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Sexe, alcool et maltraitance, pour lycéens et adultes
Le Pain nu, de Mohamed Choukri
Points Seuil, 1980, 158 p., 5,5 €
jeudi 3 septembre 2009
Pour compléter la découverte de la littérature marocaine après la lecture de La Civilisation, ma Mère !…, de Driss Chraïbi, on peut proposer à des lycéens motivés et matures, la lecture de ce court récit provocateur écrit en 1972 (cf. p. 115), traduit de l’arabe par Tahar Ben Jelloun en 1980. Une lecture utile en ces temps où certains s’imaginent à tort que l’obscurantisme religieux constituerait l’alpha et l’oméga de tout jeune Français d’origine arabo-musulmane. Qu’on se le dise, il y a aussi comme il y en a toujours eu des jeunes comme le narrateur de ce récit qui n’ont rien à battre de la religion, baisent et picolent. Évidemment ce n’est pas le seul sujet du livre, qui est avant tout l’évocation d’une enfance gâchée par la misère. On retiendra le terrible portrait du père infanticide. Un portrait au vitriol politiquement incorrect qui rappelle le père du Passé simple de Driss Chraïbi. À titre personnel, cela m’amuse car il y a toujours des gens pour me reprocher la prétendue arabophobie de mon premier roman L’Année de l’orientation, qui pourtant paraît une bluette à côté des deux derniers cités. Les choses sont ainsi faites : seuls les auteurs du cru ont le droit de créer des personnages maghrébins négatifs. Quelle époque !
Mohamed Choukri raconte son enfance de Rifain dans les années 1940. C’est l’extrême misère, et la famille s’installe à Tanger puis à Tétouan, en butte au mépris des citadins. Le père est un monstre de violence et de vulgarité. Il traite sa femme de « fille de pute », et tue son fils, le frère du narrateur : « Il se précipite sur mon frère et lui tord le cou comme on essore un linge » (p. 13). Dans ces conditions, le narrateur se met à voler et trafiquer : « J’avais décidé de voler toute personne qui m’exploiterait, même si c’était mon père ou ma mère » (p. 28). Voler lui permettra de « mettre à l’épreuve [s]a virilité à dix-sept ans » (p. 110). Il rêve de « chier et pisser » sur la tombe de son père (p. 77).
La sexualité tient très vite la première place : on pourrait dire que c’est le « café du pauvre ». Masturbation, zoophilie, voyeurisme : « Mes femelles n’étaient autres que les poules, les chèvres, les chiennes, les génisses… » ; « J’avais mal aux seins surtout au moment de l’érection. Je découvris la masturbation de manière naturelle. Alors je ne me gênai pas. Je me masturbai sur toutes les images et les corps interdits ou tolérés. Quand j’éjaculais, je sentais comme une blessure à l’intérieur de ma verge » (p. 30). La découverte du corps féminin se fait par la vision de sa voisine nue : « Pourquoi la fente entre ses cuisses s’ouvre béante dans toute sa laideur quand elle se baisse ? » (p. 33), puis par un dépucelage avec une prostituée. Il croit que son sexe a des dents (p. 41), et découvre émerveillé que « son sexe ne mord pas » (p. 42). Il viole un enfant plus jeune que lui, qui le dénonce. Plus tard, à Tanger, il se prostitue à un vieillard « pédéraste » (p. 82), qui le suce pour 50 pésètes. Ce seront les deux seules expériences homosexuelles, même si lors de sa première nuit à Tanger, il a peine à échapper à tous les hommes qui veulent se taper le « beau gosse » (p. 86). Il poursuit son apprentissage de l’hétérosexualité dans des milieux de voleurs et de prostitution, avec des scènes d’une crudité fort poétique : « Sois fort, ô sexe aveugle ! Sois un bon ami pour ce vagin ! » (p. 99). Le récit se termine sur la perspective d’apprendre à écrire : « J’ai vingt ans et je ne sais même pas comment signer » (p. 155).
En conclusion, un beau texte cru, dans la lignée des textes érotiques arabes, mais aussi, pour le côté autobiographique, dans le droit-fil des Confessions de Jean-Jacques Rousseau. C’est dans ce cadre, mais avec les mises en garde d’usage, qu’on pourra le proposer à des lycées avertis… Voir aussi Si le grain ne meurt, d’André Gide, pour connaître certaines traditions des rapports entre occidentaux et jeunes Arabes.
– Abdellah Taïa rend hommage à ce livre en ces termes dans L’Armée du salut (Seuil, 2006) : « Le Pain nu de Mohamed Choukri, qui m’a révélé à la littérature, c’est lui. Qui d’autre chez nous, sinon Abdelkébir, aurait pu acheter un livre pareil et, parce qu’il était interdit à l’époque, lui enlever sa couverture et le cacher, sous sa bibliothèque, au milieu de ses slips tachés de sperme ? J’ai lu et relu sans m’en lasser ce roman de la vie dure et terrible de Mohamed Choukri à Tanger. »
– Article Droits LGBT au Maroc sur Wikipédia.
Voir en ligne : Un article sur Mohamed Choukri sur le site Biblio Monde
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