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Sexualité et homosexualité en Chine

Le Yin, le Yang et le Gai

Article paru dans Gay infos, oct et nov 1989

jeudi 21 juin 2007

J’avais écrit cet article à la suite d’un voyage en Chine ; il avait été publié en deux parties dans un éphémère journal gay auquel je l’avais envoyé par la poste je crois. C’était une époque désormais révolue où il y avait une presse gay dont l’objectif principal n’était pas de gagner du pognon. Merci d’être indulgent. La situation a beaucoup évolué depuis, et je suis d’accord avec la conclusion du jeune voyageur que j’étais, sauf que je dirais maintenant que la Chine est une civilisation altersexuelle… ! Voir un texte sur mon second voyage en Chine, en 2004 : Route de la Soie.

La Chine est prête à exploser sous la pression démographique, ne cesse-t-on de vous répéter. De politique de l’enfant unique en exécutions massives de délinquants, rien n’y fait, vous n’empêcherez jamais un Chinois d’honorer ses ancêtres en leur offrant un digne héritier. C’est la raison pour laquelle l’homosexualité a peu de chances d’être encouragée comme moyen de contrer la démographie. Mais en Chine, tout reste possible, comme en témoigne l’effervescence du monde communiste qui a récemment gagné la jeunesse étudiante des grandes villes.

DU YI JING AU TAO

Les Chinois de l’Antiquité croyaient en deux forces cosmiques jumelles, positive et négative, dirigeant l’univers. C’était le Ciel et la Terre, le Soleil et la Lune, etc. Cette croyance prit sa forme définitive dans le Yi Jing (livre des mutations), traité de divination où ces forces cosmiques prennent le nom de yin et de yang, et sont censées perpétuer l’univers dans une chaîne éternelle de permutations. Le Yi Jing voit la reproduction humaine comme une manifestation particulière de la vie universelle :« l’entremêlement constant du Ciel et de la Terre donne forme à toutes choses ; l’union sexuelle de l’homme et de la femme donne vie à toutes choses ». Il ajoute que :« l’interaction d’un yin et d’un yang s’appelle Tao (Voie Suprême) ».

Le Yi Jing montrait que le yin et le yang s’engendrent l’un l’autre dans un mouvement perpétuel : quand le yang est à son minimum, il devient yin, et grandit jusqu’à redevenir yang, et ainsi de suite. Ce système philosophique fut adopté tant par les taoïstes que par les confucianistes, mais ce ne fut qu’au XIe siècle que les néo-confucianistes représentèrent ce concept par le célèbre symbole du disque divisé par une période de sinusoïde, noir à gauche pour le yin, blanc à droite pour le yang, avec dans chaque partie une tache de la couleur opposée symbolisant l’embryon de yin au sein du yang, et vice-versa. Appliqué à l’homme, ce principe prenait un sens d’une finesse surprenante pour l’époque : tout homme porte en lui un élément féminin plus ou moins développé, et réciproquement. La frontière entre les deux est perméable.

Le Yi Jing associe les éléments feu et eau à l’homme et à la femme, image de l’orgasme explicitée par les traités médicaux : le feu (homme) prend rapidement et s’éteint tout aussi vite au contact de l’eau (femme), qui au contraire s’échauffe et refroidit lentement. Parmi d’autres images sophistiquées subsiste un vieux symbole cosmique préexistant au Yi Jing : l’accouplement du Ciel et de la Terre en une pluie orageuse. Il en reste l’expression« nuages et pluie », qui désigne les rapports hétérosexuels. Les nuages sont les sécrétions vaginales, et la pluie le sperme. On dit aussi :« les nuages renversés et la pluie à l’envers » pour l’homosexualité masculine.

Nuages et pluie à l’envers
Le Muztagata, Xinjiang, août 2004.
© Lionel Labosse

TAOÏSME ET CONFUCIANISME

Parallèlement au Yi Jing naquirent les deux grands courants philosophiques et religieux chinois, le taoïsme et le confucianisme. Le taoïsme plaidait pour une vie en harmonie avec les forces primordiales de la nature, considérant comme artificielle et illégitime la société et tous ses avatars : état, famille, rites. La femme était vénérée par certains taoïstes comme plus proche de la nature originelle par sa faculté de donner la vie. D’autres taoïstes la vénéraient parce que son corps contenait les éléments nécessaires à leur œuvre alchimique. Mais leur but était le même : s’identifier au Tao, l’ordre suprême. Le confucianisme se fonde quant à lui en réaction à un prétendu relâchement des mœurs. Il prône la bonté comme force morale, la piété filiale — la famille étant la base de l’État — ainsi que la fidélité envers le maître, et le respect des rites. Il est libre de tout mysticisme, contrairement au taoïsme, et assigne à la femme un rang inférieur à l’homme. Il encourage la chasteté au point d’interdire tout contact physique entre l’homme et la femme hors de rapports sexuels dûment réglementés.

La mentalité chinoise est un syncrétisme de ces deux écoles, auxquelles s’ajoutera le bouddhisme. Mais c’est surtout le taoïsme qui régit les rapports sexuels, et la femme sera considérée comme la grande préceptrice des arcanes du sexe. Cependant, dans un cas comme dans l’autre, que la femme soit adulée ou méprisée, c’est toujours l’homme qui lui désigne ou lui concède sa place.

LONG YANG et MANCHE COUPÉE

Un empereur Han est à la source d’une expression littéraire demeurée célèbre en Chine : alors qu’il devait donner une audience, Ai-ti (6-1 av. J.C.) coupa de son épée la manche de son habit sur laquelle s’était assoupi son amant Dong Xian, pour ne pas le réveiller, sans se douter qu’encore aujourd’hui l’expression couper la manche (duan xiu) évoquerait par euphémisme l’amour entre hommes [1] Cette anecdote illustre la riche histoire de l’homosexualité en Chine, et nous préserve à jamais de croire aux balivernes de la prétendue« Révolution culturelle » comme quoi l’homosexualité serait un vice bourgeois, capitaliste, contre-révolutionnaire, etc., inconnu en Chine. Explorons donc cette histoire passionnante, avant de nous interroger sur le triste, mais prometteur présent de la Chine.

LES MANUELS DU SEXE

Les anciens Chinois assignaient aux rapports sexuels une double fonction : féconder la femme pour perpétuer la lignée familiale, et surtout nourrir la vitalité de l’homme à l’inépuisable source d’énergie yin de la femme. Les manuels du sexe illustrés enseignaient à l’homme les manières les plus diverses de pomper l’essence vitale de ses femmes — la polygamie était la règle — sans perdre sa précieuse, son épuisable essence yang, c’est-à-dire en retardant le plus possible son éjaculation. Là réside la différence fondamentale entre les théories orientales et occidentales de la sexualité : dans un cas ce qui compte est l’échange des essences mâles et femelles, et la fécondation n’en est qu’une conséquence presque fortuite ; dans l’autre cas on ne veut considérer que la fonction génératrice du sexe, en niant tout plaisir, comme si l’homme n’était qu’un animal comme les autres, simple maillon dans la succession des générations.

Il ne faut cependant pas rêver : si la perpétuation de l’espèce n’est pas considérée comme le seul but de la sexualité, Confucius veille au grain, et l’on n’est pas un homme digne de ce nom tant qu’on ne s’est pas plié au culte des ancêtres en leur offrant un héritier pour poursuivre leur lignée et empêcher leur mémoire de sombrer dans le néant. Ainsi les manuels du sexe restaient-ils l’œuvre d’une société hétérosexuelle obsédée de sa perpétuation. C’est pourquoi, si les rapports sexuels entre femmes d’une même maisonnée y sont parfois évoqués, voire encouragés, le mari ayant souvent du mal à pourvoir aux besoins de toutes ses épouses et concubines officielles, au contraire, les rapports sexuels entre hommes en sont totalement absents, car considérés comme neutres au niveau de l’échange des essences yang. S’il aimait les garçons, un homme aisé devait donc, pour garder la face, entretenir à son foyer le nombre exact d’épouses convenant à son rang, en dehors de quoi il lui était permis d’avoir ses mignons, ce dont la société n’avait cure, pourvu qu’il n’oublie pas d’engendrer l’indispensable avorton qui pourrait faire office de fils.

Pour la même raison, la prostitution est permise. Elle a toujours été un commerce prospère et garanti par l’État, sauf pendant la période communiste. Par contre, la masturbation était interdite à l’homme comme entraînant une perte sèche d’essence yang, alors qu’au moins dans les rapports sexuels entre hommes, ce qu’on perdait d’un côté, on le retrouvait de l’autre ! Cette indifférence des anciens Chinois vis-à-vis de l’homosexualité se retrouve dans les traités de morale de l’époque Yuan (XIVe siècle). Dans un tableau des mérites et des démérites, qui permettait au maître de maison d’établir son bilan moral, un rapport avec un mignon est assimilé à la fréquentation d’une prostituée et ne coûte que 50 points, alors qu’une offense faite aux ancêtres va chercher dans les 1000 points. Ceci dit, de la même manière qu’en Occident, l’homosexualité est tue dans l’histoire de la Chine depuis l’époque moderne, à tel point que certains soi-disant savants ont pu prétendre que l’absence de tabous sexuels ôtait l’envie de fréquenter des chemins interdits. Il en reste heureusement quelques traces dans les chroniques historiques anciennes et dans la littérature pornographique.

L’HOMOSEXUALITÉ DANS L’HISTOIRE

L’homosexualité semble avoir été soumise aux aléas de la mode dynastique. Ainsi, outre le célèbre Ai-ti dont nous avons déjà parlé, les trois premiers empereurs de la dynastie Han (IIe siècle av. J.C.) sont-ils connus pour avoir eu des amants en plus du nombre incalculable de dames qui encombraient leurs harems. Long Yang Kiun, ministre et favori d’un prince du IVe siècle av. J.C., laissa dans la langue le terme « long yang », qui désigne l’homosexualité masculine. L’expression « pêche partagée » est également un euphémisme de l’homosexualité masculine en référence à une légende du VIe siècle avant J.C. concernant Mizi Xia et le duc Ling.

L’homosexualité était condamnée si elle interférait avec les affaires des hauts personnages qui s’y adonnaient ou si elle poussait au crime, et louée lorsqu’elle inspirait des œuvres artistiques. Ce fut le cas des« conversations désintéressées » qui fleurirent à la chute de la dynastie Han. Des lettrés échangeaient leurs pensées sur tous les sujets de la vie. Les plus célèbres d’entre eux furent le couple formé d’un musicien et philosophe, Xi Kang, et d’un poète, Yuan Ki, dont l’exemple incita durant des siècles des artistes à nouer des relations du même genre ! Par contre, la Chine eut aussi son Héliogabale, un certain Lieo Ze Ye (449-465) qui régna pendant un an sur Nankin, se livrant à des orgies au cours desquelles il s’accouplait avec des hommes et des eunuques. Il fut assassiné à l’âge de 16 ans par sa famille. La mode de l’homosexualité atteignit son apogée sous les Song (960-1279). Il existait alors des guildes de prostitués qui déambulaient vêtus et maquillés comme des femmes. On alla jusqu’à promulguer une loi pour les punir de cent coups de bambou et d’une forte amende.

COCKRING

Au chapitre des inventions, il est à noter que les Chinois, comme dans bien d’autres domaines (musique, imprimerie) ont tout trouvé avant les Européens. Des traités de l’époque Ming ainsi que des romans érotiques révèlent l’usage de bandelettes de soie serrées autour du membre en érection, et même d’anneaux de jade ou d’ivoire maintenus à la base dudit membre pour en prolonger l’érection. On se servait de lubrifiants, tels la gelée d’agar-agar, qui prévenait les risques d’infection, et le plus surprenant est que, plusieurs siècles avant l’invention du condom, les hommes se servaient comme contraceptif d’une gaine appelée yin-kia !

Quant aux insultes, on note surtout l’usage du mot koei : (tortue ou progéniture de tortue), suprême invective de la langue, qui peut signifier en outre« cocu » aussi bien que« maquereau » ou encore« fils de dégénéré ». Mais l’insulte spécifique pour tous les homosexuels est tuzi (lapin). Malgré la rareté des informations sur le sujet, je ne sache pas que le chinois dispose du même éventail d’invectives que le français, où le mot lapin a d’ailleurs aussi pu être utilisé dans ce sens.

Toutes ces informations sur la Chine ancienne sont tirées de l’indispensable ouvrage de l’orientaliste hollandais Robert Van Gulik [2] où l’histoire de la Chine jusqu’à la fin de la dynastie Ming (1644) est étudiée sous l’angle de la vie sexuelle. Selon lui, depuis cette époque, une véritable phobie du sexe s’est emparée de la Chine, et ne l’a plus quittée. On peut l’attribuer à la fois à l’influence du confucianisme et à la domination mandchoue, qui a incité les Chinois à se replier sur eux-mêmes et à soustraire leur intimité aux yeux des étrangers.

L’ÉPOQUE MODERNE

À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, de nombreux visiteurs européens remarquèrent des signes publics d’affection entre hommes. On se tenait par la main et on sortait son mignon dans les théâtres. C’est que l’homosexualité n’était pas vécue comme telle dès lors qu’on avait comme tout bon Chinois sa ou ses femmes et son enfant. On ne sait pas grand chose de la période communiste et de la Révolution culturelle, tant il est vrai que les bonnes œuvres qui s’occupent des Droits de l’Homme se sont toujours souciées comme d’une guigne des homosexuels persécutés par le monde [3]. L’homosexualité était considérée comme un acte anti-social, contre-révolutionnaire, décadent, capitaliste et féodal ; mais point n’est besoin de sortir de France pour entendre de tels propos. En général, tout acte individuel d’affirmation de soi, a fortiori toute manifestation d’homosexualité, était passible de bannissement ou de mort. On sait qu’il y eut des humiliations publiques (exposition avec pancarte autour du cou), des emprisonnements et des exécutions, de la rééducation idéologique avec castration à la clé. Mais, de la même façon que pour les Triangles roses, on peut supposer que de nombreuses exécutions d’homosexuels ont été travesties en exécutions de droit commun, l’essentiel étant non pas tant de réprimer l’homosexualité que de nier son existence.

« CONSULTEZ UN PSYCHIATRE ! »

Depuis la mort de Mao, la tendance s’est inversée, et on peut de nouveau voir des garçons se tenir par la main dans toutes les rues. Mais n’allez surtout pas imaginer qu’il s’agit là d’homosexualité : cela n’existe pas en Chine ! Pourtant, le discours officiel semble évoluer sur le sujet. Si l’homosexualité reste assimilée à la prostitution, à la drogue et au spectre de l’étranger, on commence pourtant à reconnaître son existence. Marc Boulet, dans son récent ouvrage Dans la peau d’un Chinois [4], rapporte une définition livrée au public dans le cadre d’une exposition de l’académie des sciences de Haikou en 87 : « Homosexualité : C’est une maladie mentale. Les organes d’un homosexuel sont normaux, mais sa conception du sexe est anormale, et il lui est impossible de vivre avec une personne du sexe opposé. Dans les couples homosexuels, masculins ou féminins, en général un seul des partenaires est véritablement homosexuel. L’homosexualité provoque l’hépatite B et le sida. L’homosexuel doit respecter la loi et ne pas nuire à autrui. Si vous êtes homosexuel, consultez un psychiatre ». Rien de tout cela n’aurait été renié par le cervelet de n’importe quel Pasqua (2), à part la notion fort révolutionnaire de couple homosexuel !

Marc Boulet signale aussi l’existence dans le sud de la Chine, de bordels proposant des petits garçons et petites filles, comme aux plus riches heures de Shanghai, où on pouvait, paraît-il, être fourni en prostitués de tous âges, sexes, couleurs et caractéristiques diverses, avec toutes les spécialités connues. Les garçons subissaient dès l’âge de cinq ans une préparation intellectuelle et physique à cette fonction. Ils étaient féminisés, parfois castrés ; on utilisait des appareils pour leur élargir l’anus. Pour se replonger dans le climat délétère de cette époque, on peut lire Monsieur le Consul de Lucien Bodard [5].

L’ENFANT UNIQUE

Ce qui frappe dans la situation actuelle, c’est la prégnance de l’influence confucianiste jusqu’au sein de la doctrine communiste. On sait que la Chine connaît un gros problème de surpopulation, et que le gouvernement a dû imposer la loi de l’enfant unique, qui est difficilement acceptée par la population. Mais contrairement à toute logique, la société chinoise est bien loin d’encourager l’homosexualité. La règle est demeurée la même depuis des siècles : il faut faire comme tout le monde et, plus grave encore que de faire deux enfants serait de n’en faire aucun, c’est-à-dire de trahir l’espoir des ancêtres de voir perdurer leur lignée. On peut imaginer la pression que subirait un de ces enfants uniques, seule chance de survie d’une famille, s’il se déclarait homosexuel. Il convient donc, comme par le passé, de pondre le marmot qu’on attend de vous avant toute chose. Là comme ailleurs, l’homosexuel se retrouve broyé dans les rouages rouillés d’une société hétérosexuelle.

LES AFFRES DE LA PROMISCUITÉ

Quant au mariage, s’il est quasiment impossible avant 26 ans, il devient presque obligatoire à 30. Ce n’est pas une quelconque morale qui veut cela, mais tout simplement un problème crucial de place : les familles vivent le plus souvent entassées à deux ou trois générations dans une ou deux pièces, et il est impossible à un jeune couple de trouver un appartement séparé sans passer par de longues démarches. Le mariage tardif permet en outre de faire réfléchir les jeunes sur le danger de faire plus d’un enfant. Mais bien sûr, il est impossible de trouver un appartement sans être marié. Vivre seul est inimaginable. La Chine connaît donc de graves problèmes de promiscuité, et les résout à la chinoise, c’est-à-dire technocratiquement : pour faire l’amour hors de vue de la grand-mère qui attend la mort dans un coin de l’unique chambre familiale, les jeunes couples sont autorisés à s’ébattre dans les parcs publics la nuit, mais ils doivent pour ce faire produire leur certificat de mariage. Ainsi, dans la Chine d’aujourd’hui, avoir moins de 26 ans implique d’être célibataire, et être célibataire d’être soit vierge, soit hors-la-loi.

Néanmoins, les gais ont toujours des ressources ingénieuses. Le texte précédemment cité de l’académie des sciences de Haikou fait état de couples homosexuels. Ceux-ci semblent inimaginables dans les grandes villes, mais possibles dans les provinces intérieures, les petites villes et les campagnes, où le problème de la promiscuité est moins aigu, et l’administration moins pesante. Par contre, un touriste américain a rapporté une pratique dont il a été témoin en 1982 à Shanghai : il s’agit, après avoir dragué un garçon autour de toilettes publiques, de le suivre dans un endroit plus calme, tout en étant couvert par deux autres hommes. Mais avoir des rapports avec un étranger reste très dangereux pour un Chinois, dans ce pays où tout prétexte est bon pour supprimer un délinquant ou un violeur, c’est-à-dire quelqu’un qui vole un vélo ou un baiser.

SUPPLICES ET DÉJECTIONS

La Chine et la plupart des Chinois ont toujours apprécié le spectacle des exécutions et des tortures. En effet, pas plus que le sexe, la mort n’est taboue dans l’histoire de la culture chinoise. On peut lire ou relire à ce propos Le Jardin des Supplices d’Octave Mirbeau, dans l’excellente et récente édition de Michel Delon [6]. Il y est fait état notamment d’un certain supplice du rat consistant à forcer un rat à pénétrer dans le rectum du supplicié assujetti et nu, pour y mourir étouffé en même temps que l’homme meurt d’hémorragie ou de douleur.

Un autre tabou inexistant en Chine est celui de la déjection et des excréments. On rencontre encore dans les campagnes des femmes ou des hommes semblant sortir tout droit des romans de Bodard, portant leur précieux engrais naturel dans des seaux avec une palanche. Et les toilettes publiques édifiées à chaque coin de rue ne sont que des tranchées dans lesquelles coule de temps en temps de l’eau, et sur quoi on s’agenouille en admirant l’anatomie de son voisin, car les stalles sont rarement pourvues de portes. Des médecins étrangers en ont vite conclu à la coprophilie d’un peuple demeuré au stade anal, oubliant qu’il n’y a pas trois siècles, nos courtisans se disputaient l’honneur de servir avec leur langue de torche-cul au roi Soleil [7].

La Chine telle que je l’ai vue l’été dernier ne donne pas l’impression d’un pays totalitaire. Nulle part on ne voit de policiers armés comme par exemple dans les rues de Paris, et les rares militaires qu’on peut croiser à Pékin en temps normal sont en permission et ne font que du tourisme. Mais la Chine reste un pays pauvre, et on a vu en 1986 et plus récemment à l’occasion de la mort de Hu Yaobang, l’ex-secrétaire général du Parti communiste, que les étudiants, soutenus par une grande partie de la population, n’hésitent plus à passer outre la traditionnelle réserve chinoise pour revendiquer le droit au progrès. Les jeunes recherchent le contact avec les touristes pour tester leur anglais ou rêver de rivages lointains, et quand vous vous faites aborder en plein milieu d’une rue pour discuter un instant par deux garçons qui se tiennent par la main, vous vous étonnez qu’une chose aussi simple ne vous arrive jamais en France.

La réputation de peuple pudique attribuée au peuple chinois doit être oubliée. La pudeur existe, mais se limite aux pieds, qui même en été se cachent dans des socquettes en nylon. Est-ce un effet de la chaleur ? nuit et jour, beaucoup de garçons travaillent ou déambulent torse-nu, jusqu’à ces jeunes vendeurs de poisson du marché libre de Canton, qui ne portent pour se protéger qu’un tablier en plastique transparent. Les Chinois semblent prendre plaisir à montrer leur corps, qui fut tant méprisé et caché durant la Révolution culturelle, que ce soit pour la séance matinale de Taiji, cette gymnastique imprégnée des principes taoïstes, ou pour se baigner. Ajoutez-y cette véritable tradition du sommeil et de la sieste, avec ce spectacle étonnant de garçons endormis en pleine rue les uns contre les autres, et vous obtenez une discrète ambiance érotique, voire gaie.

L’INFLUENCE DE HONGKONG

À moyenne échéance, tout semble possible. Un signe encourageant est la façon dont on a traduit le mot« sida » : ai si bing (homophone de« aids »), ce qui signifie« maladie de mourir d’aimer ». Le sida compte à l’heure actuelle officieusement une dizaine de victimes en Chine, mais le problème risque de s’aggraver, étant donné que les Chinois de Hongkong et de Taiwan, par crainte du sida, ont pris l’habitude de passer leurs week-ends à draguer en Chine Populaire. Quand on sait qu’en Août 1988, les autorités de Hongkong débattaient sur l’opportunité de décriminaliser les actes homosexuels commis en privé (la fameuse loi britannique supprimée en 1967 mais apparemment restée en vigueur à Hongkong), on se dit que tout espoir n’est pas perdu pour le jour où ce territoire sera rendu à la Chine. La rencontre entre le racisme anti-homosexuel britannique et la machine chinoise à broyer les individus ne manquera pas d’être explosive, si l’on y ajoute l’étincelle du sida ! Mais gageons que c’est la société chinoise qui, libre de tout interdit moral ou religieux sur la sexualité et l’homosexualité en particulier, nous étonnera le plus dans un futur proche !

 Remerciements à Françoise Grenot. J’avais eu la chance de l’avoir comme guide lors de mon voyage en 1988. Elle avait répondu à mes questions et m’avait indiqué des documents. J’ai appris que depuis, elle avait fondé une association Couleurs de Chine, et écrit deux ouvrages sur les minorités du sud de la Chine, sous le nom de Françoise Grenot-Wang. Elle est décédée accidentellement en 2008.

 Voir aussi l’article de Jean-Yves sur le livre de Robert Van Gulik, ainsi qu’un article d’Arcadie (1972), « Et si nous parlions aussi de la Chine par Marc Daniel ».

Lionel Labosse


© altersexualite.com 2007.

Portfolio


[1Lire l’article de Wikipédia Passion de la manche coupée. L’islam connaît une légende similaire où Mahomet découpa la manche de sa tunique pour ne pas réveiller sa chatte favorite Muezza. Autre occurrence de la légende en Catalogne : « au moment de quitter le camp, une hirondelle avait fait son nid près de mon écu, en haut de ma tente : j’ordonnai de ne défaire la tente que lorsqu’elle serait partie avec ses petits, puisqu’elle était venue se placer sous ma protection » (Jaume Ier le conquérant, Le Livre des Faits, édition et traduction d’Agnès & Robert Vinas, Le Livre de Poche, 2019, p. 253). Cette délicatesse de chaisière chez un chef de guerre nous amène à une phrase célèbre d’Albert Camus : « Himmler, qui a fait de la torture une science et un métier, rentrait pourtant chez lui par la porte de derrière, la nuit, pour ne pas réveiller son canari favori. » (« Le temps du mépris », éditorial, Combat, 30 août 1944).

[2Robert Van Gulik, La Vie sexuelle dans la Chine ancienne, Tel Gallimard n°17

[3Ce texte, répétons-le, date de 1989.

[4Marc Boulet, Dans la peau d’un Chinois, Barrault, 1988.

[5Lucien Godard, Monsieur le Consul, Le Livre de Poche.

[6Octave Mirbeau, Le Jardin des Supplices, Folio.

[7Cela doit être un vieux canular historique qui devait me plaire à l’époque !