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« Le manga au féminin », numéro 3 de la revue 10000 images

Éditions H, 2010, 250 p., 18 €

vendredi 15 juillet 2011

Il s’agit du numéro 3 de cette revue érudite et attrayante sur la bande dessinée japonaise. Les deux premiers numéros étaient consacrés à « Homosexualité et manga : le yaoi », et à Osamu Tezuka. Un autre numéro intitulé « Gourmet manga » : le 9e art de la table semble avoir été rédigé, mais je n’arrive pas à comprendre s’il a été finalement publié, si l’on se réfère au blog des éditions H. Ce numéro 3 est consacré au « manga au féminin », c’est-à-dire les mangas écrits pour les filles et les femmes, ou par des femmes. Plusieurs spécialistes font le point sur ces connaissances, en se basant sur une documentation pléthorique, oubliant parfois qu’ils ne s’adressent pas qu’à des doctorants ès-mangas ! Les illustrations sont nombreuses, parfois réduites à des vignettes illisibles, sans doute faute de place, ou peut-être faute d’accord avec les éditeurs ? Et il y en a quelques-unes de légèrement cochonnes qui font sortir leur loupe aux presbytes – par pur intérêt scientifique, cela va sans dire ! Un ouvrage à proposer dans les C.D.I. pour contribuer à donner du sens aux lectures-plaisir de nos collégiens et lycéens.

Xavier Hébert entame le numéro avec deux articles, « L’esthétique shôjo : de l’illustration au manga » et un article sur Le chevalier au ruban, ouvrage-clé d’Osamu Tezuka. Il remonte aux influences croisées du japonisme et de l’Art nouveau, qui à son tour, influence les artistes japonais au début du XXe siècle. D’où ce goût pour les « grands yeux » notamment, marque de fabrique du manga, à moins qu’ils ne soient un signe de « néoténie », c’est-à-dire maintien des caractères juvéniles chez l’adulte (grosse tête, yeux écartés…). Il ne s’agissait pas de représenter des Occidentaux, mais d’exprimer les émotions des personnages. Xavier Hébert explique ensuite l’esthétique de la « dislocation » : « les cases semblent comme flotter dans l’espace panoptique » (p. 30), et la pratique du monologue intérieur. Avec des exemples bien choisis, il montre comment la mise en page et le cadrage s’affranchissent du réalisme, pour exprimer sentiments et fantasmes. Pour les décors, on apprend que « une fois posés, ils n’ont plus besoin d’être répétés ». Le chevalier au ruban date de 1953 dans sa première version, et son influence sur l’évolution du manga a été déterminante. L’histoire se passe en Europe au Moyen-Âge, il s’agit d’une princesse obligée de se faire passer pour un prince. Le thème est traditionnel en Europe, mais le manga étant adapté en série télévisée pour les enfants, son contenu potentiellement sulfureux en fut édulcoré ne serait-ce que dans les titres français (« Princesse » ou parfois « Prince Saphir »).
L’article de Karen Merveille « La révolte du lys : une odyssée du yuri », remonte également dans le temps pour expliquer la genèse de ce genre. Le nom yuri est une invention d’un éditeur de magazines gays, une sorte d’euphémisme pour désigner les lesbiennes : « famille du lys ». Pourtant, le genre est connu d’un vaste public, et ne peut être compris qu’en saisissant les spécificités de la culture japonaise et de la place de la femme dans cette société. Une troupe de théâtre créée en 1913 inversait le principe du kabuki : tous les rôles étaient tenus par des « femmes qui se travestissaient pour les rôles masculins ». Cela entraîna un engouement, des passions saphiques, une vague de suicides. Le lesbianisme était considéré comme une alternative à la soumission des femmes aux hommes. La lettre S qui apparaît dans les titres de revues est un euphémisme pour « sister », évoquant le lesbianisme. On ne sait malheureusement pas si ce S est en alphabet latin ou si l’auteure de l’article l’a traduit d’un signe japonais [1]. Une conception dévalorisante de l’amour lesbien est liée au yuri : les relations ne sont admises que si elles sont limitées à l’adolescence, signe provisoire d’immaturité, et relatent « la fascination de la cadette pour son aînée ou toute personne ayant de l’autorité, comme un professeur ». Très sulfureux en Europe ! Les histoires se finissent mal, comme celles entre garçons, mais cela n’empêche pas qu’elles permettent l’identification à des héros homos. Mieux, il y a au Japon un joyeux mélange entre érotique et porno, entre guimauve et érotisme, entre histoires pour hommes hétéros et pour lesbiennes, mais aussi pour femmes hétéros. L’auteure de l’article plaide pour le maintien d’un lectorat mixte, qui permettrait la survie du genre yuri. Elle utilise à plusieurs reprises la notion de « fan service » sans l’expliquer, manie récurrente dans cette revue pour initiés, qui aurait gagné à commencer par un glossaire (qu’on finit par découvrir quand on n’en a plus besoin, caché à la page 224, et limité à 12 mots ! Parmi lesquels « bishonen », qui désigne une sorte d’éphèbe androgyne.). Il arrive qu’une notion soit expliquée à sa quatrième utilisation, ou dans l’article suivant, ou dans ce fameux glossaire introuvable (par exemple « moe »), ou jamais (« kawaii », utilisé p. 129)… Le « fan service », c’est donc une sorte de private joke, un clin d’œil adressé aux fans sous forme de digression inutile au développement narratif.
Bruno Phan nous explique dans l’article suivant que la frontière entre « shôjo » et « josei » est floue. En Occident, on considère que le premier s’adresse aux adolescentes, et le second aux femmes, mais la réalité japonaise est plus complexe, à commencer par le fait que la présence de représentations d’actes sexuels n’est pas déterminante. Il recommande donc aux éditeurs français de pratiquer un étiquetage plus explicite, sans reprendre les termes japonais, sinon, explique-t-il avec un beau calembour, c’est « à leurs risques et p(u)érils » !
Trois éditeurs interviewés, deux Japonais et un Belge, développent leur point de vue sur l’évolution du marché. Ils la relient à une évolution de la sexualité au Japon. Une certaine vogue de l’asexualité, ou « vie sans personne » est à relier au succès du « boy’s love », histoires de gays écrits par des filles pour des filles ! Il est difficile au Japon de vivre sans être marié, et « les naissances hors mariage ne représentent que 2 % des enfants ». Les hommes qui hésitent à s’affirmer sont appelés « herbivores ». L’un de ces éditeurs conçoit le rôle de responsable éditorial d’une façon inconcevable pour nous : « rôle de père, de grand-frère, de professeur, ou encore d’amant » (pareil pour les femmes).
Élodie Lepelletier signe un article sur « ces femmes qui écrivent pour les hommes ». Elle nous apprend – et c’est une question que je m’étais posée – que même pour les japonisants, il n’est pas évident de connaître le sexe d’un auteur d’après son nom, d’autant plus que certains auteurs et/ou éditeurs s’amusent à cacher ou à changer leur sexe au cours de leur carrière, en utilisant par exemple des pseudonymes masculins pour les femmes. Ambiguïté entretenue par les éditeurs européens, qui se trompent sur le sexe des auteurs, ou du moins s’en désintéressent. Quelques exemples (malheureusement en tout petit !) montrent que les femmes ne sont pas en reste dans le domaine de l’érotisme ou du porno.
Une entrevue avec Setona Mizushiro nous rend impatient de découvrir son manga L’Infirmerie après les cours , au thème très altersexuel (personnage intersexe). Elle nous apprend que l’homosexualité est utilisée surtout comme une « technique narrative » dans les « boy’s love », permettant de « dépeindre les difficultés que peut rencontrer un couple d’individus provenant de milieux sociaux différents ».
Dans l’article sur la « Sexualité des adolescentes », Virginie Sabatier fait ressortir les ambiguïtés d’un genre étroitement lié à une civilisation. Le contenu sexiste ou plutôt archaïque peut choquer en Europe. Mais ce qui détonne plutôt en France, selon nous, c’est cet autre aspect que souligne l’auteure de l’article : la vision du « sexe et l’expression du désir […] distillés […] sous un aspect très jouissif et non tabou, voire non « sanitaire » comme dans […] nos bandes dessinées franco-belges pour adolescents ». L’auteure se méprend par contre quand elle avance comme « côté didactique propre aux Européens », la formule : « à bas les contraintes, les moyens de contraception, les maladies et risques de grossesse et place au plaisir, à la découverte sans danger, l’ensemble étant réuni sous une bannière importante : l’Amour ». Bien au contraire, en France, l’éducation à la sexualité se limite dans bien des cas à terroriser les adolescents par les risques, en évitant à tout prix d’évoquer le risque de… plaisir ! C’est sans doute une des clés du succès des mangas, qui de plus arrivent en France à une époque où la loi de 1949 est tombée en désuétude, sans que les éditeurs français n’aient encore compris qu’ils pouvaient rompre avec leur habitude d’autocensure. Selon elle, les histoires ne sont pas à prendre au sens propre, mais comme expression de l’inconscient, d’où leur côté politiquement incorrect.
Sur la vingtaine de mangas chroniqués, j’ai relevé trois titres qui semblent présenter un contenu altersexuel : Au temps de l’amour, de Yamaji Ebine (Asuka, 2009) ; Le pavillon des hommes, de Fumi Yoshinaga (Kana, 2009) ; Très cher frère, de Riyoko Ikeda (Asuka, 2009), également auteure d’un classique du genre (aux deux sens du terme), La Rose de Versailles (Kana, 1972 / 2002).

Tango, de Est Em

Tango, de Est Em (2006), a été adapté et publié en français par le même éditeur, les Éditions H, en 2010 (182 p., 11,95 €)
Ce recueil contient 7 histoires plus ou moins indépendantes, parfois couplées. Les deux premières relatent la vie d’un danseur du Bolchoï, Théo Gallard, qui quitte la Russie pour danser en Espagne, seul, le double rôle de Carmen et José, avec une robe longue. Il joue ensuite au cinéma avec une star, Darren Fargus. Il l’embrasse sur la bouche en descendant de sa voiture, et c’est la première fois avec un garçon pour Darren, mais des paparazzi étaient là. Quand les rumeurs circulent, cela semble exciter Darren, et Théo lui propose « On suit le script ». S’ensuit une amourette et des pages relativement érotiques, et les deux artistes reprennent leur chemin. La 3e histoire conte un amour entre deux jeunes peintres. Le premier, découragé, avait renoncé à son art, et l’amour le pousse à y reprendre goût, comme l’indique la dernière réplique : « Tu sens la térébenthine ». La 4e histoire est celle de deux musiciens, dont l’un, là aussi, semble désabusé. Il est plus âgé que l’autre, qui l’admire. Ils se rapprochent au fil de l’histoire. Les histoires 5 et 6 sont difficiles à comprendre, il s’agit d’une sorte de couple de jumeaux, deux jeunes garçons en costumes noirs, qui semblent amants. Dans la n°6, un bébé arrive, ils forment une sorte de famille, c’est sans doute une rêverie sur un couple de garçons qui adopte un enfant. La dernière histoire, complètement différente, est la seule à présenter un décor japonais, elle se passe à Kyoto, au moment de la parade de Gion Matsuri. Un personnage retourne dans cette ville pour la première fois depuis 42 ans. Des hommes de son âge le reconnaissent, et il écoute la flûte du petit-fils d’un ami mort depuis longtemps. Le jeune flûtiste a un amant de son âge qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau. Il promet au visiteur de jouer de sa flûte s’il la lui donne. Ces histoires sont souvent allusives, elles parlent à l’imagination et à la sensibilité plus qu’à la logique. Les personnages se ressemblent d’une nouvelle à l’autre. Est-ce volontaire ? Il s’en dégage une vision légère et détachée de l’existence et de l’amour, une sorte de nostalgie gaie. C’est une lecture pour le plaisir plus qu’un ouvrage marquant de l’histoire du manga. La revue précédemment chroniquée va nous aider à sélectionner des classiques du manga plus appropriés à une utilisation pédagogique.

 Voir l’article sur le numéro 1 de la même revue : « Homosexualité et manga : le yaoi » (2008).

Lionel Labosse


Voir en ligne : Le site des Éditions H


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[1Seul Bruno Pham précisera p. 141 la différence entre écriture en romaji, katakana et caractères anglais.