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Un classique du shojo, pour le collège et le lycée
Très cher frère, de Riyoko Ikeda
Éditions Asuka, 1975, 470 p., 17,95 €
jeudi 15 septembre 2011
Selon le numéro 3 de la revue 10000 images, « Le manga au féminin », ce manga publié en 1975 et repris en France en un seul volume en 2009 par les Éditions Asuka (traduction de Marie-Saskia Raynal, adaptation d’Adeline Fontaine), reprend la tradition du théâtre Takarazuka, du début du XXe siècle, qui présentait des pièces où tous les rôles étaient tenus par des femmes, à l’inverse du kabuki. On appelait otokoyaku les rôles masculins tenus par une femme travestie. Il s’agit d’un classique du manga, datant des années 1970, où le Groupe de l’an 24 dont fait partie Riyoko Ikeda, renouvelle l’esthétique du shojo, jusqu’alors produit par des hommes. L’histoire se passe dans une école pour jeunes filles de bonne famille, propice aux sentiments exacerbés et aux jalousies immodérées. L’évocation de l’amour entre filles n’est pas forcément conforme à nos canons actuels du lesbianisme bien ordonné, mais si l’on se reporte aux années 70, il n’existait en France pas un seul ouvrage de bande dessinée qui évoquât l’amour entre filles, alors faute de grives, qu’on déguste cette hirondelle !
Résumé
Avant d’entrer en seconde au prestigieux lycée Seiran, Nanako Misonoo demande à Takehiko Henmi, thésard qui donne des cours dans son collège, d’accepter d’être son « grand frère », et qu’elle lui écrive régulièrement. Ce qu’elle ne sait pas, mais que lui devine en entendant son nom, c’est qu’il l’est réellement, étant fils d’un premier mariage de son père, professeur à l’université ! La narration est donc dévolue à cette jeune fille, qui commence tous les chapitres par la formule « Cher frère ». Au lycée, elle apprend l’existence d’une « fraternité », qui réunit l’élite des jeunes filles, sur des critères de beauté ou de richesse de la famille. Elle fait aussi connaissance de deux élèves admirées et aimées par la foule des jeunes filles, « Son Altesse Kaoru », qui revient après une longue absence due à une maladie, et Sei Asaka, surnommée « Saint-Just », qui s’habille en homme, a un parfum masculin, et que Mlle Miya, professeur – et sa sœur — traite de façon cruelle. L’ambiance est plombée par la jalousie de celles qui n’ont pas eu la chance, comme Nanako, d’être intégrées à la « fraternité ». Une lettre anonyme dit qu’elle n’est pas la fille du professeur qui passe pour son père, mais de sa mère avec un autre homme, avant qu’elle ne rencontre celui-là. Elle n’ose pas demander à ses parents. Heureusement, Kaoru la protège, se posant comme le capitaine de la classe, dans des scènes relativement violentes. Mariko Shinobu s’entiche de Nanako. Elle l’invite à son anniversaire, qu’elle passe seule avec sa mère. Elle lui propose de prendre un bain ensemble, ce qui donne une belle scène ambiguë, puis elle veut l’empêcher de rentrer chez elle, elle menace de la tuer si elles ne passent pas la nuit ensemble. Du coup, Nanako refuse de lui parler. Longtemps après, Mariko viendra partager son lit une nuit sans rien dire, mais en tremblant (p. 332). Nanako découvre progressivement les relations très intriquées des différents personnages (ils sont tous le frère ou la sœur de l’un ou de l’autre, c’est assez difficile à saisir), qui souffrent de leurs amours déçus et se font du mal. Saint-Just a un poignet tailladé : est-ce une tentative de suicide ? Elle a en tout cas des délires suicidaires, liés à sa sœur Mlle Miya. Celle-ci interdit à Nanako d’écrire à un homme, en lui promettant de la mettre en relation avec « des gentlemen » (p. 229) ; puis elle lui déclare qu’elle l’aime (p. 300), mais Nanako comprend que c’est son « grand-frère » qu’elle aime. Shinobu fait une fixation contre les hommes, elle déconseille à Nanako d’en fréquenter. Sa misandrie est explicite dans une scène très japonaise : l’ami de Takehiko est séduit par son comportement lorsqu’elle reproche avec colère aux hommes leur « conduite libidineuse irresponsable à l’égard des femmes » (p. 295). La narration suggère que ces crises et la haine des hommes, la relation quasi-amoureuse de Mariko avec Nanako ne sont qu’une étape du développement de son amour d’un homme (cf. p. 370). La fin, que je ne dévoilerai pas, est mélodramatique.
Mon avis
Cette adaptation est réussie, agréable à lire. Il est désagréable que la numérotation des pages ne soit visible que de temps en temps, mais c’est un détail. Le lycée qui sert de cadre cantonne les filles à des « arts féminins », et la fraternité a entre autres pour objectifs d’aider ses membres à « rencontrer des jeunes hommes d’exception » (p. 30). Si la narration ne conteste pas frontalement ce principe, elle le subvertit de l’intérieur, en montrant comment cette « fraternité » engendre de rivalités et de haines contraires à son principe, et comment elle peut favoriser des frustrations fatales, comme le montre la disgrâce de Mariko Shinobu, humiliée par des jalouses sous prétexte que son père a fait fortune en écrivant du porno (p. 49). Les relations entre ces jeunes filles frisent souvent le lesbianisme. Une fille (elle n’est pas nommée, et je n’arrive pas à distinguer qui c’est censé être, car tous les personnages se ressemblent plus ou moins) fait une crise de jalousie à Nanako. Elle lui dit « tu es amoureuse, c’est ça ? » puis demande « Elle est en quelle année ? » (p. 192), ce qui sous-entend que les amours entre filles sont fréquents. Une séquence difficile à comprendre du fait de la narration éclatée et de la ressemblance des personnages difficiles à identifier, est celle où Saint-Just chante une chanson et fait une déclaration à Nanako. Cette scène se termine par l’allusion la plus claire du livre : « Qu’on soit ou non du même sexe… ce n’est pas ce qui compte… mais si on doit ou non répondre… au cœur… à l’amour de cette personne… » (p. 259). Il est question à un moment d’une fille qui ramasse les mégots de Saint-Just (p. 280).
Le cancer du sein dont on apprend qu’il aurait touché Kaoru à 19 ans n’est guère réaliste. Il a un sens symbolique, et justifie l’apparence d’amazone de la jeune fille, sa paradoxale vitalité. Le manga, et c’est une caractéristique, paraît-il, du « Groupe de l’an 24 », est empreint de culture européenne, et française. Du surnom de Saint-Just (expliqué p. 154) au poème de Verlaine cité p. 109, ou à Sade nommé p. 71. Pour conclure, même si l’homosexualité n’est pas au premier plan et n’est pas explicitement valorisée, ce manga précurseur marque une date précoce dans l’apparition du thème dans les bandes dessinées destinées à la jeunesse, bien avant la France.
– Cet ouvrage bénéficie du label « Isidor ».
Voir en ligne : Site officiel de l’auteure
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