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Un livre qui a fait date, pour les lycéens
Ma moitié d’orange, de Jean-Louis Bory
Éditions H&O, 1973, 128 p., 4,9 €
vendredi 25 mai 2012
Né en 1919, Jean-Louis Bory a obtenu le prix Goncourt en 1945 pour Mon village à l’heure allemande, alors qu’il commençait sa carrière de prof de lettres. Il devint un critique fameux. En 1973, il publié ce livre marquant dans l’histoire de l’homosexualité en littérature française, non pas tant pour sa valeur littéraire, mais pour son témoignage sur l’homosexualité, qui se devait d’être à l’époque un « douloureux problème », selon le titre d’une émission célèbre. Il se tue d’une balle dans le cœur en 1979, pour des raisons qu’explique Dominique Fernandez dans la préface de cette réédition de 2005, et qui sont sensibles dans cette autobiographie à cœur ouvert.
Autobiographie ou essai ?
Il s’agit sans doute d’une commande d’éditeur, au départ une autobiographie, d’ailleurs le livre se vendit bien, mais Jean-Louis Bory en a profité pour réfléchir à plume haute sur l’homosexualité, sans utiliser le mot (alors qu’il utilise le mot « hétérosexualité », p. 73 !) Témoignage étonnant sur l’époque que cette autobiographie qui revient sans cesse par un mouvement centripète au cœur du problème, sans jamais le nommer ! Dominique Fernandez nous apprend que six mois après la sortie du livre, Bory utilisera enfin le mot clairement, s’il fallait mettre les points sur les i, dans un journal suisse. Sur la vie de l’auteur, on n’apprend pourtant peu, par exemple il évacue en quelques lignes un fait pourtant essentiel : « J’ai eu vingt ans en 1940. […] Réflexe de petit-bourgeois non seulement mobilisable mais mobilisé » De cette période il ne tire qu’une information : cela fait de cette génération des « néo-romantiques » (p. 109). Dommage. Il faut lire sa biographie (voir lien en fin d’article).
Impudique, Bory ne l’est pas que pour lui-même, mais aussi pour son père, dont il souligne les zones d’ombre tout en se félicitant de son ouverture d’esprit, et pour son frère, qu’il fait l’opposé de lui, la moitié de citron, si vous permettez l’expression : un frère « Assuré de la vessiéité des vessies et de la lanternité des lanternes » (p. 20) (voici un googlewhack, à n’en pas douter !) Un beau poème grivois en alexandrins de son père, retrouvé après sa mort, est cité en entier, terminé par ces mots : « Le chêne vit encore, mais le gland est tombé » (p. 98). Avec ce poème, Bory retrouve aussi une ampoule de cyanure inutilisée, que le père avait pourtant promis d’avaler. Il ne l’a pas fait, et une attaque l’a réduit à « ça », « une chose » : « J’ai passionnément haï cette chose. J’ai souhaité avec violence qu’on nous en débarrasse » (p. 96). Il a fait le nécessaire pour ne pas devenir un « ça ».
Jean-Louis Bory s’étend sur son goût pour la solitude, en positif et en négatif : « votre propre corps n’est plus assez attirant pour que l’amour et les plaisirs répondent à votre appel, il arrive qu’on ne puisse interrompre à son gré la solitude. Elle devient terrible. C’est la rançon de la liberté. Il faut choisir » (p. 28). Son portrait physique est émouvant car il décèle son dégoût de son corps, qui le mènera on sait où, avec un humour qui n’empêche pas le désespoir : « Court sur pattes – j’en pleurerais. On croit frôler les mollet, c’est déjà la fesse » (p. 51). De nombreuses pages sont consacrées à sa hantise du vieillissement, bien qu’il se défende de le craindre. Émouvante aussi l’évocation de la drague à la mode des années 60, dans la foule. Évocation de la foule new-yorkaise, parisienne, portuaire, mais : « C’est dans les pays arabes que je trouve la foule que j’aime » (p. 79). Ses livres, il les écrit aussi pour draguer, et s’approprie la phrase de Diderot dans Le Neveu de Rameau : « mes pensées ce sont mes catins » (Ier §) [1] : « Je lance mes livres, à la fois sondes et filets. Bien le diable si je ne réussis pas à détecter d’autres comme moi, et, détectés, à les pêcher. » (p. 101). [2]
Jean-Louis Bory ennuie un tantinet quand il élucubre sur ses conceptions de l’amour, de l’intelligence, etc. Son livre ressemble à un fatras écrit à la va-vite pour satisfaire un éditeur, avec de nombreuses pages très « café du commerce » où l’hauteur, du haut de son hautaurité, vitupère l’époque en termes convenus, distribue, en instit munificent, bons points et bonnets d’âne au peuple moutonnier. Comme si, n’ayant pas osé aborder le sujet, comme un adolescent qui aurait projeté son coming out et se serait dégonflé au dernier moment, il avait changé son fusil d’épaule et se serait mis à tenir des propos convenus qui ne convainquent que les convaincus, histoire de meubler la conversation. Il rejette le catholicisme (pas en bloc), et regrette que l’évolution des mœurs soit trop limitée. Sur le mariage, nous hochons la tête : « J’ai toujours trouvé cocasse, et sinistre, en tout cas absurde, qu’il faille toute sa vie coucher avec une seule et unique personne sous prétexte qu’on avait signé un papier devant témoins. C’est une idée bête. Vais-je m’engager par écrit à ne manger, jusqu’à mon dernier soupir, que des huîtres ? » (p. 34). Sur l’argent itou : « Il faut que j’en gagne, quelle croix – il faut donc que j’y pense, quelle plaie. Mon rêve ? Avoir assez d’argent pour que l’idée d’argent m’abandonne. » (p. 36). Le style cadencé évoque Rousseau, en plus baroque : « L’argent qu’on possède est l’instrument de la liberté ; celui qu’on pourchasse est celui de la servitude. » (Les Confessions, livre I). Plus on approche du cœur du problème, de l’inavouable, ou plutôt de l’inavoué jusque-là, plus le style se fait amphigourique. Par exemple lors de l’évocation de l’onanisme collectif des pensionnats : « Très vite, la main d’un condisciple élu a remplacé ma main, à la satisfaction générale » (p. 45 ; générale ?). Pour le reste des « moitiés d’orange » qui ont donné du jus à sa vie, ma fois, il ne nous jette que les épluchures sèches. Mais sans doute était-ce trop tôt, en 1973 ?
Corydon = « cucul »
Bory trouve « cucul » l’idée de Gide dans Corydon, de « chercher une justification en mobilisant botanique et zoologie » (p. 62), ce qui ne l’empêche pas de souligner le courage de Gide (p. 67). Cependant on pourra trouver « cucul » à notre tour cette idée qui sert de fil rouge à la bio-confession, de féminiser la part homo de sa personnalité. Cette idée est au cœur du projet et du titre, basé sur une vision personnelle du mythe de l’androgyne de Platon (p. 25), popularisé par l’image de la « moitié d’orange » : « Cette définition comestible de l’âme sœur ajoute à l’accouplement ce juteux, ce sucré, qui manque à la communion mystique » (p. 26). On trouve donc le thème éculé de la mère qui attendait une fille et doit changer au dernier moment la couleur des layettes : « le chiendent, c’est qu’il est resté du rose en moi » (p. 15). Puis c’est le dédoublement de personnalité, basé sur l’origine des prénoms qu’il porte. Il y a « Denise » et « Jean-Louis » : « Jean-Louis venait de faire l’amour avec la malheureuse Anne d’Autriche tourmentée par le vilain cardinal, tandis que Denise s’envoyait en l’air avec le zouave du général Dourakine. » (p. 29). À la fois « cucul » et courageux, tant d’homos s’assumant par le rejet des transgenres ou des « folles » (voir Garcia Lorca). La moitié d’orange sera donc « quelqu’un qui ait du Denise en lui » (p. 30). Pour éviter l’emploi du nom propre, Bory recourt à la périphrase, et le relevé est significatif : « voici des hommes qui ont aussi quêté un autre comme eux » (p. 61) ; « quêteurs de moitié d’orange » (p. 69). Il est question des « hétérodoxes sexuels » (p. 64), formulation proche, en négatif, de « altersexuel->1] », mais qui jouait avec humour sur la racine « hétéro ». En évoquant le souvenir d’un prof de français (de collège à Étampes), Bory évoque les écrivains qui ont abordé le thème homosexuel par la bande. Il cite par exemple Balzac et son utilisation du mot « tante » dans Splendeurs et Misères des courtisanes, concluant : « Nous n’en sommes plus là » (p. 66). Conclusion étonnante, pour un auteur qui tourne autour du pot et n’ose pas utiliser le mot « homosexuel » en 1973 ! Pire, le lecteur au fait des curiosités relève une allusion scandaleuse autant qu’alambiquée à « Montherlant, vaguement émergeant de la crasse et des croûtes de pain » (p. 95). Celui-ci s’étant suicidé au moment sans doute où Bory écrit, au cyanure et par balle, l’allusion prend sens [3]. On s’agace dans ces pages érudites, de trouver des citations non créditées de Sade ou autres : même dans un récit, n’est-on pas en droit d’attendre d’un intellectuel ou prétendu tel ces précisions ? Il ne semble pas que Bory ait enseigné plus de 15 ans d’après ce qu’il en dit p. 99, et son aveu d’homosexualité eût alors été encore plus courageux. Il évoque sa relation avec les élèves d’une façon étonnante : « Je travaillais pourtant à ce qu’ils ne me respectent pas ». Cependant, il constate : J’étais de moins en moins l’un des leurs » (p. 91). Cela ne m’étonne pas. Quelle idée saugrenue de vouloir que des élèves ne vous respectent pas, même en italique !
Pour conclure, je suis content d’avoir lu ce livre qu’il faut avoir lu. Au suivant !
– Lire l’article de Jean-Yves sur le blog Culture et débats. Lire mon article sur Corydon.
– Ce livre fait partie des nombreux ouvrages que j’ai lus pour écrire mon essai Le Contrat universel : au-delà du « mariage gay ». Et si vous l’achetiez ?
Voir en ligne : « Jean-Louis Bory, le suicidé de la critique », par Thierry Germain
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[1] Citation que l’ancien agrégé de lettres déforme en « mes idées, disait Diderot, ce sont mes catins », p. 76. Scrogneugneu !
[2] Et moi qui publie des livres et des livres sur le mariage, et toujours rien qui se passe ! C’est pas juste !
[3] Le livre est daté en dernière page « Été 72 », et Montherlant est mort à l’équinoxe, le 21 septembre.