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Émile Habibi, Sayed Kashua, Mahmoud Darwich, Batya Gour, David Grossman

Un peu de littérature israélienne & palestinienne, juive & arabe

Quelques livres à glisser dans son sac de voyage.

mercredi 7 février 2018

Comme il est particulièrement difficile de se faire une opinion sur une contrée aussi sensible qu’Israël & la Cisjordanie, il est encore plus nécessaire de glisser quelques livres dans son sac de voyage, pour avoir une opinion plus informée que si l’on se contentait du café du commerce ou de l’observation de ce qui se dit et se montre dans le cadre resserré d’un voyage en Palestine et Israël. Voici sept livres pour commencer, que l’on m’a recommandés, quantité infinitésimale d’une riche littérature.

Les Aventures extraordinaires de Sa’îd le Peptimiste

Les Aventures extraordinaires de Sa’îd le Peptimiste (1974) d’Émile Habibi (1922-1996), auteur arabe israélien (traduit de l’arabe par Jean-Patrick Guillaume), a connu un grand succès. Le titre se veut composé d’optimiste et pessimiste, philosophie considérant que « tout va pour le mieux quand tout pourrait aller plus mal ». Le protagoniste, à l’instar de l’auteur, est resté en Israël, alors que « Après la première calamité, en 1948, les membres de notre famille s’éparpillèrent aux quatre coins du monde arabe, et s’installèrent dans les pays encore non occupés », et de citer Syrie, Iraq, Liban, plus une périphrase désignant peut-être l’Arabie saoudite. Au fil des pages et des péripéties du personnage tracassé par les autorités, sont égrenées des affirmations comme « Qui a bâti les buildings et construit les autoroutes, qui a labouré la terre et l’a semée, en Israël, si ce n’est les Arabes qui sont restés en Israël ; ces Arabes qui se sont accrochés opiniâtrement sur les territoires occupés par notre État […] » (p. 104). Le recrutement des employés ressemble à celui des esclaves : « des jeunes gens […] qui attendaient la voiture de l’entrepreneur, qu’il vienne tâter leurs biceps et toiser leur taille mince afin de prendre pour bête de somme ceux qui ont les bras les plus solides et les jambes les plus sèches ». Sa’îd veut épouser une femme sur la famille de laquelle il prend des renseignements : « Ils constituent une seule parentèle, où les obligations familiales tissent un réseau plus étroit qu’une toile d’araignée » (p. 110). Elle l’épouse et lui raconte le secret de la famille : son père a caché un coffre de fer avant de quitter la Palestine. Sa’îd en conclut « que chacun d’entre vous possède un coffre de fer […] où son père a caché son magot » (p. 113). Quand il se retrouve en prison, Sa’îd déclare avec ironie au « Grand Homme » qui l’arrête que « vos prisons manifestent un tel degré d’humanisme et de compassion envers les prisonniers qu’il n’y a en fait aucune différence entre le sort que vous nous y réservez et celui qui est le nôtre hors de prison ». […] Celui-ci répond : « Prends par exemple la peine de déportation au-delà du Jourdain : nous ne pouvons la leur infliger que s’ils sont hors de prison. Une fois en prison, ils sont plus fermement enracinés sur notre sol que ne l’était l’occupation anglaise » (p. 154). Un personnage évoque la résignation des Palestiniens : « Nous qui vivons au village, tout ce qui nous entoure est silencieux : la terre, les bêtes, la charrue… Notre langue à nous, c’est le silence ; nous l’héritons de père en fils. […] – Mais vous avez bien le zaghrad ? […] Oui, le zaghrad ( = youyou), nous l’avons poussé, des années durant, mieux que personne. Mais, à chaque fois, nos noces se transformaient en funérailles. Celui que nous prenions pour un ami enlevait la mariée et filait à Beyrouth » (p. 182). Le personnage, celui qui choisit de rester, utilise une allégorie : « l’empalé volontaire » : « Ce n’est pas un pal, mais une antenne de télévision […] vous êtes comme les passagers d’un sous-marin : plus vous plongez profondément, plus l’antenne est haute. » […] « N’y a-t-il donc pour moi d’autre place sous le soleil que ce maudit pal ? N’auriez-vous pas seulement un pal un peu moins haut que je m’asseye dessus ? Un quart de pal, un demi pal, trois quarts de pal ? La première Yu’âd [sa femme] vint à moi ; je lui tendis la main pour l’élever jusqu’à moi. Mais elle s’accrocha à mon bras et se mit à m’entraîner avec elle, vers la tombe de l’exil. Je m’accrochai désespérément à mon pal » (p. 194). Sans commentaire !

Et il y eut un matin et Les Arabes dansent aussi

L’auteur Sayed Kashua est journaliste dans un journal israélien. Typique de la fameuse culture laïque israélienne exaltée par Shlomo Sand, son livre écrit en hébreu est traduit par Sylvie Cohen et Edna Degon (Éditions de l’Olivier, 2004, 284 p., 21 €). J’y ai trouvé confirmation de nombre de mes impressions politiquement incorrectes. À l’instar de l’auteur, le protagoniste est un journaliste arabe dans une rédaction juive israélienne. Mis au placard et humilié, il se replie sur son village d’origine, hébergé par ses parents. Il remarque les changements survenus dans ce village en l’espace de dix ans, et nous livre son regard critique sur la société arabe israélienne, qui n’est pas loin de ce qui m’a titillé dans la société palestinienne. Le protagoniste est logé par ses parents, qui construisent 3 maisons identiques pour leurs trois enfants : « C’est l’usage ici : les parents bâtissent la maison de leurs enfants » (p. 18). C’est aussi eux qui ont arrangé le mariage du narrateur avec une future enseignante. Les relations complexes entre Juifs (avec J majuscule) et Arabes, et entre Arabes israéliens et palestiniens sont dévoilées sans fard. « Pour les Juifs, ceux des territoires et nous, c’est du pareil au même, on est tous des Arabes » (p. 21). Les journaliers palestiniens supplient les Arabes israéliens de les engager, mais les prennent pour « des traîtres et des collabos » (p. 35). D’ailleurs « Non seulement les Arabes d’Israël se sont résignés à accepter la citoyenneté israélienne, mais ils avaient appris à l’aimer et craignaient de la voir se retirer. […] l’idée de faire partie du monde arabe commençait à les effrayer. Ils croyaient vraiment les hommes politiques israéliens qui assuraient qu’« en comparaison avec les États arabes, la situation des Arabes d’Israël était extraordinaire ». », et d’énumérer tous les avantages qu’ils perdraient en quittant Israël (p. 118). Mais l’auteur ne ménage pas ses coreligionnaires (car Arabe, dans ce contexte, est hélas synonyme de musulman ; je n’ai relevé aucune allusion à un Arabe chrétien dans les deux livres).
C’est à l’imparfait de vérité générale qu’il évoque la bienveillance naturelle des Arabes envers les humains de sexe féminin : « Les jeunes filles vertueuses devaient marcher droit devant elles et n’étaient pas censées réagir aux klaxons ni tourner la tête. Celles qui se le permettaient étaient des filles faciles, et si, en plus, elles souriaient, c’étaient des filles perdues, pratiquement des putes. » (p. 23). De plus « Les garçons ont l’air de gravures de mode et marchent à droite, les filles à gauche. Beaucoup d’entre elles sont voilées, c’est impressionnant. Je ne me souviens pas qu’aucune de mes camarades de classe l’était de mon temps » (p. 24). Son frère et sa belle sœur sont devenus pratiquants après que celui-là eut échappé par miracle à un hold-up. Sa propre femme n’est pas charmée de ce retour, car « la décision de partir avait été son unique motivation pour se marier avec un type comme moi » (p. 25). Elle déteste ce village, sans s’expliquer plus que cela : « Tu ne te doutes pas de ce que ces gens-là sont capables de faire à ceux qui ne sont pas comme eux » (p. 26). Quant aux enfants mendiants, ils se font « cent shekels par jour » (p. 36), une belle somme. Les télévisions diffusent au choix soit « des danseuses libanaises à moitié nues », soit « le Coran à longueur de journée », avec « leur façon de scander le k, on appelle ça « kalkala » […] on doit accentuer le k […], l’arracher de la gorge comme si on allait vomir des kkkkk » (p. 40). Le narrateur subit toutes sortes de pressions amicales ou familiales pour aller à la mosquée, et passer sa journée à prier ou lire le Coran. Ce n’est pas son trip : « Je ne vais certainement pas saluer les enfoirés qui passent leur vie là-devant » [la mosquée] (p. 80). Il apprend la pratique consistant à prendre une deuxième épouse en Cisjordanie, de façon à « contourner la loi israélienne qui proscrit la polygamie » (p. 47). Il constate que malgré la crise économique, on construit des maisons et on achète de belles voitures à gogo. L’épouse du narrateur est enseignante, et se plaint que la moitié des élèves n’aient comme désir d’avenir que devenir « membre d’un gang » (p. 49). Il n’y a rien d’autre à faire au village que la mosquée et rendre visite à la famille, à part un bar à alcool que se disputent islamistes & gangs.
Les mariages constituent un divertissement recherché par les jeunes, sauf si la fête consiste seulement à lire le Coran. Les étrangers ont toujours suscité la méfiance ou l’humiliation, par exemple à l’école quand un élève venu d’ailleurs était intégré. Quand on découvre un matin que l’armée avec ses tanks encercle le village, puis que l’électricité, et donc l’eau, ainsi que le téléphone sont coupés, et que le black-out est fait sur cette situation, puis que l’armée tue sans sommation quatre personnes, c’est une panique plus ou moins raisonnée. Les rumeurs les plus folles courent. Toutes les rencontres d’anciens camarades sont l’occasion pour revenir sur des épisodes de l’enfance ou de l’adolescence du narrateur, comme sa découverte de la sexualité seul ou avec un camarade de son âge plus déluré. Il a honte de sa première éjaculation et croit qu’il a fait pipi au lit. Son camarade se touche devant lui, puis « il m’a demandé de baisser mon pantalon et il s’est frotté contre moi par derrière » (p. 149). Ce camarade deviendra le caïd du village, qui doit intervenir quand les voisins, au cœur de la crise, attaquent sa famille pour leur piquer leurs provisions. Les truands semblent diriger réellement la communauté, plus encore que les islamistes. Un homme adulte passait des films pornos et vend de l’alcool à des adolescents. Lorsque les tanks se retirent enfin et que reviennent l’eau et l’électricité, on découvre avec horreur que le village a été cédé à l’autorité palestinienne au terme d’un accord historique qui verrait une sorte de purification ethnique (le mot ne figure pas dans le texte) : « Maintenant, la population du pays est juive à presque cent pour cent. Nous avons enfin un véritable État juif » (p. 275), proclame la télévision.
Le roman précédent du même auteur, Les Arabes dansent aussi (Belfond, 2003, traduit de l’hébreu par Katherine Werchowski) abordait déjà les mêmes thèmes, mais sans histoire globale qui permette de le verser dans la catégorie roman. C’est davantage un témoignage. L’auteur semble se mettre dans la peau d’un Arabe israélien un peu veule, qui subit et se laisse plus ou moins porter par les événements. Il évoque les châtiments corporels pratiqués à l’école arabe, et absents de l’école juive où il est admis pour terminer ses études. Un professeur d’histoire frappe ses élèves parce qu’ils ne savent pas qu’ils sont Palestiniens (p. 117). Les études qui promettaient tant tournent court, d’une part parce que le narrateur rêvait d’être aviateur et de travailler dans le nucléaire, ce qui lui est interdit en tant qu’Arabe, d’autre part parce qu’il s’énamoure d’une « salope » juive (selon son père), qui malgré ses opinions politiques, obéit à sa mère qui ne veut pas qu’elle épouse un Arabe : « sa mère préférait avoir une fille lesbienne plutôt qu’une fille qui sorte avec un Arabe » (p. 138). Il sort donc avec une Arabe, qu’il doit épouser en vitesse parce qu’il l’a déflorée. La vie sous la coupe des parents qui ont construit des maisons pour leurs enfants, et du village, les pressions pour pratiquer l’islam, sont déjà présents dans ce 1er livre. Le couple s’entend mal, et sa femme lui suggère de prendre une amante, mais il évoque le sort tragique des femmes adultères : « des jeunes filles retrouvées pendues à des orangers » (p. 179). Le titre est trompeur car il est question dans une seule scène coupée du reste du livre, de deux Arabes qui dansent de façon jugée ridicule (ils veulent se faire passer pour autres qu’ils ne sont) : « C’est écœurant. À Najedat ils se feraient violer. Je te jure, on les chope et on les baise illico » (p. 192). C’est le narrateur qui dit cela à une amie ; une des phrases révélatrices du fait que le narrateur n’est pas l’auteur, mais un personnage repoussoir destiné à révéler les failles des deux sociétés. La violence est présente, trafic d’armes en tous genres & discrimination. Le père a la même mentalité qui sera de nouveau exploité dans Et il y eut un matin : « Tout le monde n’a qu’à se soumettre comme nous, les Arabes israéliens. […] le mieux serait que nos cousins de Tulkarem, de Ramallah, de Naplouse et de Bakat Al Hatab obtiennent eux aussi une carte d’identité bleue. Qu’ils deviennent des citoyens de septième catégorie de l’État juif. Préférable à une citoyenneté de première catégorie d’un État arabe. Il dit : « Mieux vaut être les esclaves de son ennemi que du leader de votre peuple. » » (p. 246).
 Lire une entrevue intéressante avec l’auteur, sur le site du Nouvel Obs.

Mahmoud Darwich

J’ai lu un recueil du grand poète palestinien, et j’avoue que cette poésie ne me touche pas. Je n’y comprends rien, on y va du coq à l’âne, de grands mots en grands mots, pinces à linge sur le fil de l’indignation palestinienne. J’ai été plus intéressé par son récit Une Mémoire pour l’oubli (Actes sud, 1987, 1994, traduit par Yves Gonzalez-Quijano et Farouk Mardam-Bey, 160 p.). « Le café, pour le connaisseur que je suis, il faut se le préparer soi-même et ne pas se le faire servir. Car celui qui vous l’apporte y ajoute ses paroles, et le café du matin ne supporte pas le moindre mot. Il est aube vierge et silencieuse. L’aube – mon aube – est étrangère à la moindre parole. L’odeur du café boit le moindre des bruits, fût-ce un simple bonjour, et se gâte.
Le café est donc ce silence originel, matinal, circonspect, solitaire, où tu te tiens, tout seul, avec cette eau que tu choisis, paresseusement et coupé du monde, dans une paix retrouvée avec les êtres et les choses. Eau que tu verses lentement, lentement, dans le petit récipient de cuivre, aux reflets sombres et mystérieux, dorés, presque fauves, avant de le poser sur un feu doux, ou mieux encore sur du charbon de bois. » (p. 13).
Le récit est bien sûr plus précis, puisqu’il est question de l’intervention militaire israélienne au Liban de 1982. Voici par exemple un dialogue avec une Libanaise persuadée que les Palestiniens doivent partir : « — Pourquoi vous ne retournez pas chez vous et qu’on en finisse une fois pour toutes ? — Comme ça, tout simplement, on retournerait chez nous et ce serait fini ? — Mais oui ! — Tu sais bien qu’ils ne l’acceptent pas. — Eh bien alors, battez-vous ! — C’est bien ce que nous faisons : ce n’est pas la guerre maintenant ? — Vous vous battez pour rester ici, pas pour rentrer chez vous. — Pour rentrer, il faut d’abord être quelque part. Celui qui rentre, s’il rentre, il arrive bien de quelque part ! » (p. 39).
Et la conclusion amère :
« La mer arpente les rues. La mer pend aux fenêtres et aux branches des arbres desséchés. La mer tombe du ciel et entre dans la chambre. Bleu, blanc, écume, vague. Je n’aime pas la mer, je ne veux pas de la mer parce que je ne vois ni rivage, ni colombe. Je ne vois dans la mer que la mer. Je ne vois pas de rivage. Je ne vois pas de colombe. » (p. 157).

Meurtre au kibboutz

Côté juif, voyez mon article consacré à une anthologie de L’Humour juif, par Alain Openheim. J’ai également apprécié Meurtre au kibboutz (1992) de Batya Gour (1947-2005). Cet épais polar de Folio policier est surtout un prétexte pour une sorte d’exposé historique et sociologique sur cette utopie juive, qui existait bien avant la création de l’État d’Israël. Comme toute utopie elle avait ses avantages & défauts, et c’est ce que montre l’enquête du commissaire Michaël Ohayon. Le kibboutz en question est ancien et prospère, car une activité industrielle de cosmétique fournit des revenus bien plus considérables que les activités agricoles. Des points importants sont en débat, le fait d’« autoriser les enfants à dormir sous le même toit que les parents, recréer la cellule familiale bourgeoise, [ce qui] impliquait un renoncement à l’un des fondements de l’idéologie collectiviste », ainsi que la création de maisons de retraite pour les vieux. Le vieux Sroulké, un des fondateurs du kibboutz, meurt lors d’une fête, terrassé semble-t-il par une crise cardiaque. Cette fête était l’occasion pour le député Aharon, ancien enfant du kibboutz, de renouer avec sa communauté, qui ne l’accueille pas forcément très bien. Il renoue aussi avec Osnat, orpheline comme lui hébergée par la même famille, veuve, très impliquée dans la gestion du kibboutz. Fania est une vieille fondatrice aussi, à qui « le chiffre bleu inscrit sur son avant-bras » confère une certaine autorité morale. Elle s’oppose au projet de « maison de vieux ». Aharon est en voie d’abandonner la sexualité, drame de l’homme vieillissant : « L’allure pesante et maladroite, il considérait sa calvitie naissante comme un processus inévitable qui le mènerait, entre autres, à renoncer au sexe. Il ne faisait aucun exercice physique, évitait de regarder dans la glace son corps mou et son visage qui exprimait une espèce d’obstination passive ».
Osnat veut à tout prix faire passer son « projet du troisième âge », car elle constate que les vieux, qui constituent près d’un tiers de l’effectif, bloquent tous les changements, avec une partie des jeunes. Osnat meurt à son tour subitement à l’infirmerie du kibboutz. Son cas serait passé inaperçu si elle n’avait été l’amie d’un député. Or à l’institut médico-légal, un docteur Kestenbaum, qui parle hébreu avec un fort accent roumain, détecte un poison violent utilisé comme insecticide, le parathion, ce qui nous vaut la mise en abyme d’une enquête précédente sans aucun rapport avec le récit, au cours de laquelle le docteur qui travaillait en Roumanie, avait identifié le même poison. Cette analepse dure 12 pages, commence par « Je raconte comme si c’est une narration, oui ? », et finit par : « Kestenbaum raconta la suite des événements sur un ton presque indifférent, comme s’il s’agissait de la partie la plus futile de l’histoire. Comme la fin d’un roman policier, se dit Michaël. Ce qui est passionnant, c’est le développement de l’intrigue et pas le dénouement si prévisible ». L’enquête révèle les frustrations de la vie au kibboutz : « Il y a de la solitude ici. […] À part ça, on se marie, on fait des enfants, on leur consacre tous les après-midi, puis on va les coucher ; si l’on a trois enfants, ce qui est la moyenne ici, on finit vers huit heures, puis on dîne chez soi ou à la salle à manger. » L’un des habitants du kibboutz révèle ses pensées sur l’institution : « Toutes ces balivernes sur une société juste, une société idéale. Qu’en est-il advenu ! Toute cette idée d’un lieu ou d’un groupe humain fondé sur l’égalité, à chacun selon ses besoins et ses possibilités, quelle bêtise ! […] Et le coucher collectif. Même à douze ans, les enfants n’aimaient pas ça. Il y en avait qui mouillaient encore leur lit, d’autres se réveillaient la nuit. Et toutes les interrogations sur la personne qui les garderait cette nuit… Et le statut des parents… Les parents, c’est une institution qui est niée là-bas. » (p. 300). Dave, un Canadien célibataire qui s’est installé au kibboutz récemment, raconte qu’on a cherché à le caser : « Cette société qui était censée être une grande famille, qui dénonçait la cellule bourgeoise familiale, manifestait tous les jours un conservatisme surprenant ». Une page plus loin, un pléonasme amuse : « Il y a bien une lesbienne qui vit avec une femme dans le kibboutz, alors que l’homosexualité n’est pas admise ». Et la « femme » qui vit avec la « lesbienne », elle est quoi ?

Palestine

Hubert Haddad publia chez Zulma en 2007 ce court roman au titre sobre, peut-être plus un conte qu’un roman, tant l’histoire est invraisemblable. Un soldat israélien survit à une attaque de terroristes arabes ; au moment où les combattants qui l’ont enlevé s’apprêtent à le liquider, ils sont décimés par un raid dont il sort indemne et amnésique. Pris pour l’un des combattants par une famille palestinienne, on le fait passer pour un frère disparu. Il endosse cette personnalité, et redécouvre l’existence côté palestinien, sans s’étonner de rien. Sa jeune « sœur » tombe plus au moins amoureuse de lui, et c’est réciproque, mais ils subissent toutes les avanies possibles de la part des soldats israéliens. Il est destiné à une attaque kamikaze avec une ceinture d’explosifs, et on l’expédie à Jérusalem avec un passeport volé, qui se trouve être le sien, ce qu’il ne sait pas, mais il passe les contrôles. Il découvre qu’il parle parfaitement hébreu. À Jérusalem, une jeune femme le reconnaît et lui parle de son frère peintre et fou. Il se souvient, et rejoint ce frère. La fin est exprimée de façon alambiquée. Se suicide-t-il ? Hubert Haddad évoque son véritable frère Michel Haddad (voir cet article qu’il lui consacra). Je l’avais déjà lu à sa sortie, et à la relecture, j’ai été gêné par le côté prétexte documentaire du récit. Les personnages commentent ce qu’ils subissent de la part des Israéliens, comme s’ils le découvraient, un peu comme au théâtre de vieux amis qui commentent à voix haute des actions qu’ils répètent pourtant depuis des années… Une bonne partie de l’action se passe à Hébron, ce qui permet de vivre de l’intérieur la situation particulière des habitants de cette ville partitionnée.

Une Femme fuyant l’annonce

David Grossman est un auteur juif israélien important, qui publie pavé sur pavé. Une Femme fuyant l’annonce (Seuil, 2011, 22,5 €) étant présenté par le Guide du Routard comme un chef d’œuvre, je me le suis coltiné. Malgré un côté verbeux (668 p. en édition grand format !), c’est instructif. La protagoniste, Ora, part en randonnée dans le nord d’Israël comme une sorte de conjuration, alors que son fils, qui vient de terminer ses trois années de service, repart pour une mission militaire pour laquelle il s’est porté volontaire. Elle espère ainsi conjurer une éventuelle annonce de décès en mission. Elle entraîne son ancien amant Avram, lequel fut soldat, grièvement blessé et torturé lors d’une opération en Égypte, ami avec Ilan qui deviendra le père des deux enfants d’Ora, rongé par un sentiment de culpabilité d’avoir échappé aux tortures et usurpé la place d’Avram au sein de ce trouple. Lors de cette randonnée, ils sont hébergés dans un moshav, et un bref échange donne bien l’ambiance : « – Son fils est à l’armée, il participe à l’opération qui a lieu en ce moment.
Un murmure de sympathie monte dans la pièce, des bénédictions fusent pour ce soldat en particulier et l’armée en général, et des invectives : « Dieu maudissent (sic) les Arabes », « chaque fois qu’on leur donne quelque chose, ils veulent davantage », « ils n’ont qu’une envie, c’est nous tuer, car Esaü haïssait Jacob ». Ora suggère aimablement qu’on ne parle pas politique. La jeune fille bourrue hausse les sourcils, l’air étonné : – Politique ? Mais c’est la vérité ! C’est écrit dans la Torah ! » (p. 202).
Ora se livre à l’anamnèse de ses histoires, y compris ce qui concerne Avram. La rivalité entre Avram et Ilan, les deux amants d’Ora, peut se lire comme une métaphore du rapport entre juifs et Arabes. En effet, lorsqu’il la quitte après la naissance d’Adam, Ilan ne peut s’y résoudre, et se rapproche progressivement en louant des maisons de plus en plus voisines de celle d’Ora et de son fils, jusqu’à obtenir de loger dans la cabane du jardin : « Il y avait quelque chose chez Ilan – tu sais, sa présence absente, sa complète indifférence envers Adam, quand tout le monde se pâmait devant l’adorable enfant qu’il était – qui le rendait fou. » (p. 245). L’expression « présence absente » peut-elle être due au hasard ? De même quand au cours de leur randonnée, Ora & Avram tombent sur une horde de chiens devenus sauvages qui les encerclent et dont ils peinent à se débarrasser. Ora apprivoise l’une d’entre eux en lui disant : « Avant, tu vivais dans une maison » (p. 367). N’est-ce pas également une métaphorisation de la situation des Palestiniens ?
Ils tombent fréquemment sur des stèles rendant hommage à des soldats morts à cet endroit, avec une date du calendrier hébraïque. Ex : « À la mémoire du capitaine Nadav Klein. Tombé pendant la guerre d’usure dans la vallée du Jourdain, le 27 Sivan 5729. 12 juillet 1969. » On apprend d’ailleurs assez vite (enfin au bout de 200 pages !) qu’Avram est en fait le père d’Ofer. Ora évoque en passant son propre service, mais ne développe pas : « j’avais terminé mon service militaire alors qu’ils avaient encore un an à tirer, plus un autre dans l’active » (p. 303). Pourtant, ce sont là des informations qui intéresseraient bougrement le lecteur étranger ! Ora exprime un sentiment de survie : « Nous avons réussi à passer à travers les gouttes sans y laisser de plumes, entre les guerres, les attaques terroristes, les roquettes, les grenades, les balles, les obus, les bombes, les snipers, les attentats suicides, les billes d’acier, les pierres, les couteaux, les clous. » (p. 309). De longues pages sont consacrées à la conversion « à la branche chiite des végétariens » (p. 318) d’Ofer enfant, qui devient provisoirement un végétarien fanatique. Il est regrettable, alors que le roman est truffé d’allusion à la Bible, qu’aucune référence ne soit faite à cette occasion, aux innombrables sacrifices animaux et consommations rituelles mentionnées dans le texte religieux, qui doivent bien poser un cas de conscience aux juifs végans !
Au fil de l’anamnèse, on en vient à évoquer l’époque de la jeunesse des personnages où « pendant un an, il n’y a pas si longtemps, au début de la guerre, je sortais avec toi et lui en même temps » (p. 408). Ils furent si proches qu’est évoquée l’hypothèse qu’Ilan « devrai[t] peut-être devenir homo » (p. 391). Une phase de l’évolution enfantine d’Ofer le voit devenir paranoïaque à propos des Arabes, ou plutôt des musulmans : « Il voulait savoir « combien ils étaient contre nous ». Il s’entêta jusqu’à ce qu’Ilan lui trouve la population exacte de chaque pays musulman du monde. Ofer enrôla Adam, et ils s’enfermèrent dans leur chambre pour se plonger dans les calculs. » (p. 435). Je note un passage émouvant qu’on pourrait trouver dans n’importe quel roman de n’importe quel pays : « Un jour, il avait environ cinq ans […], Ofer s’est mis à nous appeler Ora et Ilan à la place de « maman » et « papa ». Cela ne me dérangeait pas, me plaisait bien, au contraire, mais Ilan n’appréciait pas. « Pourquoi auriez-vous le droit de m’appeler par mon prénom et pas moi ? » raisonnait Ofer. Ilan lui a répondu une chose que je n’ai jamais oubliée. « Il n’y a que deux personnes au monde qui peuvent m’appeler papa. Tu imagines quel plaisir cela me procure ? Réfléchis : y a-t-il beaucoup de gens dans l’univers que tu peux appeler papa, toi ? Pas vraiment, hein ? Et tu voudrais renoncer à ce privilège ? » Ofer l’écoutait attentivement, il comprenait, et depuis ce jour, il ne l’a plus jamais appelé autrement que « papa » ».(p. 538). Autre phrase mémorable sur le mécanisme de l’angoisse : « À peine a-t-il déposé son message qu’un sablier s’est retourné quelque part, le temps est reparti de zéro, sans que l’espoir l’emporte sur la peur. » (p. 645). Une note sobre après le récit nous apprend que l’auteur a perdu l’un de ses deux fils en service alors qu’il était en train de terminer ce livre, dont il avait fait lire des pages à ce fils.

It must be heaven

17 ans après Intervention divine, Elia Suleiman sort It must be heaven en 2019. Le cinéaste palestinien n’a réalisé que 4 longs métrages, et l’on a l’impression de revoir un peu le même film. Il interprète son personnage, ES, qui a vieilli depuis 2002. Un personnage muet, à la Buster Keaton ou Jacques Tati, qui se contente d’observer (quasiment sans paroles) avec ironie les comportements souvent étranges et violents engendrés par l’occupation israélienne en Palestine. La nouveauté avec It must be heaven est que cette observation est étendue à Paris et New York où le réalisateur s’exile. On a parfois l’impression qu’il botte en touche pour éviter l’accusation d’antisémitisme à une époque kafkaïenne où les députés français discutent d’une énième loi à la con assimilant antisionisme et antisémitisme (par « loi à la con » je veux pointer toutes ces lois que notre époque de régression promulgue contre la liberté d’expression). Bref, comme dans Intervention divine, Elia Suleiman filme une violence latente entre arabes palestino-israéliens, mais il montre que cette violence sociale est étendue à tout l’Occident. À Paris il fantasme des scènes dans les quartiers centraux, que l’habitant du quartier de la Chapelle que je suis trouve un peu édulcorées. Par exemple il montre la ligne 12 du métro avec un seul tatoué alcoolique au comportement problématique qui, bien évidemment, est de peau blanche, aux stations du sud de la ligne, ce qui évite d’aborder la question moins consensuelle (pour les critiques de Libé et de Télérama) de ce qui se passe dans la partie nord de la ligne (là où habite votre serviteur). On est loin du réalisme, mais c’est amusant. La longue scène où le personnage réalisateur doit éloigner de la main un moineau qui ne cesse de s’approcher en sautillant de l’ordinateur dont la marque est visible (placement de produit), évoque de façon métaphorique la situation politique en Palestine : on voudrait bien éloigner d’un revers de main ces moineaux de Palestiniens qui réclament leur terre !

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Lionel Labosse


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