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Pour un amour constellaire, pour adultes

Je t’aime, Une autre politique de l’amour, de Vincent Cespedes

Flammarion, 2003, 490 p., 20 €

samedi 25 juin 2011

Voici un ouvrage qui prend sa place parmi les rares textes philosophiques à traiter de l’amour. Le Banquet de Platon, De l’amour de Stendhal, L’amour et l’Occident de Denis de Rougemont, sans oublier les écrits de Charles Fourier. Vincent Cespedes ne fait pas dans la dentelle ; il est partisan d’une philosophie « thumétique », c’est-à-dire pamphlétaire. Si la forme brouillonne de l’essai, et la récurrence de digressions anti-pub et anti-télé qui ne convaincront que les convaincus (dont moi), peuvent agacer, on retiendra l’apologie d’une morale de l’amour résolument anarchiste, hors-mariage (et hors-pacs), qui nous fait du bien, à l’heure où les revendications de groupuscules peu représentatifs du lobby gay pourraient faire croire que tous les gays défilent unanimement pour la promo de l’institution conservatrice… L’auteur propose une « Constellation » informelle, sans contrat, qui renouvelle (et supprime) le couple autant que la famille traditionnels. La forme elle-même est provocante : un corps central de 508 fragments de 2 lignes à 3 pages, encadré par intro et « extroduction », et couronné par une « Charte » tant soit peu utopique.

De la politique

Vincent Cespedes ne prêche que des convaincus quand il pourfend l’« hypnose télévisuelle », et la relie au « désastre relationnel des foyers » (p. 32). Cela fait plus de 20 ans que je n’ai pas de télévision, ni de mobile ni d’autres gadgets, mais justement, valent-ils la peine qu’on leur consacre tant de récurrents oukases ? Surtout que finalement, parmi les gadgets, Internet et le téléphone mobile, rebaptisé Natel, sont sauvés de la vidange de l’eau du bain par décision du chef ! Je suis plutôt d’accord avec lui quand il pourfend l’islamophobie bon teint de gauche de certain écrivain (fragment 134), mais pourquoi le faire en crachant sur la critique littéraire en général ? Il lui arrive, étant prof ou l’ayant été, de parler de ce métier avec chaleur : « Un bon prof ne communique pas un contenu : il communique sa passion, au sens où il la fait partager » (195), mais il en vient à proposer dans je ne sais plus quel fragment une réforme radicale issue de son seul cerveau, qui fait souhaiter qu’il ne devienne jamais ministre de l’Éducation !

Du style

On relève quelques phrases jargonnantes qui nous font nous demander à qui s’adresse ce livre : « L’ontologie merleau-pontienne parvient ainsi à s’affranchir du principe de raison suffisante qui, depuis Parménide, conduit à poser la précession du Néant sur l’Être » (p. 38). Ouf ! Mais l’auteur se prémunit contre les critiques : « Une philosophie est verbeuse pour qui ne la phantasme pas » (21). Ce qui donne, dans la « Charte » finale, des articles impossibles à comprendre si on n’a pas lu l’ouvrage entier : « La Constellation ou « constellat » est l’aboutissement sociopolitique de l’exclusivisme dit de décentrement ou style indirect libre » (article III). Quelques fragments relèvent de la « chose vue », comme celui sur Djami, éphèbe aimé de Rimbaud, inspiré par un diseur de bonne aventure parisien (37). On apprécie le conte philosophique distillé tout au long de l’œuvre, en fragments séparés, qui contient de belles allégories, comme celle de la flûte unie aux lèvres de la musicienne, évoquant l’amour tel que le conçoit l’auteur (80). Une bonne partie de ce conte est consacrée au drame d’un des personnages, pourvu d’une verge « chevaline », et complexé parce que la mode aristotélicienne est à la verge « menue » (152). J’opine ! Le style « thumétique » avoue ce qu’il doit au rock autant qu’à Marcuse ou Deleuze (82). On a en fil rouge un vrai « art poétique » : « Hautement curative, la phrase thumétique doit procéder par multienchâssements conceptuels (incitant à l’interprétation) et euphoniques (incitant à l’enthousiasme) » (139) ; « ses phrases [au philosophe thumétique], traversées d’homologies et d’interférences musicales, dorment, dansent ou cognent » (p. 444). L’auteur pratique une réforme personnelle de l’orthographe ; par exemple, il lie les mots composés en retirant le trait d’union [1], ou sort de son chapeau une proposition radicale de féminisation des noms (161), tout en fustigeant les réformes autoritaires qui ne se fient pas à l’usage ! Il distingue le vil comfort (244) du noble confort, mais sans l’expliquer au début, de sorte qu’on croit d’abord à la coquille, puis on se demande à chaque fois si une coquille ne serait pas volontaire, par exemple soummettre (p.186), ou acception pour acceptation (218).

Des précurseurs

On regrette que Vincent Cespedes insiste trop peu sur ses prédécesseurs, et présente son utopie comme œuvre de rupture. C’est à peine s’il rend hommage en passant à Lou Andreas-Salomé (41) ou Charles Fourier (361). Par contre, il ne rate pas une occasion de fustiger d’illustres prédécesseurs, comme dans ce paragraphe abscons où il analyse trois vers de Rimbaud en ironisant sur 4 ou 5 exégètes célèbres (133). On a peur de critiquer un maître si sévère avec les siens.

De la sexualité

Certaines idées nous ravissent, comme lorsque l’auteur pointe le « moralisme » et l’« utilitarisme » de l’éducation à la sexualité » (p. 43) ; cf. la belle image de « la pierre de Spinoza qui, lorsqu’elle tombe, croit vouloir sa tombaison » (51 ; voir Lettre à Schuller). Mais c’est pour proposer un autre moralisme, fort rigoureux, qui rejette par l’anathème et le jugement péremptoire toute option différente de la sienne. Le « polyamour » ? Un « néocannibalisme » de l’« inconstance fidélisée » (p. 43). Le tatouage et les « automutilations » ? « culte néocannibale pour le corps-marchandise » (44). Les échangistes ? des « exclusivistes puritains ». Rien à voir avec l’orgie… (355) La « pornographie » est l’objet d’anathèmes agaçants parce que l’auteur oublie, du moins au début, de spécifier de laquelle il parle, et de préciser le cadre ou plutôt carcan légal dans lequel est cantonné le film dit pornographique hétérosexuel depuis la loi sur le classement X (230), bien qu’il rejette aussi la littérature érotique moderne à la Catherine M. (236). Puis il revient sur la question, et fait un certain éloge « premiers films pornographiques » (265), mais bien après en avoir appelé à une « néopornographie » (239) ! Cela nous rappelle cette bonne vieille boutade de Robbe-Grillet selon laquelle la pornographie, c’est l’érotisme des autres ! (Voir cet article). Défaut de l’écriture fragmentaire. On suit l’auteur quand il prône la solitude, choisie, opposée à l’esseulement, subi (longue introduction, p. 25 à 58). Parmi les fragments centraux, chacun choisit ou écarte ce qui lui convient le mieux ou le moins bien. Voici quelques idées glanées :
5. La fiction de la romance avait pour fonction de faire supporter le mariage arrangé ; dommage que les générations actuelles la prennent pour argent comptant.
24. Apologie de la famille africaine : « les tribus africaines sont absolument viables, mais les concepts occidentaux ne parviennent pas à dire en quoi ». Cela permet d’opposer le « communautarisme soixante-huitard » à la « dévolution » que l’auteur appelle de ses vœux.
188. À partir d’une réflexion sur la spécificité de la lesbophobie, V. Cespedes en vient à reprocher aux gays l’auto-étiquetage : « Combien de gays gays par gynophobie ou misogynie et qui aimeraient bien parfois pouvoir étreindre une femme s’ils ne s’étaient pas étiquetés tout seuls » (188). Cette réflexion est très altersexuelle !
283. « Les prostituées sont des ouvrières à la chaîne comme les autres » (idée familière à Virginie Despentes).
332. Belle page sur le pet, syndrome du pourrissement du couple : « La promiscuité fait que l’on se complaît sans se plaire, pet et respect n’allant pas de paire ».
352. « La femme atteint vraiment sa pleine autonomie quand le sexuel n’a pour elle plus de mystère ; quand elle a essayé toutes les choses d’Aphrodite ou les a au moins ressenties par de puissants phantasmes : humiliations, triolisme, sodomie, échangisme de couples, double pénétration, gangbang seule au milieu de dix verges, sadomasochisme – pour finalement comprendre que son orgasme dépend de sa phantasmagorie, non dans les gros braquemarts et les coïts à la chaîne. » L’auteur se rend-il compte du sexisme de la remarque, ou plutôt, pourquoi ne précise-t-il pas à ce compte que l’homme aussi ferait bien de se faire prendre à la chaîne par dix verges, qu’elles soient de chair ou sous forme de gode-ceinture ! Tout au juste évoque-t-il timidement : « les trois quarts des hommes n’ont jamais pratiqué la sodomie dans la réalité » (379), sans préciser s’il pense insertive ou réceptive ?

Amour / Anarchie

À l’instar de Léo Ferré, dont il reprend cette formule (208), Cespedes ne veut rien construire, mais déconstruire : « L’amour autonome porte en lui-même sa propre légitimité. Il meurt en pacte, en Pacs, en pack, en paquet » (64). « L’exclusivisme est une fiction normative qui appelle infantile l’amour vraiment adulte (indépendant et non jaloux), et « adulte » l’amour infantile (aliéné-heureux) » (79). C’est ainsi qu’il condamne le « momisme étasunien » de la mère despotique, qui fait des hommes de « petits hamsters condamnés à l’adulescence », alors que l’« amazone ne minimise jamais le père » (157). Vincent Cespedes propose donc ce qu’il appelle « Constellation familiale », qu’il définit par fragments (205), l’opposant aux communautés hippies, trop repliées sur elles-mêmes (313). Son idéal est l’inclusivisme amoureux, qu’il oppose à l’exclusivisme, préférant non « la fidélité de l’autre […] mais la fidélité à soi-même » (342). Une belle page sur le « Je t’aime » qui donne son titre au livre conseille « que nous aimions au moins deux personnes pour éviter d’en assiéger une seule », en rappelant que l’amour de l’enfant pour ses frères ou ses parents est un bel exemple de la possibilité d’aimer deux personnes (344). Il est étonnant que l’auteur n’utilise pas la notion d’amour oblatif vs captatif, chère à Denis de Rougemont. Dans un « Abécédaire instellaire » central (248), il définit le « Foyer » « un vaste lieu convivial, acheté ou loué par plusieurs Proches afin d’en faire profiter leur Constellation », ce qui témoigne d’une certaine légèreté, car c’est beau de prôner l’anarchie en amour tout en rappelant que la propriété privée du « foyer » reste l’apanage de certains.

Limites de cette utopie

Comment éviter l’aliénation par l’argent dans ce système si informel ? Ne faudrait-il pas quand même un contrat pour éviter que cette « Constellation » ne vire à la possession des corps des plus pauvres par les plus riches ? Cependant il faut reconnaître un souci des conditions économiques quand l’auteur précise « qu’il est possible de se consteller avec ses propres parents » (362) ; les « Intimes » seront relativement aux enfants des « darons » ou « daronnes » (charte finale). Même contradiction dans l’évocation du Pacs comme « sousmariage », non pas pour réclamer soit le mariage pour les gays, soit la fusion des deux statuts, soit leur abrogation, mais pour conseiller aux homos la posture anare : « Qu’ils se constellent ! » (259). Comme dirait Léo Ferré : « Le silence armé, c’est bien, mais il faut bien fermer sa gueule ». Il se contente d’en appeler, en bon anar, à une « gigantesque vague de divorces » (p. 463). L’auteur évoque quand même en passant les avantages fiscaux du mariage qui étranglent les célibataires (347), et « l’arnaque » du Pacs qui contiendrait un « régime patrimonial plus contraignant que le mariage » (p. 461), comme si l’absence de régime qu’il propose n’était pas une prime au plus riche, ou une source d’embrouilles en cas de séparation, avec possible spoliation de celui qui se serait offert sans compter pendant 30 ans par exemple, et ne retirerait pas même une sorte de pension s’il s’était « constellé » avec quelqu’un de beaucoup plus riche en acceptant de ne pas travailler officiellement, mais de se charger de tâches domestiques non-rémunérées ne lui donnant droit à aucun point de retraite. « Chaque Intime animé d’une réelle intention constellaire propose de lui-même la jouissance de ses biens au sein de la constellation » : cet article XVII de la Charte finale fait penser à une secte. Il n’y a pas de contrat d’engagement, mais en cas de « Déliaison », là seulement il y a contrat écrit ! (article XXIV de la Charte). Dans le même ordre d’idée, le néovocabulaire de l’auteur cache parfois des raccourcis, par exemple quand il pourfend la prostitution, avant de valoriser le mot « mérétrice » (d’un ancien synonyme latin de prostituée) : « femme vendant ses caresses de son plein gré », et d’ajouter « masculin, méréteur ». N’est-ce pas sous couvert de moderniser, pérenniser la discrimination entre les sexes dans ce métier ? Le point de vue est marqué par une posture plutôt hétérosexuelle masculine, comme on le voit dans l’éloge de la « mérétrice » qui est la « seule sexologue digne de ce nom » (261) ! Les définitions de la « Constellation » se font surtout par la négative (« le constellat n’a rien d’un multiPacs, d’un phalanstère fouriériste, d’un pacte libréchangiste », p. 463) et de façon nébuleuse, en évoquant « Internet et natel », ou bien la différence entre un petit domicile personnel et le foyer où des constellés se retrouvent, les enfants ayant une sorte de libre choix.
En conclusion, ce Je t’aime est un bon slam contre l’exclusivisme amoureux, mais pour moi un encouragement à transformer l’essai en participant à la réflexion sur de nouveaux pactes amoureux qui nous permettraient de sortir de l’impasse du couple obligatoire, qu’il soit mariage ou Pacs.

 À noter : l’illustration de couverture est un fixé sous verre de l’auteur lui-même, intitulé « Illaboration ».
 Voir l’article sur Mémoires d’une jeune fille dérangée, de Bianca Lamblin, sur L’invitée, de Simone de Beauvoir, et sur Jules et Jim, de Henri-Pierre Roché, qui constituent des exemples de « constellation » avant la lettre.
 Ce livre fait partie des nombreux ouvrages que j’ai lus pour écrire mon essai Le Contrat universel : au-delà du « mariage gay ». Et si vous l’achetiez ?

Lionel Labosse


Voir en ligne : Site officiel de l’auteur


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[1Exaspérant quand on recopie des citations avec un correcteur d’orthographe, et qu’on ajoute des guillemets avec espace automatique !