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Initiation à la littérature des sagas

Sagas légendaires islandaises, textes traduits et présentés par Régis Boyer

Anacharsis, 2012, 1102 p., 33 €

samedi 31 décembre 2022, par Lionel Labosse

Voici un article dédié à un gros livre dont j’ai entamé la lecture pendant mon voyage en Islande en août, et que j’ai terminé en décembre 2022 ! Un pavé trois fois plus épais que La Cloche d’Islande, d’Halldór Laxness. 1100 pages bien serrées de ces mésaventures septentrionales traduites & annotées par Régis Boyer « avec le concours de Jean Renaud ». Cela ne m’a pas passionné, d’où la lenteur de la lecture entrecoupée d’autres plus urgentes, mais j’y ai trouvé un grand intérêt culturel qui justifie cet article. J’ai en fait compris la raison du succès des œuvres de J. R. R. Tolkien inspirées de ces sagas. C’est que les sagas sans assaisonnement sont pour le moins indigestes. Néanmoins leur lecture nous en apprend beaucoup, non pas sur l’Islande d’aujourd’hui (alors là rien du tout !), mais sur des faits négligés dans l’enseignement de l’histoire, de France ou du monde. Savez-vous que les vikings scandinaves, ou « Normands » (gens du Nord), profitant de l’optimum climatique médiéval, ont poussé leur pointe, indépendamment de l’Islande, non seulement sur Paris, mais aussi jusqu’à l’Ukraine ? Voyez l’article Chronologie des invasions vikings. Au XIe siècle par exemple, la Rusʹ de Kiev est l’État d’Europe le plus étendu. C’est une preuve que le « réchauffement climatique » anthropique dont on nous rebat les oreilles & le porte monnaie est un immense mensonge, comme l’explique Christian Gerondeau. Je n’ai pas isolé en particulier l’une des 20 sagas de cette anthologie, mais j’en ai noté les apports culturels les plus étonnants, pour notre profit à tous. J’ai essayé de respecter au maximum les lettres et diacritiques islandais, mais bien sûr il m’en a échappé beaucoup ; j’espère que vous voudrez bien m’excuser !

Introduction

Voici de larges extraits de l’introduction, pour comprendre ce qu’est une « saga » :
« Retenons aussi, car l’indication est indispensable, que les hommes et les femmes qui vinrent s’installer en Islande à partir de 874, pour diverses raisons que nous connaissons mal, n’étaient pas, contrairement à une erreur commune, de « purs » Scandinaves (et dans ce cas, majoritairement des Norvégiens) mais un mixte de Nordiques et de Celtes, mixte qui est peut-être responsable et de la prodigieuse civilisation islandaise et de son étonnante activité littéraire : deux ethnies, deux types de traditions, deux modes de réactions notamment vis-à-vis des choses de l’esprit, nous savons que ce genre de conjonction donne, toujours et partout, des résultats assez extraordinaires » (p. 8).
« Une saga est un récit en prose (notez ce point, tout l’Occident écrivait en vers à l’époque) centré sur divers chefs d’intérêt que je vais détailler rapidement, dont on a d’abord pensé, à l’époque romantique et du côté allemand, qu’il était né spontanément en vertu du « génie conteur de la foule » pour n’être consigné par écrit qu’à partir de la fin du XIIe siècle, mais dont nous savons aujourd’hui, démonstrations savantes ayant été dûment faites, qu’il résulta de la fusion des textes historiques latins (Salluste, Lucrèce…) traduits en islandais avec les textes hagiographiques (qui narrent la vie des saints) également en latin et de même immédiatement traduits. Les sources peuvent fort bien être également orales et renvoyer à des traditions familiales, juridiques, géographiques, etc., mais le « produit fini », si je puis dire, est écrit, consciemment et soigneusement écrit, avec une rigueur et un savoir-faire qui ont quelque chose de confondant. Évidemment parce qu’ils relèvent d’une vision de l’homme, de la vie et du monde propre à leurs auteurs qu’en règle générale, nous ne connaissons pas trop. Ajoutons qu’une saga n’est pas un écrit religieux, non plus que poétique – ce qui ne l’empêche pas, d’aventure, de faire des incursions du côté de la mythologie, réelle ou calquée de la classique, et de s’adorner de strophes scaldiques invoquées, parfois, à des fins justificatrices. Sans nous attarder : en fait, ce qui définit la saga, c’est avant tout son style rapide, sobre, économe de ses moyens, comme pressé de courir a son terme et, remarquez cela aussi, jamais lyrique. La vision du monde dont je parlais il y a un instant est factuelle, réaliste, directe, sans aucune concession au lecteur (ou à l’auditeur, car le débat demeure vivant, de savoir si elles étaient faites pour être dites ou lues, récitées). Pour le fond, il s’agit de narrer la vie d’un personnage intéressant, je vais dire pourquoi, ou de tout un lignage, voire d’un district, en commençant, le cas échéant, par la mention des ancêtres, car le culte de la famille était déterminant dans cette culture, et en suivant le cours de cette existence, l’accent étant mis sur les temps forts qui ne ressortissent pas nécessairement au registre héroïque physique, mais peuvent fort bien relever du juridique, voire de l’illustration des grandes valeurs que prisait cette communauté, sens de l’honneur, volonté parfois forcenée de tirer vengeance d’un forfait, culte de l’amitié, tendance à l’ostentation, ruse intelligente (ce qu’ils appellent vit, quelque chose comme le know-how américain), etc. Pour avoir droit à une saga, pour être, donc söguligr (cet adjectif traduit la proposition qui précède ici), il faut que le Destin avec majuscule qui est peut-être le seul vrai dieu que révéraient ces hommes et ces femmes, vous ait soumis à une skapraun (mise à l’épreuve de votre caractère), de quelque nature qu’elle soit, et que vous en ayez triomphé. Alors, on parlera en bien de vous, vous mériterez une saga.
Qui, donc, est un morceau purement narratif : saga dérive du verbe segja, « dire », « conter », « raconter » (allemand sagen, anglais say, suédois säga). Jamais lyrique, je l’ai dit, dramatique non plus même si, parfois, la structure du récit prête à une organisation de ce type. Héroïque, pas nécessairement, didactique non plus, sinon implicitement, très, très rarement épique, erreur souvent commise parce que l’adjectif episk dans les langues scandinaves modernes signifie « narratif » et non obligatoirement « épique ». En fait, nous savons que l’épopée obéit aux deux règles de la simplification et du grossissement, ce qui est très peu souvent le cas de la saga, laquelle, au contraire, est souvent appliquée à suivre le menu détail de nos errements et refuse l’outrance. C’est un texte humain, très humain, il répugne à l’hyperbole autant qu’à la dépréciation, il demeure à ras de la réalité, il est de nous. Une fois dominée la très épineuse difficulté des noms propres, anthroponymes ou toponymes, il reste des hommes et des femmes qui vivent comme nous, sont nos frères et sœurs : ils n’ont rien des piédroits de nos cathédrales, non plus que de nos héros de chansons de geste, voire de nos romans courtois, c’est peut-être leur vérité humaine qui les rend si attachants. D’autant qu’en règle générale, elle est saisie dans le menu détail du quotidien et non à la faveur d’exploits mémorables.
Cela dit, la longueur d’une saga peut être très variable. Il en est de volumineuses, comme la Saga de Njáll le Brûlé qui est le fleuron du genre des íslendingasögur, d’autres sont si brèves que je les ai appelées « sagas miniatures », le terme islandais requis est þáttr (pl. þættir). N’importe ! ce sont des récits qui vont, leur loi est le mouvement, le dynamisme, la méditation n’est pas leur fort mais elles aiment provoquer votre entendement en pratiquant avec une admirable maîtrise la litote, le sous-entendu sous la forme que l’on appelle en anglais understatement. On ne dit pas : « il était beau », mais : « il s’entendait à plaire aux femmes. » Pas : « sa fortune était colossale », mais : « il avait du bien. »
Il reste à dire que les sagas ont vu le jour vers la fin du XIIe siècle, la recherche actuelle a fait de considérables progrès depuis un grand demi-siècle, grâce notamment aux écoles anglaise, allemande et surtout islandaise même, et votre humble serviteur aura passé sa vie à vulgariser le genre en France. Donc, 1180 au mieux, et cette écriture durera jusqu’au milieu du XIVe siècle, pensons-nous. L’âge d’or est incontestablement, en tout état de cause, le XIIIe siècle.
Je vais indiquer ci-dessous les diverses (cinq en fait) catégories de sagas et cette taxinomie exige une réflexion. Que voici. Cinq catégories, disais-je, le critère étant la nature du sujet traité (plutôt que la distance dans le temps entre l’auteur présumé et le motif qu’il traite). Soit :
 les sagas royales (ou historiques) : konungasögur
 les sagas dites des Islandais : íslendingasögur
 les sagas dites de contemporains : samtíðarsögur
 les sagas légendaires (ou des temps très anciens) : fornaldarsögur
 les sagas dites de chevaliers : riddarasögur
Je laisse de côté les sagas dites mensongères, lygisögur, qui sont de grossières imitations des précédentes et n’ont pas de valeur » (p. 8-10).
Les sagas des Islandais sont, de l’avis unanime, les plus belles. Elles s’intéressent à la vie, aux heurs et malheurs de certains individus dignes de saga et qui ont vécu en général au Xe siècle en Islande. […] Elles sont, bien entendu, bien plus nombreuses, et c’est par définition à elles que s’appliquent les observations de thématique, de composition et de style qui ont été suggérées plus haut. Un principe d’intertextualité (divers événements ou personnages peuvent se retrouver d’une saga à une autre) règne dans cette catégorie-là surtout » (p. 12).
« Peut-être serait-il bon que le lecteur consente d’abord à lire une des sagas légendaires données dans le présent ouvrage, une brève, par exemple, la Saga de Grímr à la Joue velue, afin de prendre la mesure du genre. Cela lui permettra de saisir immédiatement les différences avec les autres « grandes » sagas : sans doute ce texte est-il très bien écrit et composé mais les différences éclatent. Toutefois, ce genre a dû être fort populaire dès le début du ritöld (âge de l’écriture en Islande, soit le XIIe siècle) : nous trouvons dans la Saga de Þorgils et de Hafliði (qui est incluse dans la compilation dite Sturlunga saga), la relation de noces prestigieuses célébrées à Reykjahólar en 1119, au cours desquelles divers récitateurs disent des sagas légendaires expressément nommées sous leur titre – nous en avons conservé quelques-unes » (p. 13).
« Parcourons les caractères généraux de ces sagas. Elles sont archaïques, certes, du moins en intention, elles peuvent plonger dans la plus fantaisiste antiquité ou faire droit à toutes sortes de légendes plus ou moins historiques ou encore donner dans ce que nous appellerions le conte de fées : vous le verrez bien lorsque nous détaillerons un peu les thèmes traités. Surtout, et voilà leur premier caractère spécifique, elles font large place au fantastique ou au surnaturel, ce qu’en principe s’interdisent relativement les autres sagas. Et donc, nous voici embarqués pour des pays fabuleux comme ce Bjarmaland aux allures d’Atlantide, ou pour la fréquentation de héros dans l’acception outrancière, sans nuances, comme Starkaðr auquel, vers 1200, le Danois Saxo Grammaticus fera une fortune (mais en latin !). De toute manière, le contexte est comme par définition ésotérique ou magique, aux antipodes, par conséquent, de la vision du monde que donnent les sagas classiques.
Soulignons encore, trait caractéristique, que, par opposition, de nouveau, aux autres catégories, le décor n’est pas nécessairement l’Islande ou les pays du Nord, ce peut être le Garðaríki (la Russie) voire la Tattaríá ! Toutefois, insistons, la visée n’est pas « historique », l’inspiration mythique est consciente – et de vous narrer les incroyables exploits de Þorsteinn Passe-Maison ou le voyage de Þórr, le dieu, chez le géant Útgarðaloki, thème fécond s’il en fut.
Ce sont tout de même des sagas : le mode de présentation des personnages en fonction de leur généalogie, le thème souverain de la vengeance, le style et la composition, le mode de narration, même si la temporalité est traitée avec une grande désinvolture, ne peuvent surprendre un connaisseur. Toutefois, la thématique introduit un motif nouveau, extrêmement insolite dans les « grandes » sagas, celui de l’amour humain qui peut, ici, occuper une place prépondérante » (p. 14).

Nous allons maintenant picorer quelques informations parmi les 20 sagas traduites dans cette anthologie :

Saga des Völsungar

Le thème de l’inceste sororal est abordé :
« Elle répond : « Tu vas savoir maintenant si j’ai rappelé au roi Siggeirr le meurtre du roi Völsungr. J’ai fait tuer nos enfants qui m’ont paru trop lents à venger notre père, et c’est moi qui suis allée dans la forêt te trouver sous l’apparence d’une louve, et Sinfjötli est notre fils. S’il a grande ardeur, c’est qu’il est fils à la fois du fils et de la fille du roi Völsungr. En outre, j’ai fait toutes choses pour que le roi Siggeirr reçoive la mort. Mais j’ai tant fait aussi pour que s’effectue la vengeance qu’il ne m’est en aucun cas permis de vivre. Tout comme c’est de force que je l’ai épousé, c’est de plein gré que je vais mourir avec le roi Siggeirr. » (p. 48).
Nous avons un bel échange rituel d’insultes :
« Sinfjötli répond : « Tu ne dois pas bien te rappeler que tu fus sorcière à Varinsey et déclaras vouloir posséder un homme, et que tu m’as choisi pour te servir de mari. Depuis, tu fus valkyrie à Ásgarðr et il s’en fallut de peu que tout le monde se batte à cause de toi, et je t’ai engendré neuf loups à Laganes, et je fus le père de tous. »
Granmarr répond : « Tu sais mentir en maintes choses. Je crois que tu ne pourrais être le père de personne puisque tu fus châtré par les filles du géant de Þrasnes, et tu es le fils adoptif du roi Siggeirr, et on t’a mis dans le noir dehors avec les loups et toutes les infortunes t’arrivèrent à la fois. Tu as tué tes frères et tu t’es acquis bien mauvaise réputation. »
Sinfjötli répond : « Te rappelles-tu quand tu fus la jument du cheval Grani et que je t’ai chevauchée à toute vitesse à Brávöllr ? Ensuite, tu fus chevrier du géant Gaulnir. »
Granmarr dit : « Je préférerais rassasier les oiseaux de ta charogne à disputer davantage avec toi. »
Alors, le roi Helgi dit : « Il vaudrait mieux pour vous, et ce serait conseil plus avisé, de vous battre que de dire pareilles choses qu’il est honteux d’entendre, et les fils de Granmarr ne sont pas mes amis, tout rudes hommes qu’ils soient » (p. 52).
Une note nous apprend : « Toutes nos sources s’accordent pour dire que la pire des infamies est, pour un être humain, de se comporter comme s’il appartenait au sexe opposé, notamment en matière sexuelle. Sinfjötli accuse son interlocuteur d’ergi, l’homosexualité passive : c’était, selon les codes de lois, un óbótamál, un cas d’insulte si grave que la loi ne prévoyait pas de possibilité de compensation pour une telle offense. D’autre part, Snorri Sturluson dit dans son Ynglinga Saga (premier texte de sa Heimskringla) que l’exécution de l’opération magique dite sejðr s’accompagnait d’un tel épuisement qu’elle mettait l’homme qui la pratiquait en état d’ergi, ce pourquoi, toujours selon lui, la pratique était la spécialité des femmes ».
On trouve aussi dans cette saga la mention de funérailles somptueuses à la balinaise : « À présent, je te fais, Gunnarr, une ultime prière : fais dresser sur la plaine un grand bûcher pour nous, moi et Sigurðr, et ceux qui furent tués avec lui. Fais tendre au-dessus une toile rougie de sang humain et fais-moi brûler aux côtés de ce roi hunnique, et de l’autre côté, mes hommes, deux à la tête et deux aux pieds, et deux faucons. Alors, tout sera également partagé. Placez entre nous une épée dégainée comme l’autre fois, lorsque nous montâmes dans un même lit et nous donnâmes le nom d’époux. Que la porte ne se referme pas sur ses talons quand je le suivrai. Nos funérailles ne seront pas misérables si l’accompagnent cinq serves et huit domestiques que mon père me donna, et que brûlent là aussi ceux qui furent tués avec Sigurðr. J’en dirais davantage si je n’étais pas blessée, mais voici que sifflent les plaies et que s’ouvrent les blessures, et j’ai dit vrai pourtant. » Une note précise que « Quant à la crémation qui suivra cette inhumation, elle est attestée par le fascinant récit que fit, en 922, un diplomate arabe, Ibn Fadhlan, qui assista à l’enterrement d’un chef Rús (c’est-à-dire Suédois) sur les bords de la Volga ». N’est-il pas fascinant d’apprendre que dès le Moyen-Âge, dans une taverne d’Ukraine, des Islandais pouvaient trinquer avec des Arabes ?

Saga de Ragnarr aux Braies velues

Je relève dans cette Saga un copié-collé de la légende de la fondation de Carthage par Didon :
« Je veux, répondit Ívarr, que tu me donnes de ton pays ce qu’une peau de bœuf pourra couvrir et que tu me laisses l’entourer d’un mur d’enceinte. Je n’exigerai rien d’autre, mais je verrai que tu ne me fais guère d’honneur si tu ne m’accordes pas cela. » […]
Ívarr se procura alors la peau d’un très vieux taureau, il la fit tremper et étirer par trois fois. Après quoi il la fit découper en une lanière aussi fine que possible, puis fit séparer la face poilue de la face charnue. Et quand ce fut fait, il obtint une bande extraordinairement longue, ce que personne n’avait imaginé. Il la fit tendre sur une plaine, et la surface obtenue fut telle qu’une place forte pouvait y tenir. Et tout autour, à l’extérieur, il fit tracer le mur d’enceinte. Puis il fit venir quantité de charpentiers et construire des maisons sur cette plaine, où finit par s’élever une grande forteresse, à laquelle on donna le nom de Lundùnaborg et qui devint la plus importante et la plus célèbre des pays du Nord » (pp. 212-213).
Je relève aussi la mention d’un supplice d’une rare cruauté, bien référencé sur Wikipédia : Aigle de sang : « Qu’un excellent sculpteur sur bois lui taille un aigle dans le dos aussi profondément qu’il pourra, et que cet aigle soit rougi de son sang ! » (p. 214). On retrouve ce supplice dans la saga suivante, Dit des fils de Ragnarr : « Ívarr et ses frères se souvinrent de la manière dont leur père avait été torturé. Ils firent tailler un aigle dans le dos d’Ella puis séparer toutes les côtes de l’échine avec une épée, de façon à lui arracher par là les poumons » (p. 227).

Saga des vikings de Jómsborg

Voici le récit d’une évangélisation très chrétienne : « L’empereur et Olafr investirent tout le pays. Où qu’ils passent, on offrait à tous les gens dont on pouvait s’emparer de choisir : ou bien chacun serait tué sur le champ, ou bien il embraserait la foi et se ferait baptiser, et beaucoup choisirent ce qui convenait le mieux, recevoir la foi et le baptême. Pour ceux qui ne voulaient pas se soumettre, on ne leur laissa pas grand répit pendant les douze mois qui suivirent, car l’empereur et ses gens brûlaient habitations et villages, et ravageaient toutes les ressources de ceux qui ne voulaient pas embrasser la foi, les tuant à tout propos » (p. 272).
Il faut des preuves de la vraie foi. En veux-tu ? En voilà ! « À ces propos, l’évêque répond de la façon suivante : « On n’épargnera rien, dit-il, pour éprouver la force de cette foi. On va prendre un fer ardent, mais je vais d’abord chanter messe et célébrer un sacrifice à Dieu tout-puissant, puis je marcherai sur le fer ardent, confiant en la sainte Trinité, sur la longueur de neuf pieds ; si Dieu me préserve de la brûlure en sorte que mon corps soit parfaitement sain et intact, alors vous accepterez tous la vraie foi. »
Alors, le roi Haraldr, le jarl Hakon et tous leurs hommes acceptent que, s’il marche sur le fer ardent sans se brûler, ils embrasseront la foi.
Il se fait donc que l’évêque chante messe, après quoi il se soumet à cette épreuve, confiant dans la chair et le sang de Dieu tout-puissant : il était en grands ornements épiscopaux quand il marcha sur le fer. Et Dieu le protégea si bien qu’il n’y eut trace de brûlure nulle part sur son corps et que le feu ne prit pas à ses vêtements.
Quand le roi voit cette grande merveille, il embrasse aussitôt le christianisme avec tous ses hommes et se fait baptiser, estimant que ce signe est de grande valeur. Toute l’armée des Danois est baptisée d’un même élan » (p. 273).
Dans cette même saga se retrouve l’insulte d’homosexualité : « « Le jeu à semblance de cheval » renvoie évidemment à quelque posture sexuelle ; les landvaettir sont les esprits tutélaires du pays ; quant à traiter un homme de jument, c’était la pire injure connue. L’essence du níð consiste à accuser la victime que l’on veut flétrir d’avoir été homosexuel et, plus précisément, d’avoir joué le rôle d’homosexuel passif » (note 34 p. 276).
Petite précision en passant, qui nous en apprend plus sur la géopolitique de l’époque : « Borgundarhólmr est l’île de Bornholm, possession danoise au sud de la Suède, dont on fait souvent le point de départ des Burgondes qui ont donné leur nom à notre Bourgogne » (note 40 p. 288).
Un fait récurrent dans cette saga est que l’âge d’homme auquel on devient un héros est douze ans ! En voici un exemple parmi d’autres :
« Palnatoki demande alors : « Quel âge as-tu, parent ? dit-il.
— Je ne mentirai pas là-dessus, dit-il. J’ai douze hivers, dit-il.
— Oui, dit Palnatoki ; par là même, tu te mets en dehors de nos lois, parent, dit-il, puisque tu es d’un âge de beaucoup inférieur à celui que nous avons fixé dans nos lois, ici à Jómsborg, pour entrer dans nos rangs. Cela tranche ton cas, tu ne peux, pour cette raison, être des nôtres. »
Vagn répond : « Je ne serai pas cause, parent, dit-il, que tu attentes à tes lois. Mais elles ne seraient guère violées, car je vaux bien un homme de dix-huit hivers ou davantage. […] Quelques lignes plus loin, ses douze hivers n’empêchent pas Vagn de défier Sigvaldi : « Je souligne que je n’insisterai pas sur ce défi si Sigvaldi, le fils du jarl, n’ose pas se battre contre nous ou si c’est un couillon et qu’il a un cœur de femelle plus que d’homme » (p. 307).
Une note nous apprend également que « N’en déplaise aux âmes romantiques, une bataille viking n’avait rien à voir avec un preux récit de combat selon nos chansons de geste. Elle commençait (et consistait essentiellement en) par un déluge de projectiles divers, pierres surtout […] » (note 55 p. 308).
Les romantiques auront peut-être de l’indulgence pour cet us bucolique : « En fin de compte, il offre de faire un sacrifice humain : elle ne veut pas du sacrifice humain qu’il lui propose.
Le jarl estime que sa cause est désespérée puisqu’il ne parvient pas à apaiser Þorgerðr. Il entreprend de faire des offres plus importantes et, pour finir, il lui offre n’importe qui à l’exception de lui-même et de ses fils Eirikr et Sveinn. Le jarl avait un fils qui s’appelait Erlingr, âgé de sept hivers, et qui promettait beaucoup. Il se fit, finalement, que Þorgerðr accepta de recevoir de lui son fils Erlingr.
Lors donc que le jarl estime que ses prières et invocations ont été entendues, il pense que les choses prennent bonne tournure, fait amener le garçon et le remet aux mains de son esclave Skofti karkr, lequel met à mort le garçon de la façon dont Hakon était coutumier et selon ses directives » (p. 333).

Saga d’Yngvarr le Grand Voyageur

Comme son titre l’indique, cette saga nous fait parcourir l’Europe sur les pas des vikings, et nous rappelle des faits qui pourraient passer pour étonnants : « On dit encore que cet hiver-là, Sveinn alla à l’école, où il apprit à parler maintes langues que les gens savaient sur la Route de l’Est ». On apprend aussi en passant que les auteurs de sagas s’appellent « sagnamenn » aussi bien « rapporteurs » ou « narrateurs » (p. 377 et note 43).
Je reprends une note presque entière qui permet de faire le point sur une spécialité scandinave : « Deux mots d’abord sur les runes. Il s’agit d’une écriture pangermanique, non pas purement Scandinave, née dans l’actuelle Allemagne du sud vers l’an 200 de notre ère, sur des modèles ni latins classiques ni grecs mais bien nord-italiques. Elles ont prospéré en Scandinavie bien plus longtemps qu’en Allemagne parce que celle-ci, christianisée beaucoup plus tôt que le Nord (qui est passé au christianisme dans son ensemble seulement vers l’an 1000), est passée à l’écriture latine très vite. Cette dernière, en effet, était beaucoup plus facile à réaliser que la runique, qui exigeait un poinçon ou un instrument pointu pour graver sur un support dur (pierre, bois, cuir, os, métal...) et qui, donc, ne se prêtait guère à la consignation de textes longs, ce qui fait qu’elle s’est cantonnée, par nécessité, dans l’épigraphie. Disons-le avec force : les runes sont une écriture comme une autre, elles n’ont aucune nature magique, contrairement à une croyance tenace qui tient à l’ignorance et non à la science. Complétons cette très rapide présentation en précisant que ces runes ont d’abord été au nombre de 24 (leur « alphabet » est appelé fuþark du nom des six premières runes), nombre qui est passé à 16 vers l’an 800 pour des raisons purement techniques.
Il se trouve que les runes servaient surtout à orner des monuments funéraires ou commémoratifs et qu’elles ont fait florès, particulièrement en Suède, généralement sur des pierres dressées volontiers adornées de motifs décoratifs de belle venue. La formule à tout faire est du type : « Moi, X, j’ai fait ériger ce monument à la mémoire de N, il a fait ceci, il a fait cela. » Le « ceci » ou le « cela » en question nous fournissent souvent des renseignements fort intéressants sur les faits et gestes, les expéditions, les déplacements etc. des vikings puisque, le plus souvent, ces inscriptions concernent d’authentiques vikings (donc entre les IXe et XIe siècles). Ajoutons que ces inscriptions sont, avec la poésie scaldique, les seuls témoins émanant des vikings eux-mêmes.
Or il existe, en Suède, un nombre étonnamment élevé (autour de vingt-cinq) de ces inscriptions qui font état de l’expédition d’Yngvarr le Grand Voyageur vers l’est.Pourquoi ? On ne sait. Mais à elles seules, elles suffisent à authentifier cette expédition qui a dû (pu ?) avoir quelque chose de mémorable que nous ne retrouvons pas… » (p. 379).

Saga de Hrólfr kraki

Voici une jolie scène digne de Roméo et Juliette : « Hjalti le Magnanime se rendit à la maison où se trouvait sa maîtresse. Il vit alors, clairement, que les intentions pacifiques ne régnaient pas sous les tentes de Hjörvaðr et de Skuld. Il laissa les choses en paix et ne fronça pas les sourcils. Il coucha avec sa maîtresse. C’était la plus belle des femmes.
Alors qu’il avait été là un moment, il se leva d’un bond et dit à sa maîtresse : « Qu’est-ce qui te semble le mieux, deux hommes de vingt-deux ans ou un octogénaire ? »
Elle répondit : « Deux hommes de vingt-deux ans me semblent meilleurs que des vieux de quatre-vingts ans.
— Tu vas payer ces mots, dit Hjalti, espèce de putain ! »
Et il alla à elle et lui emporta le nez d’un coup de dents. « Accuse-moi si quelqu’un se bat pour ton compte, je m’attends à ce que désormais, la plupart penseront que tu n’es guère un trésor » (p. 487).
Un nouveau thème légendaire fait son entrée : « Böðvarr dit : « Nombreuse est la troupe de Skuld, je soupçonne que des morts errent par ici et qu’ils se relèvent pour se battre contre nous ; il va être difficile de combattre des revenants » (p. 492). La note 110 précise : « la magicienne Skuld a le pouvoir de susciter les morts pour qu’ils prennent part à la bataille - ou plutôt, de faire re-venir (notez le trait d’union) des trépassés afin qu’ils exécutent ses volontés. Re-venant rend ici le terme draugr (qui est celui qui figure ici dans le texte) qui connaît une étonnante faveur dans la littérature de sagas puis dans les contes populaires islandais et norvégiens ; ce sont donc des morts qui reviennent parce qu’ils sont mal morts (quelles qu’en soient les raisons). Ils ne se distinguent pas des vivants, ils mangent, boivent, dorment, combattent comme nous » (p. 492).

Saga de Gautrekr

Cette saga contient un thème récurrent, le sacrifice familial. Quand on estime qu’on est une bouche de trop à nourrir, eh bien on se sacrifie joyeusement pour la postérité ! « Il y a ici, près de notre ferme, un rocher qui s’appelle Rocher de Gillingr et il s’y trouve un précipice que nous appelons Précipice de Famille : il est si élevé que nul être vivant qui tombe de là ne peut survivre. Il s’appelle Précipice de Famille parce que c’est par ce moyen que nous réduisons le nombre des gens de notre famille quand il nous semble que de grandes merveilles se produisent. Tous nos parents meurent là, indépendamment de toute maladie, et ils vont à Óðinn, d’aucun d’entre eux nous n’avons à endurer fardeau ni obstination, car tous nos parents ont accès à cet endroit bienheureux et ce n’est pas la peine qu’ils vivent dans la pauvreté ou la famine ni tout autre événement de mauvais augure qui se présente » (p. 508).

Saga de Hrólfr fils de Gautrekr

Nouvelle note sur l’insulte la plus forte : « Le texte dit óragr : ó- est le préfixe négatif équivalant à notre in-, ragr est la pire insulte que connaissait cette langue, le mot s’applique à l’homosexuel qui joue le rôle passif » (note 4 p. 550).
Cette saga contient une histoire de reine transgenre : « De Þornbjörg fille de roi ». « Il avait épousé une reine sage et bien élevée. Ils avaient une fille unique qui s’appelait Þornbjörg. C’était la plus belle et la plus sage des femmes que l’on connût […]. Elle grandit à la maison chez son père et sa mère. On a dit de cette pucelle que, de toutes les femmes dont on eût entendu parler, c’était elle qui s’entendait le mieux en toutes choses qui relèvent de la femme. En outre, elle chargeait tête baissée sur son cheval et avait appris à s’escrimer avec bouclier et épée. Elle connaissait ces arts aussi bien que les chevaliers qui savaient porter courtoisement les armes.
Il ne plaisait pas au roi Eirekr qu’elle se comportât de la sorte comme un homme et il la pria de rester dans son pavillon comme les autres filles de rois.
Elle répondit : « Étant donné, dit-elle, que tu n’as pas plus d’une vie pour gouverner ton royaume, que je suis ton unique enfant et que c’est à moi de reprendre tout ton héritage, il peut se faire que j’aie besoin de défendre ce royaume contre des rois ou des fils de rois une fois que je t’aurai perdu. Il n’est pas invraisemblable que je trouve mauvais de devoir être l’épouse forcée de l’un d’eux si l’occasion se présente, et donc je veux avoir quelque connaissance des arts de chevalerie. Il me semble probable que je pourrai garder ce royaume par la force et la confiance de suivants sûrs, et je te prie, père, de me donner la charge d’une partie de ton royaume pendant que tu es en vie : je ferai, de la sorte, l’épreuve du gouvernement et de la prise en charge des hommes qui seront placés en mon pouvoir. Il y a encore ceci : si des hommes me demandent en mariage et que je ne veuille pas accepter, il est probable que ton royaume restera à l’abri de leur arrogance si c’est à moi qu’est laissée la réponse » […] « Ayant obtenu tout cela de son père, elle s’en alla à Ullarakr. Puis elle convoqua un þing nombreux et se fit élire roi du tiers de l’empire des Sviar dont Eirekr avait accepté de lui donner l’administration. De plus, elle se fit donner le nom de Þórbergr ; personne ne devait avoir la hardiesse de l’appeler pucelle ou femme, quiconque le ferait endurerait rude châtiment. Puis le roi Þórbergr adouba des chevaliers et nomma des gens de sa hirð et leur donna une solde de la même façon que le roi Eirekr d’Uppsalir, son père » (p. 553-554).
Mais cela ne se passe pas comme ça : « Le roi Hrólfr dit : « Il n’est pas vrai que nous réclamions de vous, pour cette fois, à manger ou à boire, car nous avons déjà cela en suffisance, mais comme nous savons que tu es la fille du roi des Sviar et non son fils, nous voulons, en termes exprès, transmettre notre message avec le ferme consentement de votre père et te demander d’être ma femme pour renforcer et soutenir notre royaume, afin d’élever et d’accroître notre descendance, celle qui nous devra la vie » (p. 566).
Et ils se marièrent et eurent de nombreux enfants, ce qui suffirait de nos jours à faire mettre ce livre à l’index ! « Le roi dit : « Volontiers nous entendons que tu cesses cette guerre et nous voulons que tu adoptes une conduite féminine et ailles dans le pavillon de ta mère. Ensuite, nous voulons te marier au roi Hrólfr Gautreksson, car nous savons qu’il n’a pas son égal dans les pays du Nord. »
La fille du roi dit : « Nous ne voulons pas et être venue vous trouver pour avoir vos conseils et ne pas vouloir les accepter. »
Après cela, elle alla au pavillon des dames et remit au roi Eirekr les armes quelle avait portées. Elle s’assit pour coudre avec sa mère et ce fut la plus belle, la plus avenante et la plus courtoise des pucelles, en sorte que l’on ne trouvait pas son égale dans l’hémisphère nord. Elle était sage et populaire, éloquente et de sage conseil, et impérieuse » (p. 575).
Autre motif récurrent dans les sagas, les distinctions entre bateaux : « Le roi Hrólfr monta dans l’île avec quelques hommes. Ils virent des bateaux mouillant devant l’île, de l’autre côté, cinq en tout. C’étaient quatre langskip, le cinquième était un dreki, à la fois grand et beau, le roi pensa n’avoir jamais vu bateau plus beau. Des tentes noires étaient montées sur ces bateaux » (p. 576). On peut recopier ici une note éclairante du glossaire en fin d’ouvrage : « dreki : « dragon », figure de proue amovible des bateaux vikings. Par métonymie, il peut aussi désigner un bateau. L’impossible « drakkar », l’erreur la plus grossière que commet le Français parlant des vikings, vient de là » (p. 1094).

Saga de Bárðr

À propos du personnage éponyme, on apprend une coutume répandue : « On mentionne qu’un jour, il vint parler à Sigmundr, son camarade ». La note nous renvoie à « félag et félagi » dans le glossaire : « lorsque deux ou plusieurs individus mettent (verbe leggja, subst. lag) leur bien () en commun à des fins précises (achats, expéditions, etc.) ils sont dits félagar, l’opération étant un félag. La pratique était très commune » (p. 1094). À propos d’un personnage qui demande « un logement pour cet hiver ? », la note précise : « Il y a ici un jeu de mots : gestr = « hôte », « invité » » (p. 654 + note 92). Du coup quand on réserve dans une « guesthouse », le mot est évocateur pour les autochtones. Quoi qu’il en soit, « Gestr dit : « Je ne l’ai jamais vu, mais mes parents m’ont dit qu’il y a eu un roi appelé Raknarr et je pense l’avoir reconnu d’après leurs récits. Il a régné sur le Helluland et beaucoup d’autres pays. Et lorsqu’il eut longtemps régné, il se fit enterrer vivant avec cinq cents hommes sur le Raknarsloði », et une note nous apprend : « Y a-t-il une confusion avec le célèbre Ragnarr (loðbrok) qui vint mettre le siège devant Paris en 845, sloð pouvant alors renvoyer à « flotte », puisque ce Ragnarr est intervenu avec une nombreuse flotte ? » (p. 667 + note 116). Eh bien prenez-moi pour un idiot, mais je n’ai jamais su (ou bien j’ai oublié comme dirait Brel) que les Vikings firent un Siège de Paris (845), et qu’ils y revinrent même à trois reprises jusqu’en 887. Je ne me rappelais pas non plus à quelle date Lutèce a pris le nom de Paris. Faites vos jeux ! Bon allez : 310 !

Saga des hommes de Hólmr

Seule occurrence dans cette anthologie de Reykjavik dans cette phrase anodine : « Quand Grímr le Petit apprit cela, il s’en fut de chez lui jusqu’à Reykjarvik, trouver Þorkell mâni le récitateur-des-lois », qui nous vaut cette note : « Ceci est l’un des très rares passages des textes islandais anciens où Reykjarvik, aujourd’hui Reykjavik, l’actuelle capitale de l’Islande, soit mentionnée. Le récitateur-des-lois, lögsögumaðr, était un chef désigné par ses pairs – une sorte de président de cet état indépendant – chargé de réciter la loi intégralement en un espace de trois ans, durée de son mandat, lequel était renouvelable. Ce personnage important aura joué un rôle non négligeable dans l’histoire de son pays. Certains lögsögumenn, comme Snorri Sturluson, comptent parmi les plus grands hommes de leur pays. Þorkell mani Þorsteinsson également (son surnom, mani, « lune », qui est masculin dans cette langue, admet diverses interprétations). Notre saga, toutefois, pèche ici, comme souvent ailleurs, par anachronisme : Þorkell a exercé ses pouvoirs de 970 à 984, soit bien après les événements qui sont censés s’être déroulés dans la Saga des hommes de Hólmr ! » (p. 691 et note 38). Pour ceux qui ont suivi, voici le vitrail représentant Þorgeir Þorkelsson, le lögsögumaðr à l’origine de la christianisation de l’Islande.

Þorgeir Þorkelsson précipite les idoles anciennes en 999 dans le Goðafoss. Vitrail de l’église d’Akureyri.
© Lionel Labosse / Wippell Mowbray

Je relève en passant une insulte, ou plutôt un sobriquet convenu par lequel les Norvégiens taquinaient les Islandais « pour des raisons que nous ne pénétrons plus » : « Ils rirent ferme, se moquèrent de lui et dirent que le mangeur de saucisses n’avait pas tenu ferme son manteau » (p. 697 et note 57).

Saga de Hrólfr sans Terre

Une fois n’est pas coutume, cette saga est pourvue d’un prologue au ton très actuel : « On a composé maints récits pour le divertissement des gens, certains d’après d’anciens manuscrits ou de savantes personnes, et parfois selon des livres anciens qui ont dû être composés fort brièvement d’abord, puis qui ont été développés, car la plupart des choses qui s’y trouvent ont eu lieu plus tard qu’il n’y est dit. Les gens sont toujours d’opinions différentes ; deux personnes peuvent fort bien assister au même événement, l’une a souvent vu et entendu autre chose que l’autre. Il entre aussi dans la nature de maints hommes stupides qu’ils ne croient que ce qu’ils voient de leurs propres yeux ou entendent de leurs propres oreilles, et jamais ce qui leur paraît éloigné de leur nature, comme ce qu’il est advenu sur le conseil des sages ou par la grande force et les talents étonnants de personnages exceptionnels, ou non moins sur la façon dont les artifices, la sorcellerie et la grande magie peuvent apporter à certains éternelle malchance et perte de vie alors qu’à d’autres, ce sera honneurs séculiers, argent et réputation » (p. 745).
Cette saga des plus « légendaires » nous fait voyager jusqu’à l’Arménie : « Grímr Ægir gouvernait l’Ermland. C’est l’un des royaumes de Garðariki et tous ceux qui le servaient étaient fort mécontents de leur lot » (p. 752).
Le récit suivant me fait penser à un tableau de Füssli que j’ai admiré récemment au musée Jacquemart-André : « Möndull se leva d’un bond et enfonça un gros bâton dans la bouche de Grímr, qu’il tint ferme. Möndull dit alors : « Si Grímr avait pu parler plus longtemps, il t’aurait jeté un tel sort, à toi et à d’autres, que tu aurais pourri pour ne plus devenir que poussière : tu vas le tuer promptement et lui transpercer la poitrine de ton épée, mais ne le démembre pas, car tout ce qui sera retranché de lui deviendra serpents venimeux. Que personne ne tombe sous son regard non plus tandis qu’il meurt, qui s’y exposerait mourrait. »
Hrólfr prit donc l’épée qui venait de Hreggviðr et l’enfonça dans la poitrine de Grímr de telle façon qu’elle ressortit dans le dos, et le nain prit un bouclier et le plaça devant sa face. Et tout invraisemblable que cela puisse paraître, on dit qu’il fondit comme neige dans le feu et fut réduit en pure poussière. Grímr laissa la vie dans une effroyable agonie et des gesticulations brutales, mais Hrólfr s’étendit sur lui jusqu’à ce qu’il fut mort. Hrólfr fut sur le point de défaillir pour avoir ainsi étreint Grímr Ægir » […]
Donc, cette grande bataille prit fin, il y avait eu une telle hécatombe qu’à peine si on avait jamais entendu parler de pareille chose, les morts gisaient par toute la plaine en couches si épaisses que l’on ne pouvait marcher sur le sol à cause de tous ces cadavres. La majorité étaient tombés, toutefois, dans les rangs du roi Eirekr. Hrólfr et Stefnir avaient perdu toute leur armée en dehors de huit cents hommes qui survivaient, mais la plupart étaient blessés. Ne manquaient pas les armes ni les objets de grand prix qu’avaient possédés les morts » (pp. 811-812).

Thor luttant contre le serpent de Midgard (1790), de Johann Heinrich Füssli
© Wikicommons

Saga d’Oddr aux Flèches

Cette saga est fameuse pour son « Chant de mort de Hjálmarr » « qui est une sorte de classique de cette littérature. […] Il est hautement vraisemblable que le poème ne remonte pas à avant le XIIIe siècle. […] Les sentiments déployés (impensables dans la culture en question) et les images ont séduit les romantiques, non seulement scandinaves, mais même français ! Leconte de Lisle a fait une fortune au « Cœur de Hjálmar » (dont il avait lu une « traduction » de Xavier Marmier), dans ses Poèmes barbares. (note 74 p. 870).

« Puis ils se préparèrent, tous les frères jurés, à se rendre sur la Route de l’Est et quand ils arrivèrent dans l’est, à Geirröðargarðr, ils virent un homme dans une barque, qui était à la pêche. C’était, en fait, Ögmundr Meurtrier d’Eyþjófr ; il portait un manteau à longs poils. Quand ils s’étaient quittés, Oddr et lui, Ögmundr avait pris la Route de l’Est et s’était fait gendre du géant Geirroðr. Il avait imposé un tribut à tous les rois sur la Route de l’Est, de la manière suivante : ils devaient tous lui envoyer, dans les douze mois, leurs moustaches et leur barbe. C’est à partir de cela qu’Ögmundr s’était fait faire le manteau même qu’il portait » (p. 895).
Autre idée reçue battue en brèche dans cette saga : « Nous pensons qu’il est tout aussi doué pour la plupart des choses qui sont des exercices physiques, dirent-ils, et nous croyons que c’est un très bon nageur », avec en note : « Le fait est que la natation comptait parmi les « sports » les plus populaires du Nord ancien, nous en avons de très nombreux exemples » (p. 905 et note 118).
Une des strophes déclamées lors d’un banquet révèle l’étendue des territoires couverts par les Vikings : « J’ai guerroyé contre les Saxons, / et contre les Sviar, / les Irlandais et les Anglais / et parfois les Écossais, / les Frisons et les Français / et les Flamands ; / à tous j’ai été / nuisible » (p. 914).
À l’occasion d’une phrase « Le Garðariki est un vaste pays, il y avait là maints royaumes », une note précise : « Nous avons déjà vu que Garðariki s’applique à la Russie, pour les vikings. […] Je veux surtout attirer l’attention sur Kænugarðr, parfaitement attestée, qui est Kiev : c’est là que les varègues établirent une seconde principauté (avec celle de Novgorod) : les deux fusionnèrent bientôt pour donner ce que l’on appellera alors la Russie » (p. 924, note 148).

Saga d’Egill le Manchot et d’Asmundr Meurtrier des Berserkir

Cette saga contient une réécriture de l’aventure d’Ulysse dans la caverne de Polyphème, dont voici une partie :
« Une fois, il se fit qu’Egill s’en fut chercher ses chèvres. Il trouva un chat dans la forêt. Il parvint à l’attraper et l’emporta à la maison. Il arriva tard le soir. Le feu était couvert de cendres blanches. Le géant demanda pourquoi il était rentré si tard à la maison et Egill déclara qu’il n’était pas facile de marcher, les chèvres se précipitant alentour.
« “Je m’étonne, dit le géant, que tu trouves ce que tu cherches dans l’obscurité.
« — Ce sont mes yeux d’or qui en sont cause, dit Egill.
« — As-tu d’autres yeux que ceux que j’ai vus ? dit le géant.
« — Certes, dit Egill.
« —Montre-moi, dit le géant, ces trésors.
« — Ne me les prends pas, dit Egill.
« — Je n’en tirerais aucun profit, dit le géant.
« — Ils ne servent à rien, dit Egill, si je ne m’en occupe pas.”
« Puis Egill défit son manteau. Le géant plongea alors le regard dans les yeux du chat au-dessus du feu, ce fut comme si des étoiles brillaient.
« “Voilà des objets de grand prix, dit le géant, veux-tu me vendre ces yeux ?
« — Je suis bien mal pourvu, dit Egill, mais si tu veux me donner la liberté et me libérer de mes chaînes, je te remettrai les yeux.
« — Vas-tu les disposer de telle sorte, dit le géant, que j’en tire profit ?
« — Je vais essayer, dit Egill, mais tu vas avoir mal dans les muscles, dit Egill, pour supporter cette opération, car il va falloir que je te lève bien haut les paupières pour les fixer là où ils doivent être. Tu devras toujours les enlever quand le jour viendra et ne pas les mettre avant qu’il fasse sombre, et je vais t’attacher ici au pilier.
« — Alors, tu vas me tuer, dit le géant, et c’est une action infâme.
« — Je ne le ferai pas”, dit Egill.
« Ils s’accordent là-dessus. Le géant lui enlève ses fers.
« “Voici que tu as bien fait, dit Egill, et je vais maintenant te promettre de te servir tant que tu vivras.”
« Puis Egill attache le géant et prend une pique à fer double qu’il enfonce dans les deux yeux du géant, de sorte qu’ils reposent sur les pommettes. Cela fit si mal au géant qu’il réagit brutalement, arracha tous ses liens, tâtonna pour trouver Egill et lui arracha tous ses vêtements de dessus.
« “Là, tu n’as pas eu de chance, dit Egill, voilà que les yeux d’or sont tombés dans le feu, et aucun de nous d’eux n’en jouira.
« — Tu t’es bien mal moqué de moi, dit le géant, tu vas être mis à mort maintenant ici et ne parviendras jamais à sortir.”
« Le géant courut alors aux portes et les referma fortement. Egill s’estime alors en mauvaise posture. Il passe maintenant quatre nuits dans la caverne, sans prendre aucune nourriture car le géant surveille la caverne. Le parti qu’il prend, c’est de tuer le bouc le plus gros, de le dépouiller et de rentrer lui-même dans la peau puis de la recoudre le plus étroitement.
« Le quatrième matin, il chasse les boucs jusqu’aux portes. Le géant avait étendu son pouce sur le linteau, il avait posé son petit doigt sur le seuil et les boucs devaient courir dans l’espace entre ses doigts, leurs pas résonnaient fort sur le sol de la caverne.
« Le géant dit : “C’est signe d’orage quand les sabots des boucs se mettent à sonner sur le sol de la caverne.”
« Les boucs courent donc entre ses doigts. Egill vient en dernier lieu, ses sabots ne faisaient aucun bruit. “Tu te déplaces bien lentement aujourd’hui, Barbu à cornes, tu as les hanches plutôt épaisses”, dit le géant.
« Il prit alors à deux mains les touffes de laine, et imprima une telle secousse à Egill qu’il lui déchira sa peau de bouc et le libéra.
« “Tu as profité de ce que j’étais aveugle, dit le géant, et c’est mal que nous devions nous séparer sans que tu aies des joyaux, tant tu m’as servi longtemps, et accepte cet anneau d’or.”
« C’était un grand trésor. Egill trouva beau cet anneau et il tendit la main vers lui. Et lorsque le géant sentit qu’il saisissait l’anneau, il le tira vers lui et asséna un coup à Egill, lui enlevant l’oreille droite. Egill jouit de ce que le géant était aveugle. Il lui trancha la main droite et s’empara de l’anneau.
« “Je vais tenir parole, dit Egill, je ne te tuerai pas. Tu vas vivre dans les tourments et verras le pire de tes jours venir à toi” » (p. 998).
Autre particularité rare de cette saga, quelques allusions à la sexualité : « Il vit là, sur une colline, un grand géant et une flagð. Ils luttaient pour une bague d’or, elle était dépourvue de force en face de lui, et il la traitait pitoyablement et l’on pouvait contempler son sexe » (p. 999). Plus loin : « Je fus prise alors d’une telle lascivité que je considérai ne pas pouvoir vivre sans homme » (p. 1001).

Saga de Bósi et de Herrauðr

Sagas légendaires islandaises, runes, p. 1072.
© Régis Boyer / Anacharsis

Voici un exemple unique de runes reproduites dans ce livre, avec la note suivante : « Les runes sont une forme d’écriture typiquement germanique apparue à la fin du IIe siècle, auxquelles on a très tôt pris l’habitude de conférer des pouvoirs magiques. Le poème eddique intitulé Hávamál (« paroles du Très-Haut ») nous dit, entre autres, comment le dieu Oðinn s’est pendu à l’arbre du monde, sans manger ni boire, pendant neuf nuits, pour acquérir la maîtrise des runes. Mais les runes ne sont pas magiques en elles-mêmes et c’est en Scandinavie, à l’époque viking, qu’on en a fait le plus grand usage. Elles constituaient alors un alphabet de seize signes (dont il existait plusieurs variantes) qu’on a coutume d’appeler fuþark, du nom des six premières.
On peut transcrire ainsi la présente formule : raþkmuiiiiiissssssttttttiiiiiillllll, qui rappelle plusieurs inscriptions de toute la Scandinavie : þmkiiissstttiiilll sur la pierre de Gørlev (Danemark) et sur celle de Ledberg (Suède), « mtþkrgbiiiiiissssssttttttiiiiiillllll » sur un des bâtons runiques de Bergen (Norvège), ou encore « tistilmistilok-nþiriþiþistil » (« tistil, mistil et le troisième þistil ») de l’église en bois debout de Borgund, qui suggère ainsi la façon de lire les autres » (p. 1072 et note 20).
Cette saga constitue une « annexe », en raison de son caractère atypique qui la différencie des sagas légendaires. En effet, elle contient une scène récurrente carrément érotique, dont voici trois occurrences :
1. « Il lui donna une bague en or et se glissa dans son lit. Elle lui demanda où était le guerrier. Il la pria de toucher entre ses jambes, mais elle retira ses mains en disant que le diable pouvait le prendre. Puis elle lui demanda pourquoi il portait sur lui un tel monstre, aussi dur que du bois. Bósi répondit qu’il ne manquerait pas de s’assouplir dans le trou noir. Elle lui dit alors de faire comme il l’entendait. Il plaça le guerrier entre ses jambes, le chemin devant lui était assez étroit, pourtant il parvint à son but. Ils restèrent ainsi un instant, pour leur plus grande joie, puis la jeune fille demanda si le guerrier était suffisamment endurci. Bósi lui demanda en retour si elle voulait l’endurcir davantage. Elle dit quelle y prendrait grand plaisir s’il y consentait » (p. 1075).
2. « Elle lui prit la verge et la caressa en disant : « C’est un poulain fringant, même s’il a le cou très raide.
— La tête n’est pas bien placée, dit-il, mais il courbera mieux la crinière quand il aura bu.
— Eh bien, vas-y maintenant ! dit-elle.
— Écarte bien les jambes, dit-il, et ne bouge pas ! »
Il abreuva son poulain sans réserve, l’immergeant tout entier. La fille du paysan y prit tant de plaisir que c’est à peine si elle pouvait parler. « Ne risques-tu pas de noyer le poulain ? demanda-t-elle.
— Il peut boire autant qu’il voudra, répondit-il, car il est souvent difficile à tenir quand il ne peut pas boire tout son soûl »
Bósi continua comme il lui plut, puis il se reposa. La jeune fille se demandait d’où venait le liquide qu’elle avait entre les cuisses, car tout le lit moussait sous elle » (p. 1081).
3. « Bósi Fils de la Torte fit les yeux doux à la jeune fille et elle loucha souvent vers lui. Peu après, tous allèrent se coucher. Bósi s’approcha du lit de la fille du paysan et elle lui demanda ce qu’il voulait. Il la pria de fretter son manche. Elle voulut savoir où était la frette et il lui demanda si elle n’en avait pas. Elle répondit ne pas en avoir qui lui aille.
« Je peux l’agrandir si elle est trop étroite, dit-il.
— Où est ton manche ? dit-elle. Je crois savoir ce que doit être ma petite frette. »
Il lui dit de tâter entre ses jambes. Elle retira ses mains et dit quelle n’avait que faire de son manche.
« À quoi te fait-il penser ? demanda-t-il.
— À la tige de la balance de mon père, dont l’anneau est cassé.
— Tu ne manques pas d’humour », dit Bósi Fils de la Torte. Il ôta une bague en or de son doigt et la lui donna. Elle lui demanda ce qu’il voulait en échange.
« Je veux boucher ta bonde, répondit-il.
— Je ne sais pas comment, dit-elle.
— Écarte les jambes autant que tu peux ! », reprit-il. Elle lui obéit. Il se mit entre ses jambes et pénétra en elle si profondément qu’il atteignit presque les côtes. Elle sursauta et dit : « Tu as poussé le bondon trop loin, mon ami !
— Je vais le ressortir, dit-il, mais comment as-tu trouvé cela ?
— Aussi bon que si j’avais bu de l’hydromel tout frais, répondit-elle. Mais continue à passer ton goupillon ! »
Il n’épargna pas sa peine, jusqu’à ce qu’elle n’en puisse plus et soit prête à défaillir, et elle le pria de s’arrêter. Ils firent une pause et elle lui demanda qui il était. Il le lui dit sans détours et l’interrogea sur ses rapports avec Edda, la fille du roi. Elle répondit qu’elle lui rendait souvent visite chez elle et qu’elle était toujours bien reçue » (p. 1086).

 Écoutez la conférence de Régis Boyer consacrée au thème du héros en 2011, Première partie, Deuxième partie et 3e partie.
 Voir un article de Jean Renaud et Eriamel intitulé « Vikings de légende », avec des références à des bandes dessinées.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Conférence de Régis Boyer consacrée au thème du héros en 2011.


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