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Bouc émissaire idéal, pour les lycéens.

Les Désarrois de l’élève Törless, de Robert Musil

Points Seuil, 1906, 252 p., 6 €.

jeudi 27 novembre 2008

J’ai longtemps été tétanisé par un extrait de ce livre figurant dans un manuel scolaire de français datant des années 80, que j’utilisais dans les années 1990. Il s’agissait, je crois, du manuel Hachette « Le plaisir des mots », niveau 3e. [1] Ce dont je suis certain, c’est que parmi tous les manuels que j’ai eus à ma disposition pendant quinze ans de carrière en collège, c’était là le seul texte abordant l’homosexualité de près ou de loin. Et quel texte ! Une vision délétère, propre à encourager l’adolescent au suicide pour peu que ce soit la seule vision qu’il ait du sujet… Autant dire que je n’avais jamais proposé ce texte à la lecture, mais c’est peut-être ce souvenir traumatisant qui m’a poussé à créer, dix ans plus tard, cette rubrique au nom du Collectif HomoEdu. La lecture du roman m’avait également secoué, ce qui explique que j’aie mis si longtemps avant de le relire pour l’inclure dans notre sélection de classiques. J’étais même persuadé que ce roman figurait parmi la liste d’ouvrages conseillés dans les fameux « accompagnements de programmes » du collège, mais vérification faite, non, et heureusement ! Cette deuxième lecture confirme mon souvenir : un roman dur, à l’écriture vieillie, trop intellectuelle, et dont la lecture risquerait de déprimer un adolescent, surtout s’il prenait cette vision d’apocalypse datée pour la vérité absolue de l’homosexualité. Un classique à ne proposer qu’à des élèves avertis, particulièrement intéressés par l’auteur, ou l’époque, ou un thème précis. Ce roman a été publié en 1906 sous le titre Die Verwirrungen des Zöglings Törless, et a été traduit de l’allemand en 1960 par Philippe Jaccottet.

Résumé

Les parents du jeune Törless l’ont inscrit dans une école réputée pour « les fils des meilleures familles du pays », école qui aurait l’avantage, du fait de son isolement, de « préserver les adolescents des influences pernicieuses des grandes cités » (p. 10). Törless se sent une « particularité » (p. 11) ; il s’entiche d’un jeune aristocrate jugé « d’une féminité qui ne méritait que le rire » (p. 14) : « Ainsi la fréquentation du prince devint-elle pour Törless la source des plus subtils plaisirs psychologiques. Elle lui donna les premiers éléments de cette connaissance particulière de l’homme qui permet de découvrir et d’aimer un être à la cadence de sa voix, à sa façon de saisir un objet, à l’accent même de ses silences, au sens de son accord avec l’espace où il se meut : somme toute, à cette manière changeante, évasive — et pourtant seule essentielle — d’être un homme doué d’âme qui enveloppe ce que l’on peut saisir et traduire comme la chair enveloppe le squelette ; si bien qu’à cette seule analyse des surfaces, on devine les profondeurs. » (p. 15). On apprendra plus tard qu’« il y avait eu des moments où il avait eu si vivement la sensation d’être une fille, qu’il jugeait impossible que ce ne fût pas vrai » (p. 143) [2].

Mauvaises fréquentations

En dépit de ces sentiments subtils, Törless s’attache aux plus turbulents de ses camarades, enclins aux impudences devant les femmes, et fréquentant parce que ça se fait les prostituées, comme Bozena. Parmi eux, Beineberg, qu’il imagine « le corps dépouillé de ses vêtements » (p. 31), avant de ressentir « Une sorte de honte, comme s’il y avait eu vraiment « quelque chose » entre lui et Beineberg » (p. 32). Bozena évoque un nouveau pensionnaire, Basini, la fréquente par conformisme : « S’il était allé chez Bozena, c’était uniquement pour jouer à l’homme fait. Il est certain que, retardé comme il l’était dans son développement, il ne pouvait avoir éprouvé aucun désir réel. Sans doute jugeait-il simplement nécessaire, décent et inévitable de répandre lui aussi dans son sillage un léger parfum de galanterie » (p. 80). Basini est pris sur le fait en train de voler de l’argent dans un casier. Au lieu de le dénoncer, Reiting, l’un des deux camarades de Törless, propose de persécuter Basini, en exigeant de lui « une obéissance aveugle » (p. 67). Törless accepte plus ou moins sciemment d’entrer dans le jeu. Des raisons fort emberlificotées sont longuement exposées, mais Törless se rend finalement compte que sous couvert de moralité, Reiting, puis Beineberg extorquent des faveurs sensuelles au bouc émissaire. Lui, qui est sans doute bien plus intéressé, a plus de scrupules, mais finit par participer à la persécution (p. 118), puis à coucher avec Basini, lequel, conscient de la différence, le rejoint dans son lit et lui dit « je t’aime » (p. 179), mais Törless le repousse, et met fin par une dénonciation à la persécution de Basini tout en rejetant son propre penchant. Cette dénonciation est un fait assez exceptionnel dans la littérature sur le sujet, pour qu’on relève le passage à des fins pédagogiques (p. 221/222). Musil laisse les professeurs dans l’ombre, il en fait des fantoches inconscients de ce qui se trame chez les adolescents dont ils ont la charge, habiles à pincer les « cordes morales, si sensibles chez les professeurs » (p. 226).

Mon avis

On reprochera à ce livre, ancêtre respectable du genre, les interminables pages répétitives d’analyse psychologique emberlificotée de circonvolutions pour ne pas évoquer crûment le désir homosexuel. De nombreux « tunnels » rebuteront les meilleures volontés parmi nos élèves. Le lecteur adulte s’amusera de retrouver sous cet embrouillamini, des références transparentes à des fantasmes homoérotiques : « il s’offrait réellement à devenir mon esclave » (p. 71) ; « il m’oblige à m’étendre par terre de telle sorte qu’il puisse poser les pieds sur mon corps » (p. 169) ; « il retira sa ceinture de cuir, empoigna Basini par les cheveux et le cravacha sauvagement » (p. 205) ; mais tout cela mêlé à des saillies abjectes : « le plaisir que sa bassesse nous donne » (p. 75), ou bien à d’improbables analyses par Törless de la torture qu’il inflige à Basini, en temps réel : « quand j’enfonce toutes ces paroles en toi tels des couteaux, qu’est-ce que tu ressens ? » (p. 173). Le discours crypté laisse percer de fort belles formules pour suggérer la façon dont un garçon percevait ses tendances homosexuelles à l’époque : « Comme si au-dessus de sa vie, désormais, allait s’éployer pour toujours un vaste ciel couvert, avec de gros nuages, d’immenses figures changeantes et cette question sans cesse réitérée : sont-ce là des monstres, ou de simples nuages ? » (p. 78). Il arrive cependant que les allusions soient explicites : « un gros scandale avait éclaté à la suite de cochonneries quelconques » ; « Ils avaient parmi eux un joli garçon dont beaucoup étaient amoureux. Tu connais ça, chaque année ça se reproduit. Mais cette fois, ils étaient allés un peu trop loin. » (p. 87). Parfois, on entre dans des circonlocutions : « ce que tu fais n’est pas très beau non plus ! […] — Quel mal y a-t-il ? Il faut avoir tout fait » (p. 109). Törless ne participe pas aux actes perpétrés sur Basini, mais ils nous sont relatés d’une façon qui laisse entendre un viol : « ils déshabillaient Basini » ; « Il entendait les gémissements et les cris étouffés de Basini » ; « le souffle brûlant, haletant de Beineberg » (p. 113), et l’excitation et le désir de Törless sont fréquemment nommés, même si Törless feint de croire qu’il ne veut que frapper ce garçon qu’il désire : « Se fût-il jeté réellement sur Basini que son embarras n’eût pas été médiocre. Il ne voulait pas le rosser, tout de même ? » (p. 162). Voici une phrase révélatrice du fait, relevé par Freud à la même époque, que l’homophobie est une homosexualité refoulée.

La position ambiguë du narrateur

Quand Törless se retrouve enfin seul devant Basini nu, il est saisi par sa beauté, mais repousse ce sentiment : « Tu oublies que c’est un homme ! », se dit-il (p. 165). Il entend, sans y répondre, les tentatives de Basini de clarifier les choses : « songe à tous ceux qui le font volontairement, pour le plaisir, sans que personne en sache rien. Ça ne doit pas être si grave. » (p. 172). Ils auront « de fréquents rendez-vous secrets » (p. 181), et Törless éprouve de « la jalousie ». Le narrateur n’est pas neutre, il se présente comme hétérosexuel, avec ce genre d’interventions : « ce genre d’attrait qu’exerce une femme quand elle est endormie à côté de vous » (p. 155) ; mais plus loin, un « on » sème le doute : « Il s’exhalait de la peau nue un souffle chaud, étourdissant, c’était une cajolerie voluptueuse où se mêlait cependant quelque chose de si souverain, de si solennel qu’on aurait failli en joindre les mains » (p. 165). La description de Basini n’est pas neutre non plus : « Ses épaules de fille tressaillaient » (p. 174) ; « Son geste, pitoyable comme celui d’une putain inexpérimentée » (p. 210). Le déni de l’homosexualité n’est pas seulement le fait du personnage, mais est endossé par le narrateur dans ce paragraphe révélateur : « Basini n’était qu’un substitut provisoire de son objet. En effet, même si Törless se compromettait avec Basini, son désir, jamais rassasié, grandissait, bien au-delà de la personne du garçon, entraînant une faim nouvelle et, cette fois, privée d’objet. » (p. 182). Il en ira de même pour les considérations sur Törless devenu adulte et son regard sur les « débauchés » (p. 187), la « petite dose de poison indispensable » (p. 188) que constitue l’expérience de Törless. Cela rejoint les dénégations de l’auteur reproduites en annexe : « je ne veux pas rendre la pédérastie compréhensible. Il n’est peut-être pas d’anomalie dont je me sente plus éloigné. Au moins sous sa forme actuelle. » (p. 242).

 Ce roman a été adapté au cinéma par Volker Schlöndorff en 1966.
 Lire les articles de Jean-Yves sur le site Culture et débats, contenant de nombreux extraits. Voir aussi l’article de ThomThom, qui, fait significatif, ne fait aucune référence à la question de l’orientation sexuelle.

 Ce livre a eu une grande descendance, que ce soit sur le thème des « amitiés particulières », ou sur celui du « bouc émissaire ». Voir Les Faux-Monnayeurs, d’André Gide, au programme de terminale littéraire, Les Amitiés particulières, de Roger Peyrefitte, Petit comique deviendra grand, de Jonas Gardell, La Bande de Beck, de Carrie Mac, Sexy, de Joyce Carol Oates, On est forcément très gentil quand on est très costaud, de Dag Johan Haugerud, Le Journal de Grosse Patate, de Dominique Richard.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Esthétique de Robert Musil, par Henri Peyre, photographe


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[1Si un lecteur de ces lignes peut confirmer ou infirmer, et me rappeler les premiers mots de l’extrait, le chapitre, etc., merci d’avance !

[2Encore une phrase à opposer à ceux qui, dans le monde altersexuel, persistent à croire que l’orientation sexuelle et l’identité de genre sont des faits qui n’ont rien à voir…