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Vive le Yemen lib… ertin, pour lycéens et adultes
Barques de montagne, de Wajdî al-Ahdal
Bachari, 2010 (2002), 96 p., 12 €.
samedi 9 février 2013
Paru d’abord en feuilleton en 1998, ce court récit a fait scandale quand il est paru sous forme de livre au Yémen en 2002. Ce n’est que grâce à ce scandale, semble-t-il, que ce récit hermétique, qui serait passé inaperçu hors des frontières du pays, a connu un succès international. Le sort de l’auteur a attiré sur lui l’attention internationale pour qu’il puisse rentrer dans son pays. Mon attention a été attirée par un article fort savant de Luc-Willy Deheuvels, auteur d’ailleurs de la préface de la traduction parue après son article, aux éditions Bachari. Je suis un peu déçu car d’une part la violence du texte le rend à peine accessible aux lycéens, d’autre part il s’agit d’un texte codé, destiné seulement aux fins connaisseurs de la culture yéménite, et je n’ai rien à vous apprendre sur ce livre. L’article érudit de Luc-Willy Deheuvels, presque aussi long que l’œuvre, reprend tous les éléments de l’histoire, et les explicite en fonction de l’arrière-plan culturel, de sorte qu’il ne me reste à ajouter que des choses bien terre à terre. Mais après tout, je mentionne quand même ce livre car vu la conjoncture, il y a peu de chances que j’aie l’occasion de visiter le pays, alors ce livre constituera un succédané de récit de voyage !
Profitons-en pour rappeler comment je travaille : pour de nombreux articles sur des livres de littérature jeunesse (le noyau originel de ce site), quand j’ai connaissance de l’existence d’un livre, nouveau ou ancien, souvent par des articles de mon ami Jean-Yves, je m’efforce de ne pas lire les articles en question avant de rédiger le mien. Je les lis après, et éventuellement modifie une ligne ou deux avant de publier mon article. Ceci pour gagner en indépendance d’esprit. Cela vous permet d’avoir des points de vue radicalement différents entre Jean-Yves et moi-même, ou avec d’autres articles. D’ailleurs en littérature jeunesse, le milieu autorisé se caractérise souvent par la vacuité de ses « critiques », qui sont plutôt des « prière d’insérer » que des critiques. En l’occurrence, pour ce livre-là, j’ai parcouru quelques lignes de l’article savant en question, qui m’ont appris que ce récit en prise avec son époque évoquait l’homosexualité dans un pays arabe, et cela m’a suffit pour le découvrir. Mais exceptionnellement, je n’ai pas procédé comme d’habitude : comme j’avais l’impression de ne pas posséder les clés culturelles pour entrer dans ce joli coffret, j’ai lu l’article de Luc-Willy Deheuvels avant de rédiger les quelques lignes qui suivront. Que voulez-vous ajouter à tant d’érudition ?
La porte Bâb al-Yaman, monument incontournable de Sanaa, est le lieu central de ce tourbillon d’histoires subdivisé en « rames » (rapport au titre). Parmi les motifs nombreux qui figurent dans les histoires principales ou secondaires, la sexualité, marginale, honteuse, parfois criminelle, est au premier rang des préoccupations des personnages. Le premier récit mentionne par exemple une mendiante qui utilise pour apitoyer le passant un orphelin confié à une « association caritative islamique » dont elle est employée. Elle persécute ce bébé, « comme si elle punissait les parents d’avoir commis le crime de fornication » (p. 14). L’enfant se venge un jour en urinant dans la bouche de la mendiante, et comme elle veut lui arracher le membre, celui-ci s’enroule autour du cou de la mégère, et ils meurent tous les deux. Voici le genre de récits que l’on trouve à la pelle dans Barques de montagne, sans cohérence apparente d’ensemble, même pour le récit principal qui court au long des sept rames. Qu’en penser ? Est-ce une dénonciation de l’obsession mortifère du sexe qui obsède et étouffe la société yéménite ? Une autre vision onirique à rattacher à celle-ci est celle de l’héroïne du récit principal, Sa’îda. Elle perd connaissance, et des quantités de sperme frais avoisinant la capacité en eau du barrage de Ma’rib s’écoulaient de son sexe » (p. 39). Image à rapprocher de l’image finale d’un labyrinthe de nombrils qui partent de celui de la jeune fille ; images de générosité et d’ouverture sur autrui qui jurent avec la méchanceté de la fausse mendiante. Sa’îda est violée, puis « sodomisée » (p. 53) à répétition par un Éthiopien qui la séquestre, avant d’être épousée comme vierge par un imam, qui s’en félicite : « Elle le fit tant jouir qu’il se sentait ivre de volupté. Il sut qu’avec sa nouvelle femme, il connaîtrait deux fois plus de plaisir qu’avec ses épouses précédentes » (p. 91). Il y a un côté provocation gratuite. Par exemple, quel est l’intérêt de préciser que le violeur se met à « uriner dans son fion pour savourer un plaisir exquis qui ne lui était encore jamais venu à l’esprit » (p. 54) ? Cette branche principale du conte est construite sur l’histoire du clonage de la Reine de Saba, dont l’embryon est porté par une jeune fille, sœur du violeur. Pour la signification possible de l’épisode, je vous renvoie à l’exégèse de Luc-Willy Deheuvels.
Tous sodomites ?
L’un des passages les plus amusants, lui aussi détaché de l’ensemble, est celui où un jeune homme se place derrière sa fiancée pour protéger les arrières de celle-ci dans une foule. Or il advient que ce sont ses arrières à lui qui sont outragés, qui plus est par « des marchands de chapelets et d’exemplaires du Coran », alors que la jeune femme est attaquée plutôt par « des vendeurs de manteaux coupés à l’occidentale » (p. 16). La satire n’épargne pas plus les religieux que les laïcs. Plus loin, on remarque que « Les islamistes qui encerclaient le palais furent particulièrement subjugués par Sa’îda qu’ils prenaient pour un joli garçon au derrière frétillant » (p. 87). On pourrait croire à lire ces passages que le soupçon de sodomie ne porte que sur les religieux, et qu’il s’agisse là d’homophobie, mais non. D’une part, l’armée aussi en est : un officier en accuse un autre d’être responsable de la défaite parce qu’on l’a vu « sodomisant un à un les soldats de [s]on unité au lieu de les préparer au combat » (p. 17). Un autre militaire qui a fait arrêter « quatre sodomites […] [qui] s’adonnaient à leur vice dans la mosquée », prend plaisir à leur faire « répéter leur crime devant lui » (p. 58). D’autre part, l’hétérosexualité n’est guère épargnée, ainsi de cette jeune vierge excitée par… « un jeune boucher généreusement musclé […] dégoulinant du sang de bétail et maculé de souillures d’intestins » (p. 21). Un professeur de sociologie, le sexe exhibé tel Diogène, disserte sur un parallèle entre la nourriture et la sexualité. Il évoque la préférence de nombreux couples hétérosexuels (surtout les maris bien sûr) pour les repas pris à l’extérieur, filant la métaphore culinaire sur plusieurs pages. Il montre la société yéménite comme obsédée par la fornication : « Celui que la faim tenaille très vite et qui est promptement rassasié sera pris par une soif soudaine de forniquer qu’il étanchera tout aussi hâtivement » (p. 28). Plus intéressant, il évoque (p. 31) certaines coutumes anciennes consistant à offrir à un voyageur de passage la primeur des vierges de la maison (on pense entre autres au Supplément au voyage de Bougainville, de Diderot, ou à certaines coutumes du Xinjiang. Enfin, l’homosexualité n’est pas incompatible avec certaines qualités, ainsi le militaire cité plus haut, comme il n’a pas de soldats sous la main, ordonne aux quatre sodomites de prendre des armes et d’aider le héros à délivrer la jeune fille, tâche dont ils s’acquittent parfaitement, en donnant d’ailleurs des marques d’hétérosexualité, ce qui nous rappelle que l’homosexualité est souvent considérée dans le monde arabe comme une contingence et non comme une nature.
– Le livre peut s’acheter sur le site des éditions Bachari.
– En littérature arabe, nous avons en rayon J’aurais voulu être Égyptien, d’Alaa el Aswany.
Voir en ligne : Article de Luc-Willy Deheuvels sur le site des Chroniques yéménites
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