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À deux, la barbe ; à trois c’est mieux !
Ménage à trois, trio amoureux, trouple : motif récurrent dans l’œuvre & la vie d’Émile Zola
Les bons enfants qui couchotent ensemble à la papa !
mercredi 14 février 2018
Dès son premier roman Thérèse Raquin, et même avant dans ses nouvelles, le thème du ménage à trois obséda Émile Zola jusqu’à ce qu’il passât à l’acte. À partir de 1865, sa maîtresse Gabrielle-Alexandrine Meley, future Alexandrine Zola, ancienne fleuriste et lingère qu’il connut alors qu’elle était modèle pour Paul Cézanne, s’intégra aux fameux « jeudis » où Zola réunissait ses amis. Marié en 1870 à l’âge de 30 ans, Émile Zola souffre de l’infertilité de son couple, d’autant plus cuisant qu’Alexandrine avait eu un enfant naturel qu’elle abandonna faute de moyens financiers. Le couple Zola tenta plus tard de retrouver sa trace, mais la fillette était décédée entre-temps. Évelyne Bloch-Dano révèle cependant dans Madame Zola (Grasset, 1997, p. 159) – livre que nous citerons beaucoup dans cet article – « un passage des mémoires de Louis de Robert » où celui-ci cite des propos qu’Alexandrine lui aurait tenus après la mort de Zola : « Pourquoi n’a-t-il pas voulu des enfants de moi quand j’étais encore en état de lui en donner ? » L’infertilité du couple pourrait donc avoir été toute relative. Fin novembre 1888, alors qu’il bûche à l’ébauche de La Bête humaine, 17e opus de sa saga, le maître pas encore quinquagénaire succombe au démon de midi avec Jeanne Rozerot, jeune lingère morvandelle de 21 ans (née en 1867) innocemment engagée par sa femme, qui lui donnera la satisfaction d’être père à deux reprises, de Denise puis de Jacques, respectivement nés en 1889 et 1891. Cette tardive idylle qui s’empare de Zola âgé de 48 ans ne fait que reproduire celle de ses parents, François Zola, né en 1796 et Émilie Aubert, de 24 ans sa cadette, épousée en 1839, alors qu’il a presque 45 ans, elle juste 20. Ce donjuanisme atténué par le ménage et la paternité révèle son principe héraclitéen : conserver, dans l’écoulement d’un fleuve toujours renouvelé de femmes, une femme identique à celle de l’épiphanie amoureuse primitive. Mais l’histoire ne s’arrête pas là : en 1891, peu après la naissance de Jacques, Alexandrine découvre le pot-aux-roses, et déboule chez Jeanne. C’est le début d’une forme ténue de ce qu’il faut bien appeler un ménage à trois – après deux années de crise, au bord de la rupture – qui culminera après la mort de Zola en 1902, avec l’accord d’Alexandrine pour que les enfants bâtards portent le nom du père. Nous allons donc inventorier chronologiquement les occurrences de ce thème dans l’œuvre de Zola, de façon à montrer que le naturalisme n’exclut pas l’intrusion de la subjectivité de l’auteur.
Thérèse Raquin
Au chapitre V, Camille, époux de Thérèse, introduit dans son foyer Laurent, « un pays, camarade d’enfance, retrouvé au bureau ». Thérèse est séduite inconsciemment par la virilité de Laurent, lequel est enchanté par l’occasion facile, et devient vite « l’amant de la femme, l’ami du mari, l’enfant gâté de la mère. » Tant qu’il peut rejoindre Thérèse dans la chambre conjugale en journée, tout va bien, et l’idylle dure « huit mois », jusqu’à ce que Laurent se voie refuser par son chef « toute nouvelle permission de sortie », d’où l’idée du meurtre lors d’une partie de canotage à Saint-Ouen pour se débarrasser du mari, ce qui réduit le trouple à néant. Hélas, bien vite le mari revient les hanter sous la forme du « spectre de Camille », et le trouple sorti par la grande porte du meurtre revient par la fenêtre du remords : « Il y avait entre eux une large place. Là couchait le cadavre de Camille. Lorsque les deux meurtriers étaient allongés sous le même drap, et qu’ils fermaient les yeux, ils croyaient sentir le corps de leur victime, couché au milieu du lit, qui leur glaçait la chair. » Manifestation fantastique du ménage à trois du début, qui jette un sacré trouple dans le mariage : « Il l’avait jeté à l’eau, et voilà qu’il n’était pas assez mort, qu’il revenait toutes les nuits se coucher dans le lit de Thérèse. Lorsque les meurtriers croyaient avoir achevé l’assassinat et pouvoir se livrer en paix aux douceurs de leurs tendresses, leur victime ressuscitait pour glacer leur couche. Thérèse n’était pas veuve, Laurent se trouvait être l’époux d’une femme qui avait déjà pour mari un noyé. » Encore un effort, Émile, pour devenir altersexuel !
La Curée
Le thème du ménage à trois fait son entrée dès le 2e tome des Rougon-Macquart sous l’espèce de l’inceste. Renée, Maxime et Saccard, partagent l’hôtel particulier en camarades : « Trois camarades, trois étudiants, partageant la même chambre garnie, n’auraient pas disposé de cette chambre avec plus de sans-gêne pour y installer leurs vices, leurs amours, leurs joies bruyantes de grands galopins » ; et cela va plus loin entre le fils et le père : « Quand Maxime fut sorti du collège, ils se rencontrèrent chez les mêmes dames, et ils en rirent. Ils furent même un peu rivaux ». Quand Aristide renoue avec Renée, il en fait l’éloge à Maxime, en collégien : « C’est qu’elle est joliment faite !… […] — Tu sais, la taille de Blanche Muller, eh bien, c’est ça, mais dix fois plus souple. Et les hanches donc ! elles sont d’un dessin, d’une délicatesse… ». Cette camaraderie sera à peine voilée d’une ombre quand Aristide surprend sa femme avec son fils, car il y voit tout de suite le moyen d’obtenir de Renée la signature qui lui permettra ses montages financiers. Zola insiste surtout sur l’aspect incestueux, mais conserve un œil sur la relation à trois : « Peu à peu, le père l’avait ainsi rendue assez folle, assez misérable, pour les baisers du fils. Si Maxime était le sang appauvri de Saccard, elle se sentait, elle, le produit, le fruit véreux de ces deux hommes, l’infamie qu’ils avaient creusée entre eux, et dans laquelle ils roulaient l’un et l’autre ».
La Conquête de Plassans,
Comme dans Thérèse Raquin, c’est le mari, qui amène innocemment le fauteur de trouple dans le ménage, et son anticléricalisme se réjouit de loger un prêtre : « Eh bien ! ce qui m’a décidé à louer, c’est que justement j’ai trouvé un prêtre. Il n’y a rien à craindre pour l’argent avec eux, et on ne les entend pas même mettre leur clef dans la serrure. » Tu l’as dit, bouffi ! L’amour de Marthe pour l’abbé Faujas prend la forme d’une extase religieuse : « Elle était heureuse de ces coups. La main de fer qui la pliait, la main qui la retenait au bord de cette adoration continue, au fond de laquelle elle aurait voulu s’anéantir, la fouettait d’un désir sans cesse renaissant. […] C’était le bonheur dont elle avait vaguement senti le désir depuis sa jeunesse, et qu’elle trouvait enfin à quarante ans ». Tiens, tiens ! Si l’idée du meurtre vient à Marthe comme à Thérèse, ce n’est pas pour coucher avec l’abbé, mais pour le sauver d’une histoire de chantage montée de toute pièce par la sœur de l’abbé, Olympe : « Les yeux fixes, elle pensait qu’il lui faudrait attendre la mort de Mouret, pour disposer d’une pareille somme. » Faujas accepte de confesser Marthe, pour en faire « une esclave soumise ». La mère de l’abbé se comporte bêtement et fait naître des soupçons injustifiés. L’abbé découvre, comme le dit Flaubert, qu’elle serait prête à faire la maquerelle pour lui : « Vous vous trompez, mère… Les hommes chastes sont les seuls forts. » Au chapitre 17, Zola reprend une nouvelle de jeunesse sur le trio amoureux, « Histoire d’un fou » (à lire à la fin de notre article sur La Conquête de Plassans), mais en changeant la donne. Dans sa nouvelle, la femme simulait la folie du mari pour le faire interner en prétendant qu’il la battait pendant ces accès de folie, alors que dans le roman, Marthe a réellement des accès de « folie lucide », elle se frappe et se blesse elle-même et en a honte, mais les autres habitants croient que c’est son mari qui la bat, et par haine ou par intérêt, colportent ce bruit, et Marthe ne les détrompe que mollement. Trouche déclare que « Monsieur Mouret est fou », puis Félicité le croit et veut protéger sa fille : « Les fous, on les enferme ! » Voilà donc une autre façon de se débarrasser d’un mari gênant, mais c’est là que prend fin le trouple.
La Faute de l’abbé Mouret
Point de ménage à trois dans ce volume, mais Henri Mitterand pense que « Zola a toujours été amoureux de ses héroïnes, surtout les plus sensuellement femmes, Renée, Albine, Hélène, Séverine, et même Nana… ; et l’arrivée de Jeanne Rozerot dans son existence n’a peut-être été qu’une manière d’arracher à l’écran de la fiction l’archétype de toutes ces figures, et de lui donner la présence et la chair de la vie réelle ». Albine, 16 ans, est donc la première incarnation romanesque de ce désir sans doute ancien de Zola pour le même objet que le Barner du Barrage contre le Pacifique de Duras : « Toute ma vie j’ai cherché cette jeune Française de dix-huit ans, cet idéal. C’est un âge merveilleux, dix-huit ans. On peut les façonner et en faire d’adorables petits bibelots. »
Son Excellence Eugène Rougon
Eugène Rougon échoue à strausskahniser Clorinde, au cours de la scène la plus chaude de tout Les Rougon-Macquart. Elle exige le mariage : « Épousez-moi… Après, tout ce que vous voudrez. » Il lui propose alors son ami Delestang, qu’il n’a guère de mal à convaincre d’épouser Clorinde. Elle accepte aussitôt, et Rougon souffre à peine quand il comprend qu’elle s’est donnée à « cet imbécile » avant même le mariage. Rougon éprouve pour celle qu’il n’a pas eue, une sorte de jalousie à retardement : « Il poussait les choses jusqu’à la faire surveiller, dans les salons où elle se rendait. S’il s’était aperçu de la moindre intrigue, il eût peut-être averti le mari. D’ailleurs, quand il voyait celui-ci en particulier, il le mettait en garde, lui parlait de l’extraordinaire beauté de sa femme. Mais Delestang riait d’un air de confiance et de fatuité ; si bien que, dans le ménage, c’était Rougon qui avait tous les tourments de l’homme trompé ». N’est-ce pas une variété inédite de trouple ? Clorinde se venge de Rougon en se donnant pour des sommes pharamineuses à qui la veut, et en poussant Delestang, qui prend la place de Rougon au sein du gouvernement.
L’Assommoir
Zola cherche ses idées pour ce roman qui va le rendre enfin célèbre, peine à avancer, et un jour, eurêka, ce dont témoigne Edmondo de Amicis à qui il fit ses confidences publiées en italien dans un livre de souvenirs (cf. La Bête humaine) : « Croiriez-vous que je suis resté accroché là, et que pendant plusieurs jours je n’ai pas pu avancer ? Plusieurs jours après, je fis un autre pas. Gervaise est jeune, il est naturel qu’elle se remarie ; elle se remarie, elle épouse un ouvrier, Coupeau. Voilà celui qui mourra à Sainte-Anne. Mais ici je restai court. Pour mettre en place les personnages et les scènes que j’avais en tête, pour donner un plan au roman, il me fallait encore un fait, un seul, qui formât un nœud avec les précédents. Ces trois seuls faits me suffisaient ; le reste était tout trouvé, tout prêt, et pour ainsi dire déjà écrit dans mon esprit. Mais ce troisième fait, je ne réussissais pas à le trouver. Je passai bien des jours dans l’agitation et le mécontentement. Un matin, tout à coup, il me vint une idée. Lantier retrouve Gervaise ; il lie amitié avec Coupeau, s’installe dans sa maison et alors il s’établit un ménage à trois, comme j’en ai vu plusieurs ; et la ruine s’ensuit. Je respirai : le roman était fait ». Voici le premier vrai ménage à trois de la saga, mais le motif a des résonances dans le même roman, car la promiscuité des ménages ouvriers favorise le partage. Ainsi, quand Mme Boche éclaire Gervaise sur les rapports de Lantier avec Virginie : « j’ai bien reconnu la redingote de monsieur Lantier. […] C’était avec Adèle, vous entendez. Virginie a maintenant un monsieur chez lequel elle va deux fois par semaine. Seulement, ce n’est guère propre tout de même, car elles n’ont qu’une chambre et une alcôve, et je ne sais trop où Virginie a pu coucher. » Le ménage à trois avec Goujet est une autre tentation du récit : « — Est-ce que ton amoureux est venu ? demandait-il parfois à Gervaise pour la taquiner. On ne l’aperçoit plus, il faudra que j’aille le chercher. L’amoureux, c’était Goujet. […] Il y avait un coin dans la boutique, au fond, où il aimait rester des heures, assis sans bouger, fumant sa courte pipe. »
La question du vrai ménage à trois est abordée avant d’exister, de même que dans la vraie vie de l’auteur, où l’on pourrait dire que la fonction crée l’organe : « Dans le quartier, le grand sujet de conversation était de savoir si réellement Lantier s’était remis avec Gervaise. Là-dessus, les avis se partageaient. À entendre les Lorilleux, la Banban faisait tout pour repincer le chapelier, mais lui ne voulait plus d’elle, la trouvait trop décatie, avait en ville des petites filles d’une frimousse autrement torchée. Selon les Boche, au contraire, la blanchisseuse, dès la première nuit, s’en était allée retrouver son ancien époux, aussitôt que ce jeanjean de Coupeau avait ronflé. Tout ça, d’une façon comme d’une autre, ne semblait guère propre ; mais il y a tant de saletés dans la vie, et de plus grosses, que les gens finissaient par trouver ce ménage à trois naturel, gentil même, car on ne s’y battait jamais et les convenances étaient gardées. Certainement, si l’on avait mis le nez dans d’autres intérieurs du quartier, on se serait empoisonné davantage. Au moins, chez les Coupeau, ça sentait les bons enfants. Tous les trois se livraient à leur petite cuisine, se culottaient et couchotaient ensemble à la papa, sans empêcher les voisins de dormir. » On pousse même Gervaise en ce sens : « Cependant, Gervaise vivait tranquille de ce côté, ne pensait guère à ces ordures. Les choses en vinrent au point qu’on l’accusa de manquer de cœur. » Virginie fait tout pour la rendre jalouse. Lantier attend son moment, et finit par tenter sa chance : « Pourtant, il attendit encore, avant d’être brutal et de se déclarer. Mais, un soir, se trouvant seul avec elle, il la poussa devant lui sans dire une parole, l’accula tremblante contre le mur, au fond de la boutique, et là voulut l’embrasser. Le hasard fit que Goujet entra juste à ce moment. Alors, elle se débattit, s’échappa. Et tous trois échangèrent quelques mots, comme si de rien n’était. Goujet, la face toute blanche, avait baissé le nez, en s’imaginant qu’il les dérangeait, qu’elle venait de se débattre pour ne pas être embrassée devant le monde. » Après la chute de Gervaise, Lantier retourne avec Virginie : « le quartier, maintenant, fourrait Lantier et Virginie dans la même paire de draps. Là encore le quartier se pressait trop. […] il n’était réellement pas si avancé, il se permettait à peine de lui pincer les hanches. Les Lorilleux n’en parlaient pas moins devant la blanchisseuse des amours de Lantier et de madame Poisson avec attendrissement, espérant la rendre jalouse. […] Le drôle, dans tout ça, c’était que la rue de la Goutte-d’Or ne semblait pas se formaliser du nouveau ménage à trois ; non, la morale, dure pour Gervaise, se montrait douce pour Virginie. Peut-être l’indulgence souriante de la rue venait-elle de ce que le mari était sergent de ville. »
Une Page d’amour,
Point de ménage à trois dans cet opus, mais Zola prend plaisir à observer les enfants Lucien (fils du docteur) et Jeanne (fille d’Hélène), motif rare dans le roman de l’époque. Sans doute souffre-t-il déjà de la stérilité de son couple, qui le prive des enfants dont il rêve et qu’il obtiendra dix ans plus tard de Jeanne Rozerot.
Nana
Rose Mignon, rivale et ennemie de Nana, se partage entre Mignon, son mari et maquereau, et Fauchery, son amant. Ils ont une altercation au sujet de leur femme : « Mais Rose resta stupéfaite, en voyant à ses pieds son mari et son amant qui se vautraient, s’étranglant, ruant, les cheveux arrachés, la redingote blanche de poussière. » Cela devient pourtant un ménage à trois heureux : « Mignon […] s’accoutumait à Fauchery, il finissait par trouver mille avantages dans la présence d’un mari chez sa femme, lui laissait les petits soins du ménage, se reposait sur lui pour une surveillance active, employait aux dépenses quotidiennes de la maison l’argent de ses succès dramatiques […] ; et comme, d’autre part, Fauchery se montrait raisonnable, […] les deux hommes s’entendaient de mieux en mieux, heureux de leur association fertile en bonheurs de toutes sortes, faisant chacun son trou côte à côte, dans un ménage où ils ne se gênaient plus. C’était réglé, ça marchait très bien, ils rivalisaient l’un l’autre pour la félicité commune. » Zola est-il innocent quand il observe en entomologiste ce type de comportement, ou a-t-il déjà quelque idée en tête ?
Pot-Bouille
Zola dénonce les turpitudes bourgeoises, mais quelle est la part d’envie ? Dès le chapitre I, Octave découvre qu’en réalité, le chaste Campardon a son amante Au Bonheur des Dames, la cousine Gasparine, aussi sèche que l’épouse officielle est grasse. Au chapitre IX, c’est l’installation d’un ménage à trois. Gasparine rend visite à l’hypocondriaque Rose, et Campardon se justifie auprès d’Octave « – Parole d’honneur ! la bonne idée n’est pas de moi… C’est Rose qui a voulu se réconcilier. Tous les matins, voici plus de huit jours, elle me répétait : Va donc la chercher… Alors, moi, j’ai fini par aller vous chercher. Et, comme s’il eût senti le besoin de convaincre Octave, il l’emmena devant la fenêtre. – Hein ? les femmes sont les femmes… Moi, ça m’embêtait parce que j’ai peur des histoires. L’une à droite, l’autre à gauche, il n’y avait pas de tamponnement possible… Mais j’ai dû céder, Rose assure que nous serons tous plus contents. Enfin, nous essayerons. Ça dépend d’elles deux, maintenant, d’arranger ma vie. » La rencontre se passe au mieux : « Alors, l’architecte, emporté par l’attendrissement, les saisit toutes les deux dans une même étreinte, leur donna des baisers, en balbutiant : – Oui, oui, nous nous aimerons bien, nous t’aimerons bien, ma pauvre cocotte… Tu verras comme tout s’arrangera, à présent que nous sommes réunis. » L’affaire va bon train, Gasparine revient de plus en plus fréquemment, et Rose la supplie de s’installer dans une chambre. Gasparine est bientôt connue dans le quartier sous le nom de « l’autre Mme Campardon ». Rose se proclame heureuse du ménage à trois : « Je puis vivre sans remuer les bras ni les jambes, elle a pris toutes les fatigues du ménage ». Mais ce trio hante les autres habitants de l’immeuble. Auguste, qui a répudié sa femme Berthe, surprise avec son amant Octave sur la dénonciation de Rachel, finit par regretter : « Au fond, elle lui manquait, il souffrait d’un vide, il était comme dépaysé, dans les nouveaux ennuis de son abandon, aussi graves que les ennuis du ménage. Rachel, qu’il avait gardée pour blesser Berthe, le volait et le querellait maintenant, avec la tranquille impudence d’une épouse ; et il finissait par regretter les petits bénéfices de la vie à deux, les soirées passées à s’ennuyer ensemble, puis les réconciliations coûteuses dans la chaleur des draps. » N’aurait-il pas été plus simple de partager ? semble suggérer Zola !
Au Bonheur des Dames
Quand Denise est nommée première, on lui crée un nouveau rayon pour les enfants, et l’on croit voir, derrière Denise, Zola et son désir de paternité : « Elle adorait les enfants, on ne pouvait la mieux placer. Parfois, on comptait là une cinquantaine de fillettes, autant de garçons, tout un pensionnat turbulent, lâché dans les désirs de la coquetterie naissante. […] quand il y avait dans le tas une gamine rose, dont le joli museau la tentait, elle voulait la servir elle-même, apportait la robe, l’essayait sur les épaules potelées, avec des précautions tendres de grande sœur. »
La Joie de vivre
Pauline est amoureuse de Lazare, mais l’arrivée de Louise, de dix-huit mois aînée de Pauline, met fin à l’idylle. Pauline est instinctivement jalouse : « Elle avait pâli, en la voyant au cou de Lazare ». Lors d’une promenade, Pauline refuse de s’abriter sous le parapluie proposé par Louise et Lazare : « — Oh ! Lazare, je vous en prie, disait Louise désolée, forcez-la donc à venir… Nous tiendrons tous les trois. » Pauline a contracté une angine, et frôle la mort ; Lazare la soigne, ce qui la rassure provisoirement. Lazare est partagé entre les deux filles, et progressivement, de drames en réconciliations, s’installe une relation à la Jules et Jim : « Aussi la surveillait-elle sans cesse, pour accourir, si elle pensait lui voir un nuage au front. Brusquement, elle quittait le bras de Lazare, venait prendre le sien, fâchée de s’être abandonnée un instant ; et elle tâchait de la distraire, ne la quittait plus, affectait même de bouder le jeune homme. » Pauline perd ses derniers doutes en retrouvant dans les affaires de Lazare le gant de Louise, et Véronique conclut avec son franc parler : « peut-être que Madame avait raison, cette minette-là l’émoustille plus que vous. » Elle se force à conclure : « Elle ne pouvait hésiter davantage, maintenant il lui semblait qu’elle commettrait une vilaine action, si elle ne les mariait pas. Ce mariage, dans son insomnie, devenait un dénouement naturel et nécessaire, qu’elle devait hâter, sous peine de perdre sa propre estime. » Lazare refuse, puis à son habitude, accepte en moins de deux jours : « Mais je t’aime toujours, je t’aime comme j’ai aimé maman. » On en a giflé pour moins que ça ! Plus tard, l’accouchement dramatique de Louise et la quasi-résurrection que Pauline obtient de leur enfant, entraîne un cri du cœur de Zola : « Dans la largeur de son flanc, aurait tenu un fils solide et fort. C’était un regret immense de son existence manquée, de son sexe de femme qui dormirait stérile. »
Germinal
Le motif du ménage à trois est devenu récurrent chez Zola. À travers les murs, les Maheu entendent le manège des voisins, les Levaque et leur « logeur » Bouteloup : « Chaque matin, ils s’égayaient ainsi du ménage à trois des voisins, un haveur qui logeait un ouvrier de la coupe à terre, ce qui donnait à la femme deux hommes, l’un de nuit, l’autre de jour » ; « quoi donc ? Bouteloup n’attendait même plus que le mari fût parti ! ». « Elle entrait dans la pension, le mari aimait à répéter que les bons comptes font les bons amis ». Tout le Voreux sait que le maître porion Dansaert couche avec la « Pierronne » (la femme de Pierron). Mais quoi alors ? « Cependant, le ménage vivait très heureux, au milieu des bavardages, des histoires qui couraient sur les complaisances du mari et sur les amants de la femme ». Il y a aussi la Mouquette : « on plaisantait la Mouquette, une herscheuse de dix-huit ans, bonne fille dont la gorge et le derrière énormes crevaient la veste et la culotte. […] elle se rendait seule à la fosse ; et, au milieu des blés en été, contre un mur en hiver, elle se donnait du plaisir, en compagnie de son amoureux de la semaine. Toute la mine y passait, une vraie tournée de camarades, sans autre conséquence » ; « Quant à la Mouquette, elle était bien capable d’être avec les deux galibots à la fois ». Bref, ces prolétaires sont donc bien cochons de vivre comme les bourgeois rêvent d’agir ! Mais tout cela n’est que hors d’œuvre. Zola a gardé pour le dessert le terrible récit de la cohabitation du « trouple » composé d’Étienne, Catherine et Chaval, dans la galerie où ils se sont réfugiés lors de l’effondrement de la mine, qui sera le tombeau de Chaval et de Catherine. Sans doute cherche-t-il à surpasser l’ignominie du ménage à trois de Gervaise, Coupeau et du père d’Étienne : « La jeune fille se taisait. Cela comblait son malheur, de se retrouver entre ces deux hommes. Et l’affreuse vie commença. Ni Chaval ni Étienne n’ouvraient la bouche, assis par terre, à quelques pas » ; « Pas même assez de place pour crever loin l’un de l’autre ! Dès qu’il avait fait dix pas, il devait revenir et se cogner contre cet homme. Et elle, la triste fille, qu’ils se disputaient jusque dans la terre ! Elle serait au dernier vivant, cet homme la lui volerait encore, si lui partait le premier. Ça n’en finissait pas, les heures suivaient les heures, la révoltante promiscuité s’aggravait, avec l’empoisonnement des haleines, l’ordure des besoins satisfaits en commun ».
L’Œuvre
La vision de la jeune fille par le peintre Claude Lantier est précisément une vision de peintre, mais aussi celle d’un Zola qui s’apprête à se livrer tout entier au démon de midi avec Jeanne Rozerot : « La jeune fille […] dormait, baignée de lumière, si inconsciente, que pas une onde ne passait sur sa nudité pure. Pendant sa fièvre d’insomnie, les boutons des épaulettes de sa chemise avaient dû se détacher, toute la manche gauche glissait, découvrant la gorge. C’était une chair dorée, d’une finesse de soie, le printemps de la chair, deux petits seins rigides, gonflés de sève, où pointaient deux roses pâles. Elle avait passé le bras droit sous sa nuque, sa tête ensommeillée se renversait, sa poitrine confiante s’offrait, dans une adorable ligne d’abandon ; tandis que ses cheveux noirs, dénoués, la vêtaient encore d’un manteau sombre. » L’expression « ménage à trois », appréciée de Zola, est à nouveau utilisée pour cette paraphilie nouvelle (à moins de la considérer en avatar du mythe de Pygmalion) du portrait en concurrence avec son modèle : « La bonne vie à deux avait cessé, un ménage à trois semblait se faire, comme s’il eût introduit dans la maison une maîtresse, cette femme qu’il peignait d’après elle. Le tableau immense se dressait entre eux, les séparait d’une muraille infranchissable ; et c’était au-delà qu’il vivait, avec l’autre. Elle en devenait folle, jalouse de ce dédoublement de sa personne ».
Dans Madame Zola (1997), Évelyne Bloch-Dano nous rappelle que pendant de longues années, Émile et Alexandrine, même avant leur mariage, ont constitué un trio avec Émilie Aubert, la mère d’Émile, qu’ils installent confortablement dans chacune de leurs résidences parisiennes successives, et même à Médan, où elle décède en 1880, ce dont témoigne ces lignes du chapitre VI de L’Œuvre : « Depuis six mois, après avoir donné sa démission d’employé, il s’était lancé dans le journalisme, où il gagnait plus largement sa vie. Il venait d’installer sa mère dans une petite maison des Batignolles, il y voulait l’existence à trois, deux femmes pour l’aimer, et lui des reins assez forts pour nourrir tout son monde. » Au moment de sa mort en 1880, Évelyne Bloch-Dano suggère que ce trio familial est à la source d’un de ses romans : « C’est dans le roman La Joie de vivre, écrit trois ans plus tard, que Zola tentera d’exorciser la mort de sa mère. Malgré la transposition et les tâtonnements des différentes ébauches, les sources biographiques sont évidentes. Le triangle Mme Chanteau-Pauline-Lazare évoque celui formé naguère par Émilie-Alexandrine et Émile. » Plus loin, elle pense qu’après la mort de sa mère, dans la relation qu’il crée bon an, mal an, entre Alexandrine et Jeanne, ayant tout fait pour éviter la rupture avec Alexandrine, « Zola retrouve le triangle passionnel de son enfance, entre sa mère et sa grand-mère, et celui de sa jeunesse, entre sa mère et Alexandrine. D’une certaine façon, ce triangle assure son équilibre. » (p. 189).
La Terre
Au hasard d’une scène de la campagne, Jean se rend compte que c’est Françoise, « l’enfant » qu’il désire, plus que Lise : « Quoi donc ? ce n’était pas Lise qu’il voulait, c’était cette gamine ! Jamais l’idée de la peau de Lise contre la sienne, ne lui avait seulement fait battre le cœur ; tandis que tout son sang l’étouffait, à la seule pensée d’embrasser Françoise. Maintenant, il savait pourquoi il se plaisait tant à rendre visite et à être utile aux deux sœurs. Mais l’enfant était si jeune ! il en restait désespéré et honteux. » Là encore, on sent la prémonition de la future relation adultérine de Zola avec Jeanne Rozerot, qui n’était pas « une enfant », mais bien plus jeune que lui et que sa femme.
Le Rêve
Henri Mitterand exhume quelques perles de l’ébauche du Rêve, des éléments qui furent abandonnés, mais révélateurs de l’état d’esprit du maître, quelques mois avant qu’il ne se livre au démon de midi : « Un homme de quarante ans, n’ayant pas aimé, jusque-là dans la science, et qui se prend d’une passion pour une enfant de seize ans. Celle-ci l’aimant ou croyant l’aimer, tout l’éveil ; et puis, prise pour un jeune homme, parent du quadragénaire et la jeunesse avec la jeunesse. Les souffrances du quadragénaire et à la fin il cède, il donne la jeune fille au jeune homme » […] « Moi, le travail, la littérature qui a mangé ma vie, et le bouleversement, la crise, le besoin d’être aimé, tout cela à étudier psychologiquement ». Nouvel avatar de Serge Mouret, le Paradou et Albine…
La Bête humaine
C’est pendant l’ébauche de cet opus, fin novembre 1888, qu’intervient cet événement capital chez Zola, qui n’interrompt sa tâche que pendant deux mois : Jeanne Rozerot devient sa maîtresse. On se demande d’ailleurs comment cela put se faire sans que sa femme s’en doute, alors que son rythme de locomotive des lettres françaises était rôdé depuis 16 volumes et 19 ans ! Évelyne Bloch-Dano (op. cit., pp. 172 & 182) éclaire notre lanterne : « En 1887, il pèse quatre-vingt-seize kilos, et au théâtre, il a du mal à se glisser entre les rangées de fauteuils. […] Pour l’auteur du Ventre de Paris qui voyait tout un symbole dans l’opposition entre les Gras et les Maigres, être passé du côté des Gras a quelque chose d’insupportable. […] Et Émile se lance, au mois de novembre 1887. Le régime est simple : il consiste à ne plus boire vin ni alcool, à ne rien boire en mangeant, à supprimer les féculents, à se nourrir de viande rôtie ou grillée. Quant au résultat, il est spectaculaire : il perd quatorze kilos en trois mois ». Goncourt note le 4 mars 1888 : « Son estomac est fondu, et son individu est comme allongé, étiré, et, ce qui est parfaitement curieux surtout, c’est que le fin modelage de sa figure passée, perdu, enfoui dans sa pleine et grosse face de ces dernières années, s’est retrouvé et que vraiment, il recommence à ressembler à son portrait de Manet, avec une nuance de méchanceté dans la physionomie. » Cela devrait alerter une épouse ! Suite des événements : en mai 1888, de retour à Médan pour la saison comme chaque année, Alexandrine engage Jeanne Rozerot, qui lui convient parfaitement, au point qu’elle décide de l’emmener pour leurs vacances à Royan. Sa cousine Amélie Laborde la met en garde, mais Alexandrine n’y prend pas garde, trop confiante en son époux. Elle se réjouit même quand elle voit son mari rajeuni qui, contrairement à son habitude, s’amuse et sort, au lieu de rester enfermé à écrire ! « À la rentrée, toutefois, elle éprouve une grande déception : Jeanne lui demande son congé. Elle a beau insister, la jeune fille ne peut rester. Des raisons personnelles. […] Elle ignore que son mari l’a installée dans un appartement situé au 66 de la rue Saint Lazare, au coin de la rue Blanche, à quelques rues de chez elle. […] Elle ignore aussi qu’en décembre, il est devenu son amant, comme en témoigne une carte de vœux envoyée dix ans plus tard à Jeanne, en souvenir de ce 11 décembre 1888. » Évelyne Bloch-Dano nous apprend également que Zola ne cherchait pas à se cacher, et que plusieurs personnes le rencontrèrent par hasard ici ou là avec Jeanne. Tout Paris était au courant, sauf Alexandrine. Goncourt le note dans son journal le 21 nov. 1889 : « me confirme dans la certitude que Zola a un petit ménage. Il lui aurait fait la confession que sa femme avait de grandes qualités de femme de ménage, mais bien des choses réfrigérantes, qui l’avaient poussé à chercher un peu de chaleur ailleurs. Et il parle du revenez-y de jeunesse, et de fureur de jouissances de toutes sortes, et de satisfaction de vanités mondaines chez ce vieux lettré, qui demandait dernièrement à Céard si en douze leçons il pourrait se tenir à cheval, de façon à faire un tour au bois ». Selon F.W.J. Hemmings, cité par Évelyne Bloch-Dano (op. cit., p. 184), La Bête humaine « devrait être lu comme un « cryptogramme » où le message sous-jacent se répète a plusieurs reprises : je suis coupable, je dois cacher ma culpabilité, si jamais elle était découverte, cela déclencherait une épouvantable catastrophe ».
Il reprend son travail en février 1889. Dans le roman, le thème zolien du ménage à trois s’incarne en un nouvel avatar étonnant : « Eux deux [Jacques et son mécanicien Pecqueux] et la machine, ils faisaient un vrai ménage à trois, sans jamais une dispute. » Lors de l’accident, leurs premières pensées vont à ce ménage à trois : « « Jacques, Jacques ! il est sauvé, n’est-ce pas ? » Le chauffeur, qui, par un miracle, ne s’était pas même foulé un membre, accourait lui aussi, le cœur serré d’un remords, à l’idée que son mécanicien se trouvait là-dessous. On avait tant voyagé, tant peiné ensemble, sous la continuelle fatigue des grands vents ! Et leur machine, leur pauvre machine, la bonne amie si aimée de leur ménage à trois, qui était là sur le dos, à rendre tout le souffle de sa poitrine, par ses poumons crevés ! » […] « C’était donc fini, leur ménage à trois ? » La double occurrence de « ménage à trois » est déroutante, s’agissant de la locomotive ! Suite à l’accident, avec Pecqueux rien ne va plus : « Mais il sentait bien que l’ancien ménage à trois n’était plus ; car la bonne amitié, entre lui, le camarade et la machine, s’en était allée, à la mort de la Lison. » Eh oui, le « ménage à trois », devenu à deux depuis l’accident, ne pouvait que s’achever ainsi, par la réalisation du véritable désir enfoui de Lantier, dont on aura relevé au fil du texte les indices d’efféminement. Jacques est pincé : « C’était que, dans son cœur, la Lison ne se trouvait plus seule. Une autre tendresse y grandissait, cette créature mince, si fragile, qu’il revoyait toujours près de lui, sur le banc du square, avec sa faiblesse câline, qui avait besoin d’être aimée et protégée. » Mais c’est aussi le motif plus habituel du partage de Séverine entre son mari Roubaud et son amant Jacques : « Il semblait que Roubaud, gêné des grands silences qui se faisaient maintenant, quand il mangeait avec sa femme, éprouvât un soulagement, dès qu’il pouvait mettre un convive entre eux. » […] « On avait pris un petit verre, on avait même joué aux cartes jusqu’à minuit passé. » Il n’y a rien d’autre entre Roubaud et sa femme que l’habitude, et le crime accélère les choses : « Il l’avait aimée sans délicatesse, elle s’y était résignée avec sa soumission de femme complaisante, pensant que les choses devaient être ainsi, n’y goûtant du reste aucun plaisir. » […] « Une fatigue, une indifférence, ce que l’âge amène, il semblait que la crise affreuse, le sang répandu, l’eût produit entre eux. » La complicité entre Séverine & Lantier s’installe progressivement : « Puis, leurs mains se cherchèrent derrière le dos du mari, s’enhardirent, ils correspondirent par de longues pressions, en se disant, du bout de leurs doigts tièdes, l’intérêt croissant qu’ils prenaient aux moindres petits faits de leur existence. »
La rixe finale entraîne une double mort tragique, dont Mitterrand ne voit pas que c’est l’accomplissement final de la fameuse « pédérastie » envisagée puis écartée par Zola : « Mais Pecqueux, d’un dernier élan, précipita Jacques ; et celui-ci, sentant le vide, éperdu, se cramponna à son cou, si étroitement, qu’il l’entraîna. Il y eut deux cris terribles, qui se confondirent, qui se perdirent. Les deux hommes, tombés ensemble, entraînés sous les roues par la réaction de la vitesse, furent coupés, hachés, dans leur étreinte, dans cette effroyable embrassade, eux qui avaient si longtemps vécu en frères. On les retrouva sans tête, sans pieds, deux troncs sanglants qui se serraient encore, comme pour s’étouffer. » Eh oui, le « ménage à trois », devenu à deux depuis la mort de la Lison, ne pouvait que s’achever ainsi, par la réalisation du véritable désir enfoui de Lantier, dont on aura relevé au fil du texte les indices d’efféminement. Cela me penser au finale grandiose du film d’Oshima, L’Enterrement du soleil (1960), où les deux yakusas se font écraser par un train, faute d’assumer leur amour (interprétation personnelle).
L’Argent
Depuis la rédaction de La Bête humaine, Zola mène double vie, avec un double foyer, puisque Denise, premier enfant que lui donna Jeanne Rozerot, est née le 9 septembre 1889, et Jacques le 25 septembre 1891. Une lettre anonyme révèle à Alexandrine la double vie de son mari et l’existence de ses enfants, de même qu’à la fin de L’Argent, Georges Hamelin révèle à sa sœur qu’il savait tout de sa liaison avec Saccard par des lettres anonymes. Le couple frise le divorce, avant que Zola instaure une quasi situation de trouple, comme nous l’apprend Wikipédia : « Zola installe sa maîtresse dans un appartement parisien et lui loue une maison de villégiature à Verneuil, à proximité de Médan, où il se rend à vélo » […] « [Alexandrine] s’occupe même des enfants, leur offrant des présents, les promenant de temps à autre, reportant sur eux un amour maternel dont elle a été privée. » C’est à travers ce prisme qu’il convient de lire le discours subliminal sur l’amour et sur les enfants adultérins qui s’entremêle aux colonnes du Palais Brongniart. On songe à un autre trouple célèbre des lettres françaises, Victor Hugo, Adèle et Juliette, logée par Hugo dans une maison de Guernesey proche de la sienne.
La Débâcle
La relation entre Jean, Maurice & Henriette frise toujours le trouple. Le drame final ne va pas sans une touche d’espoir dans ce nouveau ménage à trois : « une amélioration brusque se déclara dans l’état de Maurice : il était beaucoup plus calme, la fièvre avait diminué ; et ce fut une grande joie pour Jean, lorsqu’il trouva Henriette souriante, reprenant le rêve de leur intimité à trois, dans un avenir de bonheur encore possible, qu’elle ne voulait pas préciser. »
Le Docteur Pascal.
« Mais on voyait nettement le profil de sa petite tête ronde, aux cheveux blonds et coupés court, un exquis et sérieux profil, le front droit, plissé par l’attention, l’œil bleu ciel, le nez fin, le menton ferme. Sa nuque penchée avait surtout une adorable jeunesse, d’une fraîcheur de lait, sous l’or des frisures folles. Dans sa longue blouse noire, elle était très grande, la taille mince, la gorge menue, le corps souple, de cette souplesse allongée des divines figures de la Renaissance. Malgré ses vingt-cinq ans, elle restait enfantine et en paraissait à peine dix-huit ». Tel est le portrait initial de Clotilde, inspiré de celui de Jeanne Rozerot, teinte des cheveux mise à part. Zola avait entamé à 48 ans une relation avec cette fille de 21 ans. Pascal va séduire Clotilde à 59 ans, avec 34 ans d’écart, mais 40 si l’on se fonde sur l’âge apparent ! Chose étonnante, Zola utilise à deux reprises l’expression « ménage à trois » pour désigner le simple fait de cohabiter à trois personnes, le docteur, Clotilde et la servante Martine, avant autant qu’après la liaison entre Pascal et sa nièce : « Pascal et Clotilde, de nouveau, restaient des après-midi entières à se bouder ; et il y avait des sautes continuelles d’humeurs. Martine elle-même vivait irritée. Le ménage à trois devenait un enfer » […] « Quand Martine avait appris la séparation prochaine […] s’y livrait à ses besognes ordinaires, en ayant l’air d’ignorer la catastrophe qui bouleversait leur ménage à trois ». Pourtant, l’acception érotique est attestée lorsque Pascal évoque le destin de Gervaise : « Gervaise Macquart […] achevée par le retour de Lantier, au milieu de la tranquille ignominie d’un ménage à trois ».
Il semble qu’après la période de clandestinité, puis la crise de la découverte du pot aux roses, le trouple zolien ait vécu au mieux cette situation selon les possibilités de l’époque. Alexandrine rendra même possible la reconnaissance des enfants de Zola après sa mort, de façon qu’ils purent porter son nom. Le début de cette liaison fut l’occasion de la troisième et dernière année blanche dans la production des Rougon-Macquart, l’année 1889 (après 1879 et 1881, avant et après Nana). En fait, la publication du Docteur Pascal, innocemment dédié « À la mémoire de ma mère et à ma chère femme », sera l’occasion du paroxysme dans la crise du couple Zola. Alexandrine prendra fort mal cette provocation de Zola, comme l’écrit Évelyne Bloch-Dano (op. cit., p. 201), de « dédier à son épouse le récit de ses amours avec sa maîtresse ». Et encore, l’exemplaire de Jeanne contient une dédicace secrète : « À ma bien aimée Jeanne – à ma Clotilde, qui m’a donné le royal festin de sa jeunesse et qui m’a rendu mes trente ans en me faisant le cadeau de ma Denise et de mon Jacques, les deux chers enfants pour qui j’ai écrit ce livre afin qu’ils sachent, en le lisant un jour, combien j’ai adoré leur mère et de quelle respectueuse tendresse ils devront lui payer plus tard le bonheur dont elle m’a comblé dans mes grands chagrins. »
Affaire Dreyfus
Si la période qui va de la découverte de l’adultère à l’affaire Dreyfus fut difficile, l’affaire va ressouder les liens du couple, et presque constituer le trouple, à ceci près qu’Alexandrine ne se préoccupe que des enfants de son mari, ignorant Jeanne (mais sans rien faire contre elle). Le récit de cette affaire dans l’ouvrage d’Évelyne Bloch-Dano est passionnant, et le rôle d’Alexandrine Zola mériterait un film ou téléfilm. Lors de l’exil douloureux de son mari à Londres, onze mois entre juillet 1898 et juin 1899, en attendant la révision du procès Dreyfus, Alexandrine atermoie à se rendre sur place, mais c’est comme elle l’écrit avec grandeur d’âme, parce que « rester près de toi jusqu’au moment propice serait te priver d’autres affections qui sont inutiles ici » (op. cit., p. 248). « Autres affections », entendez Jeanne et les enfants. Si le nom de la maîtresse est tabou, Alexandrine se préoccupe explicitement des enfants, qui lui permettent d’assouvir son instinct de maternité mieux qu’avec son grand enfant Zola.
Comme tout peut arriver dans l’atmosphère de haine antisémite violente, comme le montre cette violente caricature de Zola en « Roi des porcs » par Victor Lenepveu, Alexandrine, qui a l’esprit pratique, commence à s’inquiéter du statut des enfants en cas de malheur : « mais ce sont les petits, en effet, qui sont une grosse affaire dans ton existence, n’étant en aucune manière secourus de ce côté, et sans l’espoir de l’être si les choses se gâtaient encore » (p. 253). En revanche, le jour où elle apprend que son mari, qui lui a affirmé ne recevoir personne, reçoit en réalité ses amis en Angleterre, alors qu’il est avec Jeanne et les enfants, elle se sent trahie et fulmine, d’autant plus que c’est une indiscrétion de Marguerite Charpentier qui le lui apprend, et que sûre de son mari, elle se brouille avec leur vieille amie contre toute évidence (elles se rabibocheront plus tard). La situation est en effet complexe, car l’opinion publique est à ce point tendue que même les dreyfusards – et Alexandrine – craignent que le clan adverse s’empare d’une indiscrétion sur la vie privée dissolue de Zola, l’antéchrist ordurier, pour disqualifier leur parti. À cela s’ajoute les soucis financiers, car les revenus ont baissé depuis la fin des Rougon-Macquart, le train de vie a perduré, et les condamnations lourdes obligent les Zola à l’humiliation d’une vente aux enchères de leur mobilier. Heureusement Octave Mirbeau a un beau geste : « Le 11 octobre, elle fait face, entourée de ses amis, à la vente-saisie destinée à acquitter les 30000 francs de dommages-intérêts aux experts. Mais Eugène Fasquelle, au nom d’Octave Mirbeau, a acheté pour 32 000 F le premier objet mis en vente, une table Louis XIII, mettant fin à la saisie. » (p. 261). Alexandrine est chargée par Zola d’acheter les jouets des enfants pour Noël 1898, et s’en acquitte avec plaisir comme en témoigne ses lettres. C’est tout juste si elle lui envoie une rafale épistolaire quand ce grand enfant a le toupet de lui demander son autorisation pour faire venir son deuxième foyer en Angleterre : « Comment veux-tu que je ne sois pas consentante à ton désir, puisque c’est moi la première qui t’en ai parlé, comprenant combien tu dois être privé de n’avoir pas près de toi les êtres chers qui seuls doivent occuper ton existence désormais, sans le moindre souci autre ? Et n’y serais-je pas consentante, il me semble qu’à présent, dans nos situations respectives, tu n’aurais qu’à passer outre. Enfin il faudrait que j’eusse l’âme bien noire, pour ne pas accéder à ton désir. Et je m’étonne de ta demande, car il me semblait que depuis dix années, je n’ai jamais contredit en quoi que ce soit ce que tu voulais » (p. 268). Pan, sur le bec ! Un détail très significatif, est le refus de Zola d’accéder au désir d’Alexandrine de faire chambre à part pour leur confort à tous deux. Elle craint de le gêner avec les médications constantes & odorantes que nécessite son asthme, mais il ne s’en plaint pas, et comme l’écrit Évelyne Bloch-Dano : « À la fin du XIXe siècle, le mode de vie bourgeois a remplacé les habitudes aristocratiques. La conjugalité s’affiche. Que penserait-on d’un mari exilé sur un divan ? » De fait, Zola l’adultère mourra en dormant auprès de son épouse ! Alexandrine veille au grain, négocie les contrats, aide d’autant plus utile que les Zola ont pour la première fois depuis vingt ans des soucis d’argent. Il a refusé de tirer quelque revenu que ce soit de l’affaire, ne s’est pas fait payer ses articles, « a dû dépenser une fortune en frais de justice » et « a renoncé à récupérer l’argent versé aux experts en graphologie » (p. 284).
Le 29 septembre 1902, c’est la Mort d’Émile Zola, qui aurait pu être un assassinat voire un suicide vu les circonstances, en tout cas les Zola furent pour le moins imprudents. Les accidents dus au chauffage étaient fréquents, et on se demande bien pourquoi, ayant été informés d’un problème par leur domestique envoyé en éclaireur, ils n’ont pas attendu un jour de plus tranquillement à Médan, que le problème soit résolu. Et Zola qui reste dormir malgré l’avertissement de sa femme… Bref, l’information importante, c’est que cet adultère est mort en dormant aux côtés de son épouse légitime. Ironie du sort, l’asthmatique a survécu. En fait Zola semble être tombé par terre, peut-être en tentant d’échapper, et les vapeurs étaient plus denses au sol…
Après la mort de Zola
Après la mort de Zola, Alexandrine se montre à la fois ayant-droit intransigeante, et veuve partageuse exemplaire pour la famille adultère de son mari. Elle refuse de multiplier les publications de fonds de tiroir, par contre, elle écrit aux relations de Zola pour récupérer sa correspondance, recopie les lettres et les leur renvoie. Pour Cézanne, « Il est possible qu’elle les ait détruites » (p. 300), ce qui fragilise la thèse de la rupture avec Cézanne après L’Œuvre. Dès la mort d’Émile, elle resserre les liens non seulement avec ses enfants, mais aussi avec sa maîtresse : « on peut dire sans exagération qu’une troisième famille va se former : l’épouse, la maîtresse et les enfants » (p. 302). Fait remarquable, « Au moment de fermer le cercueil […] un proche a demandé à la veuve si l’on devait y déposer les portraits des enfants. « Mettez-y aussi le portrait de leur mère », a-t-elle répondu » (p. 303). Alexandrine reçoit et rend visite à Jeanne ; 90 lettres échangées entre 1903 et 1913 étaient disponibles aux chercheurs au moment de la publication du livre d’Évelyne Bloch-Dano, et ce n’était sans doute pas tout, auxquelles il faut ajouter 455 lettres échangées entre Alexandrine et sa quasi-fille adoptive Denise. Mieux : Zola n’avait jamais modifié son testament après sa rencontre avec Jeanne, et Alexandrine, avec une incroyable générosité, décidera d’elle-même de pourvoir confortablement aux besoins de la famille bis, les aidera à déménager plus près de chez elle, assurera les frais de scolarité des enfants, ceci alors que ses revenus baissent et qu’elle doit procéder à des ventes aux enchères et à des ventes de terrains à Médan. « Il se crée donc, au fil des jours, une relation étrange entre ces deux femmes seules, comme si, à leur tour, elles étaient indissolublement liées, à la fois par leur amour pour le même homme, et par leur tendresse pour ses enfants. Ce n’est pas une paix armée ni une complicité comme celle qu’elle entretenait avec Amélie Laborde avant leur brouille, c’est un lien purement sentimental auquel ces deux femmes d’un autre siècle se livrent sans méfiance, avec ingénuité, pourrait-on dire, et où se mêlent attraction, identification, fusion, effusion, rapports d’argent et de pouvoir » (p. 308). L’expression « nos enfants » est utilisée dans leurs échanges épistolaires, et Jeanne délègue souvent à Alexandrine son autorité parentale, ce dont celle-ci veille à ne pas abuser. On dirait un couple de lesbiennes (un mariage de Boston pourrait-on dire) veillant à laisser la prééminence à celle qui a assumé la gestation. Dès 1904, Alexandrine pense à une procédure fort complexe et onéreuse à l’époque de changement de nom, qui aboutira quelques années plus tard, à ce que la fille de Zola porte presque le même nom que sa veuve, avec « le nom et le prénom soudés par un trait d’union » (p. 313). Cela donnera sur le faire part de mariage de Denise âgée de 19 ans : « Madame A. Émile-Zola et Madame Rozerot ont l’honneur de vous faire part du mariage de leur pupille et fille, Mademoiselle Émile-Zola, avec Monsieur Maurice Le Blond, Homme de Lettres », etc. (p. 338), où l’on dirait que Denise est plutôt la fille d’Alexandrine que de Jeanne ! C’est d’ailleurs Alexandrine qui a fait la marieuse et a réussi à associer l’encore jeune disciple de Zola à sa fille.
Entre-temps a eu lieu la panthéonisation de Zola, au grand dam d’Alexandrine, qui rendait de fréquentes visites à la tombe de son mari. « Elle a tenu à la présence de la maîtresse de son mari –, de Denise et de Jacques, d’Alfred et de Lucie Dreyfus » (p. 333). Attitude courageuse et même provocatrice, car on l’avait informé des risques, et les antisémites continuaient à haïr Zola, à manifester leur haine sur le parcours de sa dépouille, et Dreyfus fut même touché au bras par une balle tirée pendant la cérémonie par un directeur de journal ! Afficher la maîtresse et les enfants adultérins d’un grand homme n’était pas pour plaire dans la France conservatrice de l’époque ! La tombe de Zola visible au cimetière de Montmartre (tout droit à cent mètres en face de l’entrée, au premier rond-point, monter les escaliers à gauche ; photo ci-dessus) est incroyable : on y lit le nom d’Émile Zola avec la précision qu’il ne reposa là que dans l’intervalle entre sa mort et sa panthéonisation, suivi du nom de son épouse, puis de ses enfants adultérins, mais pas de Jeanne. Une veuve qui accepte que les bâtards de son mari partagent son caveau, voilà qui est neuf !
La guerre la voit, malgré son grand âge, se démener sur tous les fronts : dame patronnesse auprès des soldats coloniaux, tricoteuse de chaussettes, marraine de guerre pour un jeune ingénieur, etc. Après la guerre, elle continue à correspondre, à s’intéresser aux nouveautés, à la littérature, etc. Elle assiste à des projections de films tirés des romans de Zola, et donne son avis : « Oui, il est terrible de réalisme, ainsi que tu le dis, et encore, il est presque au-dessous de la réalité en certaines parties. Les livres sont écrits pour soi seul, et non pour la masse, c’est pourquoi au théâtre et au cinéma, on est obligé de réduire, ce qui est fâcheux pour l’œuvre, toujours » (à propos de l’adaptation de La Terre par André Antoine (1921). Elle meurt à 86 ans le 25 avril 1925. Son testament contient cette phrase : « Que Jacques et Denise se souviennent qu’ils sont Zola par moi, non par leur père, dont le nom ne m’appartient pas » (p. 361).
S’il vivait de nos jours, Zola aurait-il été comme votre serviteur, partisan d’un « Contrat universel », qui puisse convenir à tout arrangement de vie commune, amoureuse ou non ? Et pourquoi un oncle, sa nièce et une vieille bonne célibataires ne pourraient-ils décider d’unir leur destin, si la vie ne leur a pas offert la chance d’un compagnon de vie ? Pourquoi l’amitié, souvent plus forte que les liens familiaux ou conjugaux, est-elle nulle au regard des droits de succession ? Pourquoi ne pourrait-on trouver à trois personnes, un équilibre de vie qui manque souvent dans la vie à deux ? Un trépied tient debout mieux qu’un bipied, qui a besoin d’un perpétuel déséquilibre pour avancer, non ?
C’est ainsi que s’achève notre panorama du thème du trouple dans l’œuvre d’Émile Zola.
– La photo de vignette et 1re photo de l’article est tirée d’une émission de Jean Lebrun pour France Inter, La Marche de l’histoire du 7 octobre 2014. Le photo-montage est tiré de l’article de Libération « Zola au bonheur de ses dames », d’Emmanuèle Peyret.
– Site de la maison de Zola à Médan, futur musée Dreyfus.
– Bibliographie : Madame Zola, Évelyne Bloch-Dano, Grasset, 1997, 372 p. Émile Zola, Lettres à Jeanne Rozerot (1892-1902), édition de Brigitte Émile-Zola et Alain Pagès, Collection Blanche, Gallimard, 2004.
Voir en ligne : Biographie de Zola
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