait été rectifiée, mais le marché de l’occasion étant ce qu’il est… si un lecteur de cet article a cette édition fautive, je suis preneur d’un scan, car j’ai rendu le livre à l’élève.