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À l’origine du lyrisme, Orphée : héros ou Éros ?

Le mythe d’Orphée / les Métamorphoses d’Ovide

Match Ovide – Platon : un point partout, la balle au centre !

samedi 13 septembre 2008

Voici un travail d’intertextualité pour une classe de première, séquence sur la poésie. Il s’agit d’expliquer les origines du lyrisme. La vision de Platon et celle d’Ovide s’opposent, mais les élèves remarqueront, sans qu’il soit besoin d’explication, que la frontière courage / lâcheté n’épouse pas la frontière amour des femmes / amour des hommes. On s’amusera des différences de traduction de « l’amour des enfants mâles », solution adoptée par Georges Lafaye, que l’édition disponible sur Wikisource (traduction de Louis Puget, Th. Guiard, Chevriau et Fouquier (1876)) rend par « cueillir les premières fleurs de l’adolescence, ce court printemps de la vie » (il semble que cette solution soit plus proche du texte latin). J’ai pioché le texte d’Ovide sur le site du lycée Pablo Neruda de Saint Martin d’Hères, tout en corrigeant les nombreuses coquilles par rapport à l’édition Folio. On trouvera une excellente explication mot à mot d’une traduction sur le site Lutèce, mais attention : il faut cliquer déjà sur « Terminale », puis sur « Ovide, Les Métamorphoses », enfin sur l’extrait des vers 40 à 85. Vous y êtes ! Ces textes sont aussi réutilisables dans la séquence sur le roman en première, pour traiter la problématique « Qu’est-ce qu’un héros de roman ? »

Extrait des Métamorphoses d’Ovide (43 av. J.-C. – 17 ap. J.-C.) Livre dixième, vers 8 à 108. Traduction (du latin) de Georges Lafaye.

Orphée & Eurydice […] tandis que la nouvelle épouse, accompagnée d’une troupe de Naïades, se promenait au milieu des herbages, elle périt, blessée au talon par la dent d’un serpent. Lorsque le chantre du Rhodope l’eut assez pleurée à la surface de la terre, il voulut explorer même le séjour des ombres ; il osa descendre par la porte du Ténare jusqu’au Styx ; passant au milieu des peuples légers et des fantômes qui ont reçu les honneurs de la sépulture, il aborda Perséphone et le maître du lugubre royaume, le souverain des ombres ; après avoir préludé en frappant les cordes de sa lyre il chanta ainsi. « O divinités de ce monde souterrain où retombent toutes les créatures mortelles de notre espèce, s’il est possible, si vous permettez que, laissant là les détours d’un langage artificieux, je dise la vérité, je ne suis pas descendu en ces lieux pour voir le ténébreux Tartare, ni pour enchaîner par ses trois gorges, hérissées de serpents, le monstre qu’enfanta Méduse ; je suis venu chercher ici mon épouse ; une vipère, qu’elle avait foulée du pied, lui a injecté son venin et l’a fait périr à la fleur de l’âge. J’ai voulu pouvoir supporter mon malheur et je l’ai tenté, je ne le nierai pas ; l’Amour a triomphé. C’est un dieu bien connu dans les régions supérieures, l’est-il de même ici ? Je ne sais ; pourtant je suppose qu’ici aussi il a sa place et, si l’antique enlèvement dont on parle n’est pas une fable, vous aussi vous avez été unis par l’Amour. Par ces lieux pleins d’épouvante, par cet immense Chaos, par ce vaste et silencieux royaume, je vous en conjure, défaites la trame, trop tôt terminée, du destin d’Eurydice. Il n’est rien qui ne vous soit dû ; après une courte halte, un peu plus tard, un peu plus tôt, nous nous hâtons vers le même séjour. C’est ici que nous tendons tous ; ici est notre dernière demeure ; c’est vous qui régnez le plus longtemps sur le genre humain. Elle aussi, quand, mûre pour la tombe, elle aura accompli une existence d’une juste mesure, elle sera soumise à vos lois ; je ne demande pas un don, mais un usufruit. Si les destins me refusent cette faveur pour mon épouse, je suis résolu à ne point revenir sur mes pas ; réjouissez-vous de nous voir succomber tous les deux. »

Statue d’art cycladique : joueur de lyre.
Musée national archéologique d’Athènes.


 Statue caractéristique de l’art cycladique (deux milliers d’années avant Platon !), représentant un joueur de lyre. Musée national archéologique d’Athènes.
[suite du texte d’Ovide] Tandis qu’il exhalait ces plaintes, qu’il accompagnait en faisant vibrer les cordes, les ombres exsangues pleuraient ; Tantale cessa de poursuivre l’eau fugitive ; la roue d’Ixion s’arrêta ; les oiseaux oublièrent de déchirer le foie de leurs victimes, les petites-filles de Bélus laissèrent là leurs urnes et toi, Sisyphe, tu t’assis sur ton rocher. Alors pour la première fois des larmes mouillèrent dit-on, les joues des Euménides, vaincues par ces accents ; ni l’épouse du souverain, ni le dieu qui gouverne les enfers ne peuvent résister à une telle prière ; ils appellent Eurydice ; elle était là, parmi les ombres récemment arrivées ; elle s’avance, d’un pas que ralentissait sa blessure. Orphée du Rhodope obtient qu’elle lui soit rendue, à la condition qu’il ne jettera pas les yeux derrière lui, avant d’être sorti des vallées de l’Averne ; sinon, la faveur sera sans effet. Ils prennent, au milieu d’un profond silence, un sentier en pente, escarpé, obscur, enveloppé d’un épais brouillard. Ils n’étaient pas loin d’atteindre la surface de la terre, ils touchaient au bord, lorsque, craignant qu’Eurydice ne lui échappe et impatient de la voir, son amoureux époux tourne les yeux et aussitôt elle est entraînée en arrière ; elle tend les bras, elle cherche son étreinte et veut l’étreindre elle-même ; l’infortunée ne saisit que l’air impalpable. En, mourant pour la seconde fois elle ne se plaint pas de son époux ; (de quoi en effet se plaindrait-elle sinon d’être aimée ?) ; elle lui adresse un adieu suprême, qui déjà ne peut qu’à peine parvenir jusqu’à ses oreilles et elle retombe à l’abîme d’où elle sortait.

Peinture mécanique de François Octavien et Jean Lépine (1725) : Orphée
Vienne, Musée des meubles impériaux.
© Lionel Labosse / Hofmobiliendepot


 Vienne, Musée des meubles impériaux. Peinture mécanique de François Octavien et Jean Lépine (1725) : Orphée (photographie prise en avril 2018).

En voyant la mort lui ravir pour la seconde fois son épouse, Orphée […] a recours aux prières ; vainement il essaie de passer une seconde fois ; le péager le repousse, il n’en resta pas moins pendant sept jours assis sur la rive, négligeant sa personne et privé des dons de Cérès ; il n’eut d’autres aliments que son amour, sa douleur et ses larmes. Accusant de cruauté les dieux de l’Érèbe, il se retire enfin sur les hauteurs du Rhodope et sur l’Hémus battu des Aquilons. […] Orphée avait fui tout commerce d’amour avec les femmes, soit parce qu’il en avait souffert, soit parce qu’il avait engagé sa foi ; nombreuses cependant furent celles qui brûlèrent de s’unir au poète, nombreuses celles qui eurent le chagrin de se voir repoussées. Ce fut même lui qui apprit aux peuples de la Thrace à reporter leur amour sur des enfants mâles et à cueillir les premières fleurs de ce court printemps de la vie qui précède la jeunesse. [1]

Orphée charmant les animaux.
Musée byzantin et chrétien d’Athènes.


 Statue représentant Orphée charmant les animaux grâce à sa lyre, dans une interprétation christique tardive. Musée byzantin et chrétien d’Athènes.

Les arbres qui marchent. Il y avait une colline sur laquelle s’étendait un plateau très découvert, tapissé d’un gazon verdoyant. Le site manquait d’ombre : lorsque le poète issu des dieux se fut assis en cet endroit, lorsqu’il eut touché ses cordes sonores, il y vint des ombrages ; l’arbre de Chaonie n’en fut plus absent, ni le bois des Héliades, ni le chêne au feuillage altier, ni le tilleul mou, ni le hêtre, ni le laurier virginal, ni le coudrier fragile ; on vit là le frêne propre à faire des javelots, le sapin sans nœuds, l’yeuse courbée sous le poids des glands, le platane, abri des jours de liesse, l’érable aux nuances variées, et, avec eux, les saules qui croissent près des rivières, le lotus ami des eaux, le buis toujours vert, les tamaris grêles, le myrte à la double couleur et le laurier-tin aux baies noirâtres. Vous vîntes aussi, lierres aux pieds flexibles, et vous encore, vignes couvertes de pampres, ormeaux vêtus de vignes, ornes, picéas, arbousiers chargés de fruits rouges, souples palmes, récompenses des vainqueurs, et toi, pin, à la chevelure relevée, à la cime hérissée, arbre que chérit la mère des dieux ; car Attis, favori de Cybèle, a quitté pour lui la figure humaine et il est devenu la dure substance qui en forme le tronc [2]. On vit, au milieu de cette foule empressée, le cyprès pyramidal, arbre désormais, jadis enfant aimé du puissant dieu qui fait résonner à la fois la corde de l’arc et celles de la lyre.

Orphée au Rhodope, par Robert Vigneau

Platon, Le Banquet, 179c. Traduction du grec ancien par Émile Chambry

Dans le Cratyle (398cde), Platon (428-348 av. JC) considère que la racine du mot héros (hêrôs) est de la même origine que celle qui désigne l’amour (êrôs).

Hermogène — Mais à présent, le « héros », qu’est-ce que ça pourrait être ?
Socrate — Mais ça n’est pas difficile du tout de le concevoir ! Car leur nom a été légèrement modifié, montrant leur origine à partir de l’amour (eros).
Hermogène — Que veux-tu dire ?
Socrate — Ne sais-tu pas que ce sont des demi-dieux, les héros ?
Hermogène — Et alors ?
[398d] Socrate — Tous, sans aucun doute, sont nés soit d’un dieu aimant une mortelle, soit d’un mortel [aimant] une déesse. Et si donc tu examines ça au regard de l’ancienne manière de parler attique, tu verras mieux, car il deviendra clair pour toi que, par rapport au nom de l’amour (erôs), d’où proviennent les héros (hèrôs), il a été peu changé en faveur de leur nom. Et ou bien effectivement cela dit (legei) [ce que sont] les héros, ou bien c’est parce qu’ils étaient des savants et des orateurs (rhètores) étonnants et dialectiques, qui étaient aptes à interroger (erôtan) ; car « parler (eirein) », c’est dire (legein). [3] Ainsi, ce que justement nous disions à l’instant, dits dans le parler attique, [398e] les héros (hèrôes) se retrouvent avec des orateurs (rhètores) et des questionneurs (erôtètikoi), si bien que la race héroïque devient l’espèce des orateurs et des savants (sophistôn).
 Traduction et texte grec disponibles ici.

Platon précise sa pensée dans Le Banquet (fragment179c), en opposant la lâcheté d’Orphée au courage d’Achille.

« Au contraire, ils [les dieux] renvoyèrent de l’Hadès Orphée, fils d’Oeagros, sans rien lui accorder, et ils ne lui montrèrent qu’un fantôme de la femme qu’il était venu chercher, au lieu de lui donner la femme elle-même, parce que, n’étant qu’un joueur de cithare, il montra peu de courage et n’eut pas le cœur de mourir pour son amour, comme Alceste, et chercha le moyen de pénétrer vivant dans l’Hadès ; aussi les dieux lui firent payer sa lâcheté et le firent mettre à mort par des femmes. Au contraire, ils ont honoré Achille, fils de Thétis, et l’ont envoyé dans les îles des Bienheureux parce que, prévenu par sa mère qu’il mourrait s’il tuait Hector, et qu’il reverrait son pays s’il ne le tuait pas, et y finirait sa vie, chargé d’années, il préféra résolument secourir son amant, Patrocle, et non seulement mourir pour le venger, mais encore mourir sur son corps. Aussi les dieux charmés l’ont-ils honoré par-dessus tous les hommes, pour avoir mis à si haut prix son amant. »

 Lire en ligne avec le texte grec, ici.

Questionnaire
1. Recherches sur les mots et expressions du champ lexical de la mythologie. Limitez-vous à cinq recherches chacun (mais ne prenez pas tous les mêmes !)
2. Comment appelle-t-on les expressions constituées de plusieurs mots qui désignent les choses de façon indirecte, comme « le monstre qu’enfanta Méduse » ? relevez-en une autre, et expliquez-les.
3. Voici une définition : « Le lyrisme, dérivé du mot lyre, désigne, dans toutes les œuvres littéraires, l’enthousiasme, l’inspiration, l’élan des sentiments personnels, qui sont les éléments spéciaux de la poésie lyrique. La lyre étant l’instrument de musique par excellence (celui d’Apollon, puis d’Orphée), lyrisme désigne tout aussi bien, en musique, l’art du chant (vocal, mais également instrumental ». Dites en quoi l’extrait des Métamorphoses explique l’origine du lyrisme.
4. Quelles conceptions du personnage d’Orphée s’opposent entre l’extrait des Métamorphoses et celui du Banquet ? Répondez de façon rédigée, après avoir brièvement présenté les auteurs et les textes.

 Voir une version des Métamorphoses d’Ovide, en Folio junior, à destination des classes de collège.
 L’école des loisirs a publié en 2009 Orphée et la morsure du serpent, d’Yvan Pommaux. Il s’agit d’un album illustré de grand format (54 p., 18,5 €). Le dessin est fort plaisant, et propose des solutions originales à la représentation des Moires ou de Cerbère. En revanche, le texte fait l’apologie du mariage, et ne choisit pas la version d’Ovide ; aucune allusion à l’attirance d’Orphée pour les garçons après la mort définitive d’Eurydice… Dommage. On aurait pu consacrer une partie des deux pages d’informations qui suivent l’histoire pour évoquer les différents textes anciens, et justifier le choix de l’auteur de privilégier telle ou telle source. Il est vrai que dans le contexte éducatif, surtout pour les petites classes, la question du goût d’Orphée pour les jeunes garçons est une couleuvre sinon une vipère difficile à avaler !

Lionel Labosse


Voir en ligne : Orphée sur un site pédagogique


© altersexualite.com, 2008.
Un grand merci à Robert Vigneau pour m’avoir autorisé à illustrer cet article de son dessin Orphée au Rhodope. Pour acheter les œuvres graphiques de Robert Vigneau, voir Le blog de Robert Vigneau.
Photos et photo de vignette : Lionel Labosse.


[1« Citraque juventam / Ætatis breve ver et primos carpere flores » : voici la citation reprise par Voltaire dans son article Amour socratique.

[2Attis a occasionné l’un des plus beaux lapsus de ma carrière : en corrigeant le questionnaire, nous en venons à Attis. Une élève dit qu’il s’est émasculé. J’étais fort satisfait car l’année précédente je l’avais eue en seconde et nous avions étudié le fameux texte de Montesquieu sur l’esclavage ; elle avait donc retenu la différence entre castration et émasculation. Je reprends ses propos, et je dis « Attis se fait couper le… » je manque dire « pénis », mais je me rattrape et dis « sexe ». Mais aussitôt, je précise qu’il a été transformé en… et au lieu du mot « pin », c’est le mot « pénis », évidemment, qui ressort, et cause l’hilarité générale…

[3Voir la note n°15 sur le site « Platon et ses dialogues » sur lequel j’ai emprunté cette citation.