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Une critique pour un roman du terroir.
M&mnoux, de Lionel Labosse, par Jeanne Aymar de Vayran
Publibook, 2018, 550 p., 39 €.
samedi 23 janvier 2021, par
Lionel Labosse est le webmestre du site altersexualite.com sur lequel il publie depuis 2007 des contributions relatives à l’« altersexualité », mot qu’il a introduit en français en 2005 comme une alternative à l’imprononçable « LGBTQI », mais aussi des ressources culturelles et éducatives tous azimuts au gré de sa carrière d’enseignant. Il a publié deux romans et deux essais sous son nom, plus un recueil de nouvelles sous le pseudonyme Essobal Lenoir. Publié après cinq années de silence, M&mnoux est un roman de 550 pages qui tranche complètement avec le reste de la production de l’auteur, puisqu’il n’y est nullement question d’altersexualité, mais de quête des origines : un roman du terroir.
M&mnoux est le récit de la vie d’un village « Haut-Patatois » (de Haute-Sâone) et du destin de ses habitants, vies emmêlées comme les fils d’écheveaux dévidés au gré des naissances et des morts, des alliances et des séparations, des départs ou de retours. Si la grand-mère Irma est le principal pilier de ce récit, on entendra parler presque davantage de Maxime, son époux, mais aussi de sa mère, Rose, la courageuse aïeule qui éleva seule ses deux filles, mais aussi de toute sa descendance, enfants, petits-enfants, qui deviendront oncles, tantes, cousins de l’auteur.
On se perd parfois dans la généalogie, tant se multiplient et se compliquent les liens de parenté, tant parfois aussi s’y substituent des liens d’une autre parentalité, ceux que fondent l’entraide et la complicité des métiers. Hors de la famille, c’est aussi l’histoire des personnages hauts en couleur, comme le curé Fennèque et l’institutrice Bassolini, et aussi ces clochards de la campagne, personnages brossés à la Bruegel, qui hantent la campagne et surprennent les enfants au détour d’un chemin, tombent ivres morts dans les abris de fortune ou les ravins, là où le sommeil les prend, figures à demi légendaires, comme si le-temps-qui-passe et le-temps-qu’il-fait n’avaient pas de prise sur eux.
Lionel Labosse veut TOUT raconter, et TOUT sera dit, de ces vies ni « minuscules », ni « microscopiques », qui roulent leurs cailloux dans le fleuve de l’histoire, celle de la Seconde Guerre mondiale, son « avant » et son « après » mais aussi ses prémices, mais aussi son oubli qui s’étire jusqu’à notre époque. Trop proche de son sujet ou trop modeste pour faire œuvre de sociologue ou d’historien, trop épris de réel pour en faire un roman, il invente une forme de récit qui mêle le récit du quotidien le plus personnel aux événements de l’histoire, locale le plus souvent, mais aussi de cette histoire « transversale » chère à Alain Corbin (Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot est souvent cité). On en apprend ainsi tout autant sur les écarts de conduite des villageois que sur l’évolution de la machine à laver le linge et celle des couches d’enfants, sur l’usage de la créosote et sur l’autorail, sur le chauffage rudimentaire des maisons et l’électrification des foyers.
Si je peux risquer une comparaison avec un non-écrivain, c’est au talent de Max Ophüls que je comparerais celui de l’écrivain Labosse, et le plan-séquence qui part du point de vue plongeant sur le village comparé à un colosse, jusqu’à la chambre d’hôpital où meurt Irma, possède cette fluidité, ce cet esprit de synthèse, d’ellipse et d’exhaustivité que ne renierait pas l’auteur du « Plaisir ». Ainsi il arrive qu’on saisisse, comme en raccourci perspectif, plusieurs actions appartenant non seulement à des lieux mais à des générations différentes : entre les deux pans de la vie d’Huguette, insouciance d’avant-guerre et restrictions de l’Occupation, on aura le temps d’apercevoir en fond de scène un enfant fuir à toute allure sur son vélo, dans la peur des loups. En une seule phrase, en moins de mots qu’il m’en faut pour l’expliquer, l’auteur est capable de nous apprendre où a habité tel couple de ses parents, de nous décrire leur logement mais aussi la personnalité des propriétaires, de brosser la vie de ces derniers voire de leur descendance, sans user d’une construction à tiroirs dont la coulisse grinçante finirait par nous lasser.
Les événements ou les faits se succèdent parfois énoncés à la queue-leu-leu, sans transition et c’est très bien ainsi : la vie ne nous offre pas d’introduction, de transition, ni de conclusion, elle n’est souvent qu’une suite de coq-à-l’âne.
C’est un monde âpre que l’on découvre au fil des pages, l’enfant n’a pas intérêt à y naître chétif, il n’en récoltera aucune pitié, aucun surcroît de consolation, sauf peut-être de la part de la grand-mère Irma, qui n’a pourtant pas la main tendre avec les lapins. Et aucune perche ne nous est tendue dans le récit pour nous apitoyer bruyamment, Lionel Labosse n’a pas la compassion bêlante. Le supplice de la patte du chat est peut-être la créance versée par l’auteur à la nécessaire dureté, celle qui permet de survivre dans cette aridité des sentiments. De même que la mallarméenne et ironique « absente de tout bouquet » s’efface sur le linceul d’Irma pour mieux rappeler sa sœur et sa mère réunies entre les mains de la morte, de même l’émotion naît dans l’énoncé des drames les plus cuisants révélés dans une indifférence bourrue. Mais ce n’est pas tout à fait vrai : l’auteur ne feindra pas l’indifférence aux drames de l’inceste et de l’alcoolisme, ces deux causes n’en faisant souvent qu’une, ni à ceux de la guerre et prend la parole quand nécessaire. Et s’il a plus d’un commentaire à nous offrir sur nos modes de vie frelatés, ce n’est jamais sans humour.
Le tout dernier chapitre « La Veillée » est un exercice de style digne de Queneau où le récit des vies se rembobine à toute vitesse sous nos yeux, cette fois à travers les dialogues entrelacés ou entrecroisés des veilleurs, réunis autour d’un petit verre et du dernier lapin.
Il faut lire M&mnoux, (malgré son esperluette, qui ne gêne plus dès la dixième page) car si ce ne sont pas nécessairement nos propres souvenirs qui y défilent, il nous aide à reconstruire les nôtres. On a tous un M&mnoux à écrire.
Jeanne Aymar de Vayran
Voir en ligne : M&mnoux sur le site de l’éditeur Publibook
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