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Notes de voyage au Japon (2019)

À la fois futuriste et rétrograde : le Japon (5/5)

Article 5 : Langue, littérature & cinéma.

samedi 21 décembre 2019, par Lionel Labosse

Après un premier chapitre intitulé « Pipi, caca, popo », un 2e chapitre Tatouages, urbanisme & urbanité, un 3e chapitre Transports, vieillissement, musées, histoire, un 4e chapitre Monuments, coutumes, sexualité, flore, nous traiterons dans ce chapitre V et dernier, de langue, littérature & cinéma. Attention, à partir de cet article (enfin disons de la fin de cet article), les nenfants vont au dodo, on reste entre adultes, et si on n’a pas envie de lire des cochonneries, on retourne à son sudoku ; après faudra pas venir se plaindre qu’on vous aura pas prévenu…

Langue

Nul en langues, je n’ai rien compris au japonais écrit ou oral. Arigato pour merci, c’est tout, et même sayonara, bonsoir, je n’ai jamais osé le prononcer, car encore aurait-il fallu savoir en quelles circonstances exactement pour ne pas commettre d’impair. Pour les remerciements, les Japonais les modulent avec des inflexions de voix telles que je n’arrivais pas à percevoir exactement la formule qu’ils avaient prononcée. Mais cette formulette magique chantante vous avait un côté charmant. Pour l’écrit, j’ai renoncé à me repérer entre kanjis et machins, c’est trop compliqué pour mon vieux cerveau. Il y a quelques caractères clés qui ressemblent à des idéogrammes, comme « yama », montagne, que l’on trouve dans Fuji yama ou Takayama : 山. Mais regardez seulement la transcription phonétique de Fuji yama prononcé à la japonaise, et vous comprendrez pourquoi j’ai renoncé…
« Il serait impossible d’établir une syntaxe ou de faire une grammaire exposant en entier son mécanisme. Les mots ne sont pas des matériaux indépendants, pouvant subir indifféremment tel ou tel groupement suivant les besoins du moment ; les phrases sont d’avance toutes construites, les pensées, les actions y sont traduites par un assemblage de mots mis dans un certain ordre, suivant un usage accepté et qu’on ne peut modifier sous peine de n’être plus compris. Aussi son étude offre-t-elle de grandes difficultés pour les étrangers, dont peu arrivent à la posséder complètement. Ainsi, par exemple : « je mange » se dira tabemas ; pour employer une forme plus polie, on se servira, dans l’interrogation seulement, du verbe agarou, élever, signifiant dans ce cas « faire l’honneur d’élever l’objet offert jusqu’à la bouche » ; au contraire, la forme d’humilité pour les inférieurs sera, cette fois dans la réponse, itadakimas, « je mets sur ma tête ». Donc, suivant les différents cas, le verbe manger s’exprimera par : « je mange », « tu élèves », « il met sur sa tête » ; on comprendra aisément les obstacles que rencontre celui qui veut étudier une langue dont tout l’organisme est analogue » (Le Voyage au Japon, Raymond de Dalmas, p. 728).

Le Pavillon d’Or de Yukio Mishima

Le Pavillon d’Or (1955) de Yukio Mishima revient sur l’incendie qui en 1950 consuma le Pavillon d’Or (Kinkaku-ji) à Kyoto. J’ai utilisé l’édition Folio, 1961, traduction de Marc Mécréant, 380 p.
Mishima met le narrateur dans la peau de Mizoguchi, l’incendiaire, un bègue contrefait, fils de prêtre, devenu le protégé du prieur du temple. Un prieur aux relations ambiguës : « Quand un prieur parlait de faire entrer un novice à l’université, c’était la preuve qu’il fondait sur lui les plus grands espoirs. Souvent, dans le passé, on avait vu des novices aller des nuits de suite faire des massages d’épaules au Prieur, dans l’espoir de se faire envoyer à l’université » (éd. Folio, p. 133). Obsédé par l’idée de beauté, il est amené par des sentiments contradictoires à haïr tout ce qui prouve qu’il est laid. Dans un épisode marquant, il est contraint par un GI éméché, à marcher sur le ventre d’une prostituée : « Comment résister ? Je levai ma botte de caoutchouc. Il me donna une tape sur l’épaule : mon pied retomba sur un corps aussi flasque que la boue de printemps, c’était le ventre de la fille. Elle ferma les yeux en gémissant.
« Encore ! Continue ! Encore ! »
Mon pied, de nouveau, tomba. L’impression grinçante que j’avais éprouvée au premier pas fit place, au second, à une joie débordante. « C’est un ventre de femme ! Me disais-je. Et voici ses seins ! » Jamais je n’avais imaginé qu’une chair étrangère pût répondre si fidèlement, avec la parfaite élasticité d’une balle » (éd. Folio, p. 130). Peu de temps après, cette femme viendra faire un scandale, étouffé par le prieur. Le narrateur n’avoue pas, mais la conscience du mal fait son travail : « Se fût-il agi d’une simple bagatelle, maintenant c’était fait : j’avais très clairement conscience d’avoir commis le mal, et cela était accroché au-dedans de ma poitrine, comme une décoration » (p. 140).
À l’université, Mizoguchi se rapproche de Kashiwagi, un pied-bot qui lui donne des leçons de vie : « Les infirmes, comme les jolies femmes, sont las d’être regardés ; ils ont la nausée de vivre continuellement cernés par le regard des autres, et c’est de leur existence même qu’ils chargent le regard qu’ils renvoient aux autres : le vainqueur est celui qui impose son regard à l’autre » (p. 148). Kashiwagi a découvert que certaines femmes, souvent fort belles, qu’il sait repérer, sont attirées par les infirmes, et il en profite.
Au fil de son amitié avec ce Kashiwagi, Mizoguchi découvre son habileté à confectionner des bouquets, art que lui a appris une femme qu’il congédie lorsqu’il en a suffisamment appris. « Fleurs et feuilles, qui existaient COMME ELLES ÉTAIENT, se métamorphosant instantanément en fleurs et feuilles TELLES QU’ELLES DEVAIENT ÊTRE. Ce n’étaient plus quenouilles et iris venus d’une touffe, d’un pied quelconques, anonymes ; c’était bien plutôt, dans une absolue netteté de contours, dans un absolu dépouillement, l’essence même des quenouilles » (p. 222). Cette phrase me semble une paraphrase de la fameuse citation de Stéphane Mallarmé, dans l’Avant dire au Traité du Verbe de René Ghil (1886).

Le Pavillon d’Or (Kinkaku-ji) à Kyoto.
© Lionel Labosse

Mizoguchi voit naître en lui l’idée de détruire le Pavillon d’Or, ce qui révèle son ignorance de la question, pourtant cruciale au Japon, du bateau de Thésée, qui rend impossible la destruction de bâtiments d’une telle architecture : « D’une part, un simulacre d’éternité émanait de la forme humaine si aisément destructible ; inversement, de l’indestructible beauté du Pavillon d’Or émanait une possibilité d’anéantissement. Pas plus que l’homme, les objets voués à la mort ne peuvent être détruits jusqu’à la racine ; mais ce qui, comme le Pavillon d’Or, est indestructible, peut être aboli. Comment personne n’avait-il pris conscience de cela ? Et comment douter de l’originalité de mes conclusions ? Mettant le feu au Pavillon d’Or, trésor national depuis 1890, je commettrais un acte de pure abolition, de définitif anéantissement, qui réduirait la somme de Beauté créée par la main de l’homme » (p. 288). Le Pavillon d’Or abrite cependant une « statuette en bois d’Ashikaga Yoshimitsu, classée parmi les trésors nationaux » (p. 360). Celle-ci est destructible. L’article de Wikipédia ne nous dit rien sur cette statuette, mais on apprend qu’après sa reconstruction, « L’inauthenticité de ses matériaux ne le qualifiant plus comme patrimoine national exceptionnel, il a été retiré de la liste des trésors nationaux », mais que, paradoxalement, « En 1994, le Pavillon d’or est inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO » ! La version anglaise de Wikipédia nous apprend que la statue fut perdue mais restaurée (lost to the flames (now restored)), ce qui ne manque pas de sel : sacrés Japonais !
Une notation fugace m’amuse : « Dans le terrain vague [où le narrateur tente d’échapper à Kashiwagi devenu son créancier], les camomilles sauvages prospéraient comme du chiendent ; le sol était jonché de vieux papiers et de bouteilles vides » (p. 305). On est forcément près de la catastrophe !
Avant de passer à l’acte, et pour obtenir le renvoi du Prieur, Mizoguchi va dans une maison de passe pour perdre sa virginité. « La veille, j’étais allé dans une pharmacie lointaine, où je ne risquais pas d’être reconnu, pour acheter des préservatifs. […] Le soir, j’en avais essayé un. […] il se tenait droit, pareil à un dieu de malheur, sans yeux ni nez, lisse et d’un gris cendré. Sa forme déplaisante me rappelait le rite sauvage du « Rasetsu » — le Retranchement du membre génital –, dont on ne trouve plus trace aujourd’hui que dans certaines traditions orales » (p. 326). « Je n’avais pas la moindre idée de ce que peut être le plaisir. Comme rejeté hors de l’ordre normal des choses, comme exclu de tout rang, seul, j’avais l’impression de traîner mes pas fatigués au milieu d’un désert. Le désir, tapi, genoux serrés, au fond de moi, montrait son dos maussade » (p. 327).
Il se rend donc au bordel à deux reprises, avec la même jeune prostituée ; scènes utiles pour connaître le fonctionnement de ce service public au mitan du XXe siècle au Japon. À noter que si lui, novice, va au bordel, il avait auparavant surpris le Prieur en compagnie d’une geisha, ce qui avait initié un malentendu tacite et un rapport de haine / attirance avec le Prieur. Il refuse de s’apitoyer, se durcit, y compris contre les tentatives du Prieur de toucher sa corde sensible par des actes. Il prépare son attentat, et dans ces entrefaites, l’alarme incendie tombe en panne en plein été. La réparation est immédiate, mais dure deux jours, pendant lesquels on omet de poster un gardien de nuit. La veille du jour J arrive à l’improviste un Père vénérable, ami du défunt père du narrateur, et celui-ci est à deux doigts de renoncer à son projet tant ce Père est digne d’éloge, et ne pratique pas la langue de bois comme les autres prêtres : « Ma foi ! Tu as tout l’air d’un bon étudiant, d’un étudiant sérieux. À quel genre de dissipations tu te livres, sous le manteau, ça, je l’ignore. Mais, dis-moi, ça ne doit plus être comme autrefois : vous n’avez sans doute pas beaucoup d’argent à consacrer à vos débauches ! Ton père, le Prieur d’ici et moi, quand nous étions jeunes, quel sabbat nous avons pu faire ! » (p. 354). Quand je vous disais religion bon enfant !

Les Bébés de la consigne automatique de Ryû Murakami

Ryû Murakami (né en 1952) est un romancier et réalisateur dont l’œuvre contredit toute la vision du Japon développée dans cette série d’articles. Il s’intéresse à l’envers du décor (qu’ont pu révéler aussi certains cinéastes nippons). Les Bébés de la consigne automatique (Picquier poche, 1980, traduit par Corinne Atlan, 522 p., 10,7 €) est l’histoire de deux garçons, Hashi et Kiku, réunis par une circonstance commune : ils sont les seuls à avoir été abandonnés dans une consigne automatique et à avoir survécu, parce qu’ils ont crié assez fort ou que des chiens les ont débusqués. Du coup, ils ont été soumis ensemble à une thérapie destinée à les rattacher à la vie (écoute d’un son ressemblant au « battement du cœur maternel que l’enfant entend dans l’utérus » (p. 18)). Adoptés comme une fratrie par un couple d’une île méridionale du Japon, ils découvrent tout seuls, dans cette île puis à Tokyo, un univers parallèle de pègre et de violence. Les protagonistes sont censés être nés en 1972, mais l’action se déroule bien après la date de parution (1980), ce qui en fait un roman d’anticipation. La traductrice a choisi d’utiliser « TGV » pour Shinkansen (p. 23). Hashi enfant rencontre souvent « une mendiante ou une vagabonde » et se « demande si ce n’est pas la femme qui [l]’a mis au monde » (p. 41). Voilà encore qui contredit nos observations sur l’absence de mendicité au Japon. Hashi, bientôt rejoint par Kiku, se réfugie dans une zone interdite de Tokyo, un « îlot de la drogue » contaminé par des produits chimiques, barricadé et devenu « un haut lieu du crime », décrit comme une cour des miracles. Ce livre date d’avant l’effort d’assainissement de l’air des années 2000 signalé dans l’article environnement au Japon. Au centre de cet îlot, « il y a une place qu’on appelle « le marché », où on trouve tout ce qu’on veut à vendre et à acheter : du chaton jusqu’au vieux pédé, et aussi toutes les sortes de drogues et de tranquillisants possibles et imaginables » (p. 128). Un des personnages de ce lieu mal famé lance d’ailleurs des imprécations imprégnées de christianisme (« Le Seigneur vous punira ! Malheureux, tu ne connais donc pas la révélation de saint Jean ? », p. 214). Kiku est gêné par les annonces automatiques dans les transports. Je le note parce que quarante ans après la publication de ce livre, c’est devenu un fléau en France, et jamais je ne lis ni n’entends rien à ce sujet : « Prochain arrêt : Shin-Yokohama, répétait une voix mécanique et impersonnelle, tant de fois que Kiku se sentit écœuré. Rappelle-toi de Yokohama, semblait lui dire la machine. Pour lui, ce nom était lié au souvenir de son abandon dans un casier de consigne. Arrêtez ! Avait-il envie de hurler » (p. 103). Shinjuku est peuplé « d’autant d’ivrognes que de clochards » (p. 105), ce qui a bien changé ! Hashi devient un chanteur à succès sous la houlette d’un manager amateur de « jeunes garçons », mais cesse d’être homosexuel en rencontrant une femme mûre aux seins coupés qui lui rappelle sa mère. Il sombre peu à peu dans la folie, persuadé d’avoir une mouche dans la tête qui lui enjoint d’assassiner quelqu’un qu’il aime. Kiku tue sa mère quand Mister D. la lui fait retrouver, et va dans une prison pour jeunes délinquants utilisant des méthodes bienveillantes : « les prisonniers devaient trouver leurs propres moyens de pallier à la tension nerveuse, par la méditation zen, l’exercice, la respiration ou la masturbation » (p. 311). Kiku est en quête de réserves de poison tiré du datura, qui puissent rendre fous leurs consommateurs. Il s’évade de prison et n’a de cesse que de se procurer des quantités de ce poison pour en intoxiquer les Tokyoïtes, en présage de l’Attentat au gaz sarin dans le métro de Tokyo en 1995, 15 ans après la sortie du roman.

L’Honorable partie de campagne de Thomas Raucat

Voici un roman inclassable d’un certain Thomas Raucat (1894-1976), qui a fort peu publié. Envoyé comme ingénieur au Japon après la Première Guerre mondiale, il en revient parlant japonais, et écrit dans le navire qui le ramène en France, ce roman ironique sur les différences culturelles entre Japonais et Européens. Le livre a été republié, avec des modifications, en 1952. Un Français exilé sans sa femme, drague une jeune Japonaise à son goût et l’invite en excursion. Malheureusement, il est surpris par un industriel de sa connaissance, qui lui propose de le guider sur le lieu de villégiature, mieux que la jeune fille d’un milieu inférieur. La concupiscence de l’un ne peut communiquer avec l’esprit de l’autre, formatée par la culture nippone. Dans un style très moderne, l’auteur fait alterner par chapitres, le point de vue de chacun des personnages. Ainsi la jeune fille relate-t-elle une anecdote qui en dit long sur la mentalité admise à cette époque : comme elle doit accompagner ses frères au théâtre, « Il était convenable pour messieurs les petits frères de porter ce jour-là un costume européen comme feraient tous les autres élèves. Autrement, la mémoire de l’honorable grand-père aurait été couverte de honte. Mademoiselle Sumiko n’avait pas l’argent pour acheter les costumes et, pour en avoir, au lieu de se laisser marier au jeune monsieur qui l’aimait, elle a été à la ville se louer pour dix ans dans une honorable maison de prostitution. C’était sublime comme au théâtre » (p. 33). L’industriel révèle incidemment les coutumes sclérosées de son pays, ainsi des salutations : « Monsieur le professeur Kamei nous fit des révérences profondes et répétées. Nous répondîmes de la même façon en ayant soin de nous placer de biais pour le voir étant courbés et de ne pas nous relever avant lui. Il faut se redresser exactement ensemble. Sans cela le premier relevé commet une impardonnable incorrection » (p. 39). L’industriel ne comprend vraiment pas pourquoi l’honorable étranger a demandé à des jeunes filles de rang inférieur de l’accompagner : « Le Japon est un pays suffisamment organisé pour que, à tous les endroits d’excursions, on puisse trouver de spirituelles demoiselles geisha pour vous égayer, ou, si l’on est encore jeune, on puisse y rencontrer de jolies prostituées qui vous permettront une nuit agréable. Beaucoup de lieux d’excursion sont plus célèbres par leurs honorables-geisha que par la beauté du paysage. Une promenade est une occasion de se reposer un moment des dames qui vous sont habituelles et dont la société, tout agréable qu’elle soit, à la longue devient lassante. On laisse donc les dames à la maison, ou bien on leur offre de se promener entre elles. Il est possible qu’en pays étranger notre organisation n’existe pas et que l’on soit obligé d’emmener avec soi les dames qui seront le charme de la partie. C’est un encombrement et un souci. L’Europe est moins civilisée que nous à cet égard comme à d’autres. Mais pourquoi ne viennent-ils pas étudier en détail notre système ? Pourquoi ne le copient-ils pas ? Les Occidentaux sont trop fiers d’eux-mêmes » (p. 43). Mutatis Mutandis, je ne renierais pas cette réflexion de l’honorable protagoniste : « Parmi les Japonaises, j’ai déterminé deux catégories. Celle qui m’intéresse comprend peut-être dix pour cent des jeunes filles de seize à dix-huit ans. La catégorie qui m’indiffère comprend toutes les autres. Le pourcentage est maigre et en Suisse il serait plus élevé. Heureusement le Japon est un pays à population dense. Il y a toujours beaucoup de femmes à portée de vue et un cœur comme le mien a toujours au moins un point de mire. Je suis un sentimental » (p. 72). Le mutadis, c’est l’âge d’élection, qui descend parfois à 15 ans, ce qui ne serait plus défendable actuellement. Le plus étonnant est que les Japonai(se)s ont une apparence physique lisse et juvénile bien au-delà de l’adolescence. Voici un paragraphe un peu limite : « Et j’ai mis un soir mon habit noir pour achever de conquérir une petite servante de brasserie, grosse comme mon poing et qui avait peut-être quinze ans juste. J’ai fait un nœud avec l’extrémité des basques. Pleine de joie, elle s’est assise dessus comme sur une escarpolette et elle s’est balancée pendant dix minutes a corps perdu sous l’arceau de mes jambes écartées. Quand elle a été bien étourdie, je n’ai eu qu’à la prendre dans mes bras et je l’ai eue comme j’ai voulu. Par contre l’habit noir était perdu à jamais… Cette petite fille me revint cher. J’avais fait faire l’habit à Marseille en partant et je l’avais payé 1650 francs… » (p. 83). Le chef de gare, qui a droit à un chapitre, est pince-sans-rire : « Nous n’affichons pas comme en Europe, dans les voitures, la photographie coloriée des curiosités du parcours. Cela lui aurait évité la fatigue de descendre voir Enoshima, il aurait été satisfait à en contempler l’image une heure et demie durant le trajet. Enfin, nous n’avons malheureusement pas d’accidents de chemins de fer comme on sait les organiser en Europe : des faits divers intéressants font ainsi défaut. Je m’en excusai très bas au nom du Ministère » (p. 94). La patronne de l’auberge a aussi son humour : « Peut-être s’était-il brûlé… Pourtant je savais que messieurs les étrangers ne peuvent supporter qu’une eau à peine tiédie. Aussi aujourd’hui malgré le désagrément qui en résulterait pour messieurs mes autres clients, j’avais donné des ordres pour que l’on n’allumât que la moitié du foyer. Lorsque Sa Seigneurie pénétra dans l’honorable-bain tiède, la température ne devait pas dépasser quarante-cinq degrés centigrades » (p. 114). Ces deux personnages sont aussi très préoccupés par le cérémonial en quoi consiste chaque minute de l’existence japonaise : « Je n’aurais jamais cru que le présent vînt de si haut. Dans un éclair je vis toute l’inconvenance que je venais de faire en n’admirant pas assez et en pleurant avant de savoir. Alors, imitée d’instinct par les six servantes présentes je me prosternai devant le jeune monsieur et les honorables-boîtes de conserves. Je me prosternai en pleurant. Je n’avais plus la force de sangloter, plus la force de crier. Les larmes coulaient de mes yeux, de mon nez, de ma bouche, de tous les trous de mon corps. C’était de l’humilité, du repentir, de la reconnaissance, de la vénération, des actions de grâce. Cela fit beaucoup d’humidité » (p. 118). L’une des invitées, mère de famille ou plutôt gouvernante du fils de son mari, s’étonne des coutumes nouvelles du tramway : « Dans une voiture de chemin de fer ou de tramway, il est de règle que les enfants s’asseyent d’abord, puis les messieurs, les dames enfin s’il reste de la place. Une dame assise ne se lève pas sauf si le monsieur qui entre est de sa famille. À présent, en général, il refuse et même quelquefois messieurs les étudiants offrent leurs places aux dames. Par genre, ils veulent imiter les ridicules coutumes d’Occident. Je n’aime pas cela. C’est ainsi que les bonnes manières se perdent » (p. 135). Sa conception des goûts sexuels des étrangers est amusante : « Je devinai à son air soumis qu’elle n’était pas heureuse de monter vers l’hôtel. Elle souhaitait que le Seigneur fût parti, ce qui aurait tout réglé. Elle avait probablement des soupçons sur les désirs du Seigneur à son égard. Jolie, fraîche et bien habillée comme elle l’était, on peut tenter même un Seigneur étranger. Elle avait accepté son argent, et elle serait encore son hôtesse à l’hôtel. Elle aurait donc des devoirs envers lui. De loin, ça ne l’avait pas effrayée. C’est un acte si naturel. Avec un Seigneur étranger ce serait même curieux. Mais au fur et à mesure que le moment se rapprochait, elle n’était plus tentée du tout. Certainement, ce n’était pas la première fois, mais les autres fois c’était avec de jeunes messieurs de chez nous et qu’elle connaissait » (p. 167). Pour la geisha, voici ce qu’elle pense d’elle-même : « J’ai dix-neuf ans et je commence le déclin de la vie ; j’ai donc de l’expérience » (p. 170). Et des femmes mariées : « Quelle différence y a-t-il donc entre une dame mariée et une o-joro san ? Ni l’une ni l’autre n’ont choisi leur destinée : c’est monsieur leur père qui a décidé et qui en a tiré tout le profit. L’une est honorée si elle est souriante et soumise à un honorable-époux changé plusieurs fois par nuit, et l’autre est honorée si elle remplit les mêmes devoirs avec un monsieur qu’elle n’a pas non plus choisi et qui doit rester le même toute la vie. Quand on réfléchit, aucune de ces deux alternatives n’est plus comique l’une que l’autre, et je me rappelle que j’avais écrit comme conclusion : « J’aime mieux être geisha » » (p. 178). Voilà son opinion sur l’étranger : « Messieurs les Occidentaux n’ont pas encore appris à s’asseoir comme tout le monde. Sans siège à sa portée, il paraissait aussi désorienté qu’un orang-outang tombé par inadvertance du cocotier natal. Mais il était beau et imposant comme un grand singe sauvage. Quelle taille ! Quelle corpulence ! J’en fus un peu troublée » (p. 218). La geisha comme la jeune fille sont révoltées par une pratique sexuelle contre-nature : « Par discrétion je me disposais à me retirer sur le balcon quand subitement l’honorable-étranger se livra envers la demoiselle à un acte réprouvé par la morale. La saisissant à bras le corps, il approcha sa bouche de la sienne pour lui faire kisu. D’instinct je cessai de regarder. La bouche n’est pas faite pour cela : elle est faite pour manger et surtout pour parler. Mais grâce à leur esprit inventif, messieurs les Occidentaux ont imaginé il y a quelques années ce vice extraordinaire. Je n’avais encore vu le kisu qu’au cinématographe dans les films américains. Messieurs les auteurs s’en servent pour faire savoir au public que c’est fini et qu’il faut débarrasser la salle au plus vite. Cette façon est bizarre et scandaleuse. Les familles honnêtes obéissent et quittent aussitôt la salle sans se retourner. Les jeunes filles comme moi baissent la tête en mettant l’éventail sur leurs yeux, et elles sont bien heureuses d’entendre messieurs les étudiants pudiques multiplier les sifflets et le charivari » (p. 221). Je vous laisse découvrir la fin, mais notre honorable compatriote n’en ratera pas une !

Le Paradis de Christophe Rafahel

L’Homosexualité n’est évoquée qu’une seule fois dans le volume de la collections bouquins : « Son favori [du Taïkoun], un jeune prince de vingt ans, charmant et très intéressant, monte dans la voiture et fait quelques tours dans la cour au grand plaisir du Taïkoun qui, à son tour, manifeste le désir d’en faire autant et monte en voiture avec le ministre, l’amiral et un de ses ministres » (Le Voyage au Japon, Léon Descharmes, p. 101). C’est en revanche le sujet d’un livre inédit et non daté que je possède depuis quelques années, ayant la chance de compter parmi les amis de ce mystérieux Christophe Rafahel dont j’ai déjà chroniqué deux livres, et qui ressemble comme un frère jumeau à un auteur que j’aime bien. Pour tout vous dire, j’ai discrètement profité d’une journée libre dans la mégapole pour décréter un moratoire sur la culture, et tâcher de découvrir un autre Tokyo. Comme j’avais lu le livre de ce Rafahel et que j’avais repéré dans le guide Spartacus les lieux de perdition tokyoïtes, j’ai jeté mon dévolu sur l’un des trois saunas gays de la chaîne des « 24 », celui de Shinjuku. J’avais imprimé le plan disponible sur le site, j’avais repéré le lieu sur plusieurs plans de la ville, et par sécurité j’étais parti en repérage le matin. Il m’avait fallu une heure pour dénicher l’endroit. Eh bien lorsque j’y suis retourné l’après-midi, arrivant par une autre station de métro plus proche, impossible de retrouver l’endroit seul. Il a fallu à nouveau que je demande ! Les adresses ne sont pas repérées par numéros dans les rues au Japon, mais il y a un nom de quartier suivi de deux ou trois numéros. Le sauna 24 de Shinjuku était donc réputé Shinjuku 2-13-1. Le 2, cela correspond à Shinjuku 2, subdivision de ce grand quartier, que rien ne permet de délimiter à l’œil nu, première difficulté. « 13 », je crois, c’est plus ou moins la rue, et 1, c’est le numéro dans la rue. Une difficulté au Japon, que j’avais déjà rencontrée en Corée, c’est que les plans affichés dans les rues n’ont jamais la même orientation. Le nord peut se trouver en haut, en bas, n’importe où, encore heureux si une flèche l’indique, et la plupart du temps seuls les endroits importants sont transcrits en alphabet latin, de sorte que se repérer sur un plan affiché demande une gymnastique d’esprit que je n’ai plus, bien que j’aie toujours en le sens de l’orientation. Ce qui m’a permis de trouver ce sauna, c’est qu’il se situe à proximité du petit temple Daisoji, très original d’ailleurs au Japon par son dôme parabolique en béton. C’est cela qu’il faut demander aux passants, au moyen de la transcription en japonais du temple sur le plan que vous aurez eu la précaution d’imprimer. Alors ils regarderont très aimablement sur leur smartphone, et vous guideront. Une fois que vous avez trouvé le temple, eh bien sachez que le sauna se trouve à 20 mètres, c’est dans un parking-garage, le bâtiment géographiquement le plus proche du temple, en coin de rue. Il y a bien un « 24 » en enseigne, mais le problème c’est que « 24 » c’est un peu un nom générique de tout hôtel au Japon, donc il y a plusieurs enseignes avec « 24 » dans la rue et le quartier ! Bref, là, vous montez une volée d’escaliers et vous vous retrouvez en milieu familier dans le monde gay. Le sauna est assez semblable à celui que j’ai eu l’occasion d’expérimenter en Corée du Sud, sauf que la promiscuité y est encore plus grande dans les parties communes, et que, comme dans certains pays d’Europe et d’Amérique, on peut louer une cabine privée. Pour tout vous dire, j’ai fini par tomber sur un gars ni beau ni laid, entre deux âges, avec lequel j’ai passé un moment tellement agréable que lors de mon retour à Tokyo, pour la dernière soirée, j’ai préféré continuer à visiter la ville en touriste au lieu de risquer une déception en retournant dans ce « 24 » où je n’avais guère de chance de trouver mieux, car au Japon comme ailleurs, dans ce genre d’endroit, on n’est que son âge. L’endroit est propre, ceci alors que les châlits ne sont pas faits de matelas en plastique comme partout dans le monde (sauf en Corée) mais couverts de draps. À certaines heures précises, indiquées par des pancartes, tel étage entier est fermé, et tout est nettoyé, les draps changés ; cela change du manque d’hygiène et de propreté qui règne dans ce genre de lieux à Paris. Quand j’y suis allé il y avait plusieurs non-asiatiques, dont un noir, lequel avait un fier succès ; je dis cela pour mitiger la réputation de racisme des nippons. Bref, laissons la parole à l’ami Rafahel. S’agissant d’un inédit, et avec la permission aimable de l’auteur, j’en retranscris de larges extraits qui se passent de commentaires. Toutes les fantaisies sexuelles sont évoquées avec la plus grande précision, sans périphrases ni métaphores, mais les extraits ci-dessous respecteront une certaine pudeur, ce site n’ayant pas de vocation pornographique. Précision importante : le « Paradis » de ce livre n’est pas la succursale de Shinjuku, sans doute plus petite, que j’ai eu l’occasion de visiter, ni celle d’Ueno, mais la maison-mère d’Asakusa. Autre précision : le narrateur ne dévoile rien de sa vie personnelle, à part qu’il réside au Japon et baragouine le japonais. Est-il cadre d’une entreprise occidentale ? boulanger ? artiste ? Mystère !

« Vous le Savez, Seigneur qui savez tout comme Vous connaissez le fond de mon cœur, – dois-je rougir d’avoir reçu d’infâmes glandes ? – l’endroit de ce monde où j’ai le plus joui de vivre dans mon corps se trouve à Tokyo. Cet établissement s’appelle Le 24 Heures mais les habitués l’abrègent en « Ni-ju-yon », Vingt-quatre. Dans cette sorte d’hôtel, librement, en permanence, se rencontrent des hommes qui aiment les hommes.
Voici comment je le décrirai, sans pudeur ni complaisance, à l’ange froid qui, sur l’ordre de Dieu, établira mon paradis » (p. 1).
« Depuis ce temps, courant la planète, je prends soin d’avertir tous mes autres dieux de rencontre : sans douter de leur divinité personnelle, exclusive et absolue, je persisterai à les prier à ma façon enfantine, dans le langage français où leur toute-puissance m’a fait naître. La suprême divinité ne permet-elle pas justement d’entendre tous les baragouins et surtout d’en peser les ferveurs ? De plus, ce temple avait beau honorer la déesse Kannon, moi je priais Bouddha : je le sens plus familier. Au Gautama de capter mes oraisons et de s’en débrouiller. Sur le chemin du 24, je lui ajoutais le vœu de m’envoyer, cette nuit-là, des brassées d’amants caressants et savoureux.
Le sauna-hôtel se trouve à quelques pas. Il suffit de prendre à gauche et dès le coin du temple, on voit briller le chiffre 24 en rouge néon dans le ciel. L’immeuble de briques n’a pourtant que quatre étages mais il dresse sa nouveauté au dessus d’un voisinage de modestes maisons grises du Tokyo de naguère. On traverse le jardin du temple, on passe devant trois boutiques de fripes, devant le portique en trompe-l’œil du mini-luna-park dont on longe les hauts murs flanqués de distributeurs automatiques de boissons ou de cigarettes. Dans cette ruelle poussiéreuse, on peut croiser un vieillard portant un seau vide, un lent cycliste appliqué à tirer sur son mégot. On marche dans la mélancolie de la province. Devant le 24, il y a un râtelier pour cinq, six vélos, rarement plein. Rien de tapageur ne signale le seuil de mon paradis. Il suffit de tirer la porte de verre fumée. »
« Face aux casiers, un guichet bas permet au personnel de surveiller les mouvements du vestibule sans dévisager les clients. Ce type de guichet respectueux de l’anonymat, se retrouve dans les hôtels de passe, cinés porno, peep-show et autres établissements publics où se tarifie la vie intime. Cette discrétion exprime la courtoisie japonaise, bien différente certes de la billetterie dans les commerces européens du plaisir où la caissière, femme-tronc d’aquarium, inflige la honteuse impression de vous passer à la douane » (p. 5). J’avais déjà vu de telles caisses dans certains hôtels de Corée où notre voyagiste nous avait réservé des nuits. Cela a beau être aussi des hôtels de passe, ce sont avant tout des hôtels, et tout un chacun peut y loger. Lors de mon passage au 24 de Shinjuku, il n’y avait pas de tel guichet ; soit que la situation ait évolué depuis l’écriture de ce livre (les gays ne se cachent plus au Japon), soit que la succursale ait été conçue différemment.
« Blancs de mousse, nous glissons nos corps face à face, nous dansons enlacés le ballet amoureux des poissons comme je le vis danser autrefois en plongée sous-marine sur la côte d’Afrique par un banc de poissons-perroquets en rut. Gonflés par la gestation, mâles et femelles se pressaient, se frottaient, se fourbissaient nageoire contre nageoire, je m’installais au milieu de leurs ébats, la folie d’amour les égaraient tellement qu’ils me serraient entre eux, collaient leurs écailles tremblantes de spasmes à mon flanc et me couvrirent de matière gluante, filaments de sperme et grumeaux d’œufs. Voilà que cette nage fantastique me revenait en mémoire à sentir en mes bras glisser cet amant enduit de mousse et d’eau » (p.14). Je vous avais prévenu, ça devient cochon ! Mais comme je l’ai remarqué moi-même, malgré l’absence de condamnation de la sexualité judéo-christiano-islamiste, l’ambiance reste japonaise, c’est-à-dire dans le quant-à-soi :
« Agréable instant celui où je percevais la gêne, l’émotion des deux hommes nus entre lesquels je me posais ! Dans quel trouble les jetait le soudain voisinage d’un étranger ! Ils ne me regardaient pas directement, ils se penchaient sur le petit miroir devant eux et d’un coup d’œil en biais inspectaient mon reflet. Ils me voyaient sourire. Je les intriguais. Cela n’allait jamais plus loin. J’imaginais qu’on aurait pu se frictionner les uns les autres, improviser des partouzes savonnées où les corps, les mains, les bites se fouilleraient en beau mélange de fesses. Mais non : il y régnait la décence des simples sento de quartier, aucune invite obscène ne s’y adressait entre homos qui pourtant ne venaient ici que pour la baise. Timides baigneurs ! Chacun restait seul en face de son corps, occupé de soi-même » (p 15).
Le narrateur apprécie la chaleur du bain : « J’entre dans l’eau fumante, la chaleur agrippe mes jambes de ses milliers de griffes cuisantes dont la douleur s’amenuise en épingles de flammes, puis en modestes piqûres, enfin en chatouillements. La circulation prend son galop d’enthousiasme, je m’immerge alors jusqu’au cou. Bien sûr, dans les premiers instants, le cœur s’affole, je l’entends cogner, je me sens la proie des mâchoires de l’eau, elles mordent mes bras, elles me broient la poitrine, elles me déchiquettent mais très vite les veines se déploient, le sang se remet en place, il afflue plus largement, somptueux, m’empreint d’une majesté d’estuaire, et la fièvre de l’eau, drogue apaisante, installe à l’intérieur des muscles une planante lassitude » (p. 16).
Le lieu comprend un restaurant où l’on peut faire connaissance, et qui est d’autant plus fréquenté qu’ouvert sans interruption et accessible à de lointains banlieusards qui louent une cabine pour le week-end ou la nuit : « Voilà le plat de nouilles. Je sépare le bois des baguettes accouplées. Négligemment, je prends soin de les frotter l’une contre l’autre pour en ébarber la tranche, rite qui me signale comme un connaisseur des manières de table locales. Je manie les baguettes du bout des doigts, piochant mes fuyantes nouilles avec une aisance de vieux gourmet. Les Japonais s’émerveillent inlassablement : se montrer surpris témoigne chez eux d’infiniment de courtoisie. Quelqu’un s’exclame donc : Jozu, né ! Quelle habileté ! Je m’attendais à cette banalité. Pas sorcier vraiment, de jouer avec les baguettes – mais on entre en conversation comme on peut. Cependant j’affiche un air faussement modeste. Ça plaît toujours. Je remercie du compliment en souriant. Ça engage déjà. Mes voisins frétillent. Je m’incline de politesse » (p. 22).
« En pénétrant dans les toilettes, il faut enfiler les mules réservées aux petits lieux, coutume japonaise. Je bataille : toujours trop justes pour mes vastes panards européens, ces mules en plastique ! Et en sortant, comme d’habitude, j’oublierai de les déchausser. À quoi servent-elles vraiment ? Ce domaine reluit de propreté, fleure les drogueries de tous les désinfectants chimiques » (p. 25). Ce paragraphe me réjouit : c’est exactement ce que je pensais !
« Y engage encore plus le goût du voyeurisme, caractéristique de la culture japonaise. Mais oui, la culture ! Qu’on analyse des estampes anciennes ou des films récents, on remarquera cette constante : le regard glissé du témoin furtif. Un spectateur caché se délecte à épier l’intimité d’une scène par l’entrebâillement d’une porte coulissante, par un trou du papier de la cloison, par le relâchement d’un kimono ouvert… Mais ici rien d’indigne. Le voyeurisme s’élève à l’art et l’imprègne, bien différent de la vergogne des miroirs sans tain de nos anciens bordels, bien éloigné de la gêne des cabines de peep-show d’aujourd’hui. Cette pratique du regard indiscret comporte noblesse, lieux répertoriés, grands maîtres. – À Tokyo, on les trouvera au parc de Hibiya dès la tombée de la nuit. Le voyeur ne fonctionne pas seul mais jouit de la complicité de celui qui se montre, surtout lorsque ce dernier lui dévoile un troisième personnage, dupe de leur connivence » (p. 33).
« Entre quatre et six heures, je l’avais remarqué, il se produisait un arrivage de chair fraîche, hommes vaillants et décidés à baiser. D’où venaient-ils ? Ouvriers des trois-huit, vigiles, terrassiers des chantiers de voirie (les travaux publics à Tokyo se réalisent de nuit pour ne pas gêner la circulation), voyageurs débarqués de province par un train-couchettes ou tout simplement forcenés du matin triomphant amenés par le premier métro. Tous dans la force de l’âge, ils apportaient la jouvence du jour actif, bousculant nos enlacements assoupis. Ils envahissaient les thermes, tournaient dans les étages sans dissimuler l’urgence de leurs fredaines » (p. 42).
« Au troisième, le 24 accomplit sa fonction hôtelière.
Cet étage ne comporte que des chambres particulières. Je n’en ai jamais visité que deux, également sans fenêtre mais fort différentes : dès le premier jour, la cabine de Fumio, sommaire espace à dormir. Par la suite, je connus une autre pièce couverte de tatamis, chambre spacieuse et confortable à la japonaise, sans meubles véritables sinon placards, futon, coussins, nécessaire à thé, coiffeuse miniature et table basse, mais aussi téléphone, toilettes, salle de bain particulière, télé privée. Bref, une classique chambre d’hôtel, retranchement luxueux dans un établissement où les clients venaient rechercher la promiscuité favorisée par les services collectifs » (p.61).
Ce livre, qu’on aurait pu imaginé publié à l’instar d’Espèces d’espaces de Georges Perec dans la collection « L’espace critique » dirigée par Paul Virilio aux éditions Galilée, est agencé non selon la chronologie, mais selon la géographie, et l’auteur s’en explique dans un interlude qui est le dernier d’une série de quatre contes intitulés chacun « Invention de » ceci ou cela. Le dernier, c’est « Invention du Paradis » : « Dans mon quartier à Tokyo, l’espace citadin s’organisait autrement que nous l’ordonnons en Occident avec nos rues nommées dont les habitations numérotées se succèdent arithmétiquement, pairs d’un côté, impair de l’autre. Dans l’esprit nippon, la rue n’avait pas grande réalité, m’a-t-il semblé, elle n’existait pas vraiment : seules quelques considérables avenues portaient une identité qui les matérialisait. Par contre, les îlots, les pâtés de maisons, les espaces construits, eux, portaient une désignation précise et pour en distinguer les habitations, on utilisait bien des numéros mais dans un beau fouillis, au petit bonheur la chance – on m’a dit ensuite que ces chiffres indiquaient l’ordre chronologique des constructions. Cet agencement étonnait beaucoup les étrangers.
Je mis longtemps à comprendre une telle organisation des étendues, je ne la perçus que par analogie avec la carte de l’Europe : comme les rues japonaises, limites abstraites, nos frontières ne portent pas de nom, sinon parfois celui d’un fleuve, et comme autant d’arrondissements, de quartiers, d’îlots, nous ne désignons concrètement que les étendues subdivisées les unes dans les autres : continent, états, régions, provinces, départements, cantons, communes. Y ajouter le beau désordre des villes surgies et baptisées au fil de l’Histoire. En définitive, je retrouvais sur nos cartes administratives une approche de l’espace semblable à celle de Tokyo.
Naïf, de s’émerveiller des dispositions si diversifiées de la Géographie ! Or pourrait-on appliquer même liberté à l’Histoire ? Pourrais-je par exemple présenter un rapport, plutôt qu’un simple récit, qui n’obéisse pas à la chronologie mais s’organiserait en fonction des lieux ? mentionner des éléments de la durée suivant la topographie, exposer le temps selon l’ordonnance de l’espace…
Cette règle appellerait d’autres contraintes dont la première consisterait, évidemment, dans une totale liberté de ton. Et où trouver la plus exigeante discipline de cette liberté sinon dans l’expression de l’intime le plus inavouable ? L’obscène de soi-même ! […]
Ce postulat de sincérité engagerait donc une franchise de vocabulaire au delà du bienséant et du honteux, à l’encontre des politesses surannées de la langue que ma naissance m’impose […].
Cet usage abrupt du vocabulaire exige que je me donnerai pour loi de ne pas employer les mots vagues ou insignifiants avec lesquels on tente souvent de masquer ce qu’on croit indécent. Et bannir dans ce récit aussi, toutes les formes du verbe français le plus usité qui insidieusement m’entraînerait à affirmer à travers la grammaire une existence que j’abomine.
Un tel ouvrage mériterait l’enfer des bibliothèques. Je l’intitulerais donc Le Paradis » (p. 73).

Pari réussi, cher Christophe ! Merci.
Avant de passer à des choses plus… enfin, moins… signalons un timide équivalent féminin, un « bar à masturbation » ouvert à Tokyo, avec un plan média mondial, mais vous remarquerez dans tous les articles qui en jasent, l’absence de mention du lesbianisme… Ce sont des femmes hors-sol, qui sont censées fréquenter l’endroit.

Howling Village de Takashi Shimizu

J’ai pu voir à la Cinémathèque en février 2020 ce film japonais de 2019, dans le cadre du festival de Gérardmer à Paris. Takashi Shimizu n’est pas un débutant, et cela se voit. Je ne vais pas faire une critique de ce film confus, ou du moins si riche qu’il est sans doute difficile d’en pénétrer les arcanes si l’on n’est pas Japonais. Le scénario amalgame plusieurs mythèmes propres au cinéma fantastique, le village englouti, les morts-vivants, les lycanthropes, le sixième sens… Le réalisateur s’applique à créer des scènes d’horreur avec les ficelles du genre. Bon, derrière tout ça, si je m’applique à trouver du sens, j’y décèlerais la culpabilité nippone relativement à l’engloutissement de l’ethnie aïnou. Dans le scénario, il s’agit d’hommes-chiens à la fois enfermés dans un tunnel et menacés d’engloutissement. Je n’ai pas compris l’empilement des deux thèmes. Une de ces femme-chienne met bas, et l’enfant est sorti du tunnel par la protagoniste, psychiatre dont (si j’ai bien compris) la grand-mère est elle-même une enfant abandonnée issue de ce village maudit, ce qui fait que sans le savoir elle en possède les traits distinctifs. Ce film si embrouillé est cependant un prétexte pour filmer les panoramas japonais. Je ne connais pas assez le Japon, mais les paysages montagneux me font penser aux Alpes japonaises. Plusieurs scènes sont tournées dans un cimetière à flanc de colline, et d’autres dans une cabine de téléphone avec ces fameux téléphones verts, qui se retrouvent au centre de scènes de terreur…
Dans le même genre fantastique et morts-vivants, j’avais vu un film rare : The Woodsman and the Rain, de Shuichi Okita (2011).

Nagisa Oshima & Kinji Fukasaku

Terminons avec quelques films de Nagisa Ōshima (1932-2013) et de Kinji Fukasaku (1930-2003). Du second, je mentionnerai le film culte Le Lézard noir avec pour acteur vedette le formidable Akihiro Miwa (toujours vivant en 2020), ainsi qu’un autre film culte, que je n’ai pas encore vu, mais qu’il serait intéressant de revoir en 2020, Virus, superproduction qui imagine une planète exterminée par un virus avec seulement quelques survivants. Des versions pirates en ont été mises sur Youtube récemment, mais une version plus propre en est disponible sur Internet archives pour ceux qui comprennent l’anglais, en 7 épisodes. De Nagisa Ōshima, j’ai déjà évoqué L’Enterrement du soleil (1960). L’année suivante, c’est Le Piège, histoire d’un soldat noir américain confié à la garde de villageois, et qui devient leur bouc émissaire. Film assez dur sur la culpabilité de la guerre, loin de l’auto-apitoiement sur Hiroshima. À rapprocher de Vivre en paix (1947) de Luigi Zampa. Ce film m’a donné l’impression d’un retour en arrière, avec le retour de la couleur au noir & blanc, et cette impression énervante qu’on retrouve souvent dans le cinéma japonais, de personnages qui ne savent s’exprimer qu’en hurlant et en se tapant dessus, même dans un milieu simple comme ici un village.
En 1965, Le Journal de Yunbogi est un court-métrage expérimental composé au banc-titre à partir de photos de voyage en Corée du Sud, vingt ans après la fin de l’occupation japonaise, alors que la Corée était loin d’être sortie de la misère. Le réalisateur invente une histoire qu’il colle à ses photos, en faisant lire des textes par des comédiens, un narrateur adulte et des enfants, sur fond de musique mélo. Ce genre de film peut fournir une réflexion sur la vitesse des images et le cinéma. Une histoire, ce sont 24 images qui défilent à la seconde, et qui produisent l’illusion de la réalité. En ralentissant le rythme des images, le réalisateur crée une fiction à partir de photographies de reportage, donc de la réalité…
 En 1967, Carnets secrets des ninjas est l’adaptation d’un manga éponyme, avec la même méthode du banc-titre que pour le court-métrage, adaptée aux dessins de Sanpei Shirato, avec un message révolutionnaire, qui semble avoir fait long feu au Japon. J’ai du mal à suivre pour tout dire, et je crains qu’il ne faille bien connaître le manga avant de se lancer dans ce long, long métrage. Mais c’est une expérience intéressante de constater que l’on peut raconter une histoire sans changer de dessin 24 fois par seconde. Je crois que les dessins animés japonais télévisés des années 1980 avaient compris la leçon, c’est pour cela qu’ils ont remporté une part du gâteau.
En 1968, c’est Journal d’un voleur de Shinjuku, très tendance à l’époque, contestation (à la japonaise) et francophilie à la une. Le titre est tiré du livre de Jean Genet Journal d’un voleur que le jeune homme vole à la librairie au début, se faisant dénoncer par la jeune fille au directeur, qui perçoit le jeu de séduction entre les jeunes gens. Au bout de 18 minutes de film on passe brièvement à la couleur, presque au moment de la défloration de la jeune fille, et il y aura comme ça quelques scènes en couleurs jusqu’à la fin. Il est beaucoup question de sexualité altersexuelle lorsque les deux jeunes sont reçus par un psychologue qui veut absolument les voir nus et que la jeune fille soit lesbienne car c’est très à la mode ! Et puis c’est un peu le portnawak godardien, pour ceux qui aiment, accompagné par une insupportable rengaine en guitare sommaire (« Ali baba ceci, cela »). Bref, mon opinion est que le réalisateur voulait raconter une histoire homosexuelle mais que ce n’était pas encore imaginable à l’époque, alors il a noyé le poisson.
En 1968, La Pendaison se base sur une histoire vraie pour une comédie sur la peine de mort. Kei Sato, un fidèle parmi les fidèles de Oshima, joue le directeur de la prison. L’exécution rate, mais le pendu ne se souvient de rien quand il reprend conscience. Il n’a même pas de trace de strangulation autour du cou, ce qui nous situe dans l’imaginaire. Il faut donc lui faire retrouver la mémoire, et tous les présents, du simple soldat au directeur en passant par l’aumônier, se livrent à une amusante mise en abyme, en rejouant la scène du viol et du crime, puis la vie de famille de l’assassin. Comme ce n’est pas convaincant, le scène du viol est rejouée par plusieurs assistants, et l’on comprend qu’il s’agit d’une allégorie du phénomène de catharsis à la fois du viol, donc du désir homosexuel puisque le rôle de la victime est forcément joué par des hommes, et de l’exécution capitale, qui est censée pour ses partisans, ôter l’envie de commettre un crime. Apparemment, ça fonctionnerait plutôt à l’envers ! Pendant un repas bien arrosé, les désirs homosexuels des assistants se révèlent plus ou moins. L’histoire repose sur le fait que le condamné est un immigré coréen, un zainichi. On retrace l’existence de ses parents, de l’émigration, la misère, le bidonville, jusqu’au lycée, pour faire retrouver au jeune homme la mémoire de son crime. Il y a une belle scène, c’est quand par la force de l’imagination de ce jeu de rôles, la porte de la prison s’ouvre, et tous les acteurs sortent de la maison du jeune dans le bidonville. Joli raccord sur le mouvement ! La misère sexuelle du condamné est évoquée. C’est une sorte d’affaire Tapner (un criminel de Guernesey dont Victor Hugo voulut empêcher l’exécution), car le garçon est peu défendable, mais Oshima s’en prend à la culpabilité générale des Japonais face aux zainichi.

La Pendaison, Nagisa Oshima, 1968.
© Nagisa Oshima.

En 1969, Le Petit Garçon aborde la question de la famille, famille peu reluisante d’un père qui fait servir sa compagne et son fils, issu d’un précédent mariage, à des tentatives d’escroquerie auprès d’automobilistes, en faisant semblant de s’être fait renverser. Il n’y a pas qu’eux, il semble que tout le monde escroque tout le monde. C’est un Japon qui sans doute a en partie disparu avec la prospérité, comme disparaissent progressivement les yakusa. Le film prend la forme d’un road movie du sud au nord du Japon car les personnages essaient d’éviter de faire repérer leur manège, et ils envisagent de recommencer en repartant du sud après s’être fait oublier. Alors qu’on est 4 ans après le début du Shinkansen, les trains utilisés sont des trains normaux, sans doute moins chers à l’époque, et même une fois l’avion. On est étonné, déjà à cette époque, de l’efficacité des services de secours, et des scènes à l’hôpital.
En 1970, Il est mort après la guerre prend pour personnage un camérateur qui subtilise une caméra à un groupe de jeunes et filme tout et n’importe quoi. Je n’ai pas compris grand-chose à ce film.

La Cérémonie, 1971, Nagisa Oshima.
« Désinfection, désinfection ! Tout le Japon doit être désinfecté avant le nouveau départ. Toi aussi, grand-père ! »
© Nagisa Oshima.

En 1971, La Cérémonie est un film sans concession sur une famille tuyau-de-poêle dominée par un patriarche incestueux qui a semé des enfants un peu partout. Le titre est ironique, puisque tout le cérémonial ne sert qu’à cacher la trivialité des actes et des sentiments. Le vieux est joué par Kei Sato, âgé de 43 ans lors du tournage, qu’on avait vu trois ans avant dans La Pendaison, vieilli avec des cheveux gris qui jurent avec l’énergie virile qu’il dégage. Les autres acteurs peuvent jouer un même personnage de 19 ans à 43 ans, grâce à cet aspect lisse des visages asiatiques. Au début, alors que le protagoniste à l’âge de 14 ans est au bain, sa tante le rejoint pour le laver, alors qu’il proteste qu’il peut le faire tout seul. Mais s’il se sent gêné, ce n’est pas d’être nu devant elle, mais qu’elle le prenne pour un petit garçon. Lors de la première « cérémonie », censée avoir lieu en 1947, un cousin fait irruption avec un fly-tox à la main, dont il asperge tout le monde au cri de « Désinfection, désinfection ! Tout le Japon doit être désinfecté avant le nouveau départ. Toi aussi, grand-père ! » Malgré l’ironie, c’est assez révélateur du goût japonais de l’hygiène. Moins que dans les films précédents, il y a toujours cette impression que les personnages hurlent et agissent souvent brusquement pour rien. À la fin, Oshima nous fournit une image très esthétisante gay du suicide du beau Terumichi, érotique même, car il est couché sur le ventre et présente ses fesses magnifiques. Évocation de ce qui aurait pu avoir lieu entre les protagonistes mais n’a pas eu lieu à cause de la prégnance du patriarche ? Annonce de Tabou, le dernier film du maître (1999).

La Cérémonie, 1971, Nagisa Oshima.
Ritsuko, Terumichi & Masuo.
© Nagisa Oshima.

En 1972, Une petite sœur pour l’été est le dernier film (en date) du coffret Collection Oshima paru en 2015. C’est encore un film difficile à comprendre pour un non-Japonais. Il semble y avoir une relation métaphorique entre la restitution de l’île d’Okinawa dans le sud de l’archipel (fin de l’Administration civile américaine des îles Ryūkyū en mai 1972) et la situation familiale d’une fille qui ne sait pas qui est son père d’un juge et d’un policier qui étaient amis à l’époque de la conception et ont « violé » la même femme, qui a l’air de trouver ça drôle. En tout cas la sexualité est abordée avec la plus grande crudité. Il est question de 3000 prostituées présentes sur l’île pour les touristes japonais.
En 1983, Furyo (Merry Christmas, Mr. Lawrence) est une production internationale, avec la musique marquante de Ryūichi Sakamoto, qui interprète aussi le troublant capitaine Yanoi qui semble un éphèbe alors qu’il avait 31 ans à l’époque. David Bowie (36 ans à l’époque) est le Major Jack Celliers qui trouble tant le capitaine dès qu’il le voit pour la première fois alors qu’il fait partie du tribunal qui doit le juger. Un superbe zoom avant nous révèle son trouble par les inflexions des muscles du visage. « Furyo » est le nom donné aux prisonniers de guerre par les soldats japonais.

Ryūichi Sakamoto, dans Furyo (Merry Christmas, Mr Lawrence) de Nagisa Oshima (1983).
© Nagisa Oshima.

Les Japonais jappent toujours avec cette violence caricaturale, mais dans ce contexte militaire, elle est plus plausible. L’homosexualité est au centre des préoccupations. La scène initiale est une scène d’humiliation d’un soldat Coréen qui aurait sodomisé un prisonnier néerlandais (l’histoire se passe dans un camp de prisonniers à Java en Indonésie). Takeshi Kitano, qui fut révélé par ce film, joue le sergent Gengo Hara, lui aussi assez confus, à la fois très violent mais quand même accessible à un chouia d’humanité. Il oblige le Coréen à se faire hara-kiri et le lieutenant-colonel John Lawrence, le seul prisonnier qui parle japonais, son confident et souffre-douleur, à assister à la scène. Mais Lawrence, qui a le rôle-titre en anglais, garde son franc-parler. À noter que dans le DVD que j’ai, les sous-titres en français ne traduisent que les dialogues japonais, et pas l’anglais. J’ai dû mettre la VF, qui est insupportable. Pourtant, je l’avais vu à la Cinémathèque dans de bonnes conditions. Il y a des scènes formidables dans ce film, mais le comportement du capitaine Yonoi, et même son personnage manque d’épaisseur. Il est trop jeune et immature pour ce rôle de capitaine qui agit de façon impulsive et irréfléchie. Sa fascination pour Celliers est à la fois homosexuelle et superstitieuse, c’est sa blondeur qui l’attire semble-t-il, et d’ailleurs il finit par lui couper une mèche de cheveux. Il exhibe sa fascination, ce qui révèle qu’il n’a pas conscience qu’elle soit d’ordre érotique, alors que les Anglais l’ont compris. Même la scène rétrospective de bizutage censée expliquer le comportement de Celliers n’est pas terrible, parce qu’il ne se passe rien d’extraordinaire qui justifie un bouleversement quelconque. Bref, ce n’est pas un chef-d’œuvre, mais un film à voir. En fait, comme les précédents, on a l’impression que l’époque n’était pas venue pour aborder l’homosexualité sans toutes ces chinoiseries de scénario. L’image de la tête de Bowie au papillon de nuit reste un must, que je vous livre, sans spoiler.

David Bowie, dans Furyo (Merry Christmas, Mr Lawrence) de Nagisa Oshima (1983).
© Nagisa Oshima.


 En littérature jeunesse, j’ai jadis chroniqué une rareté : Havre de Paix, de Fujino Chiya, auteure transgenre (à l’époque on disait transsexuelle). Et puis bien sûr il est question du Japon dans la rubrique Manga et par exemple cet article « Homosexualité et manga : le yaoi » ou celui sur la bande dessinée Le Vent des dieux, de Patrick Cothias & Philippe Adamov. Parmi les livres de référence, voir aussi L’Empire des signes de Roland Barthes.

 Et voilà pour le chapitre 5. Retournez au chapitre 1 : « Pipi, caca, popo ! ». Ainsi s’achève ce modeste article sur un voyage de 19 jours au Japon. Si cela vous a semblé pas trop médiocre, eh bien pourquoi ne pas le faire circuler parmi vos amis ? Pourquoi ne pas poursuivre en Corée du Sud ? Si cela vous a semblé mauvais, eh bien que faites-vous encore là ? Il est temps d’aller se coucher !

Lionel Labosse


Voir en ligne : Photos du Japon sur Comboost


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