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Suis-je lesbienne ? pour lycéen(ne)s

Kari, d’Amruta Patil

Au Diable Vauvert, 2008, 122 p., 18 €

mercredi 15 septembre 2010

La première impression, c’est qu’on en a pour ses 18 €. Il est rare d’avoir entre les mains un si bel ouvrage, papier épais comme si on feuilletait les dessins originaux dans les classeurs de l’auteure, qu’ils soient en noir ou en couleur, et reliure à l’ancienne qui émerveillera encore vos petits-enfants qui se feront livrer les BD de l’an 2100 directement par SUPPO (Support Universel Perfusé Par Ondes). La deuxième impression c’est de tomber du haut d’un immeuble, d’entrée, comme l’héroïne Kari, 21 ans, et son amie Ruth, qui se jettent à quelques secondes d’intervalle dans le vide. Bonjour l’ambiance…
Kari est un livre qui fourmille d’interrogations sans fournir les réponses, le livre d’une adolescence en butte à la noirceur du monde, qui broie souvent du noir mais tente parfois de retrouver des couleurs. Le lesbianisme y tient une place marginale, bien sûr, comme dans la réalité de nombre d’adolescents qui flageolent sur la frontière fragile entre adolescence et vie d’adulte.

« Double Suicide », titre sur une page. Un pendentif supportant un yantra au motif simple de nœud orne la page 2, puis un hommage à la célèbre peinture The two Fridas de Frida Kalho, avec la différence qu’il ne s’agit pas de la même personne, mais de « deux êtres bien distincts ». Puis le double suicide est raconté, et ouf, on apprend que le sort en a décidé autrement, l’une des deux amies, Ruth, est sauvée par un filet sur l’immeuble, l’autre, Kari, la narratrice, symboliquement, par une plongée dans les égouts, « ce fleuve fétide qui déploie ses méandres puants ». Elle s’en sort plutôt ragaillardie, et comme protégée paradoxalement par « une sorte de combinaison en vinyle ». Ruth quitte la ville, et Kari reste. Tout cela est à prendre comme une allégorie de l’homophobie à l’Indienne, et de la résilience qui permet de s’en accommoder à celle qui décide de rester. Kari partage un petit appartement avec deux filles et leurs petits amis plus ou moins occasionnels. Il y a aussi l’aide ménagère, qui se comporte en « dragonne domestique » et veille à la moralité des lieux. Il faut faire des efforts : « Mais pour pénétrer cette volière qu’est la camaraderie féminine, il faut montrer patte blanche. Un combat quotidien » (p. 18). Ses colocataires « ont toutes un faible pour les garçons manqués un peu échevelés » (p. 23). Invitée à l’appartement, la mère de Kari repère en un clin d’œil la licence qui y règne, et s’inquiète de l’amitié de sa fille pour Ruth : « Quand vient un mari, aux oubliettes les meilleures amies ». « Je ne veux pas d’un mari », réplique Kari (p. 29). L’ambiance est parfois chaude dans l’appartement : « Tour à tour, les filles me maternent et me draguent ouvertement. Ne vous méprenez pas : la femme hétéro, c’est un mythe » (p. 58). Kari fait la connaissance dans le cadre de son boulot dans la pub, d’une certaine Angel, dont le look camionneuse n’est pas dû à l’attrait du beau sexe, mais à la chimio pour cancer du sein (elle lui montre ses prothèses mammaires, p. 50) qui finira par l’emporter. Émouvant portrait de femme par une femme, qui se termine en grisaille. Juste après la mort d’Angel, on retrouve la couleur d’un salon de coiffure très indien, et le coiffeur qui s’étonne que Kari exige la « boule à z » comme sa défunte amie.
Kari nous livre ses réflexions sur l’amour : « Certains ont un cœur qui ne souffre qu’une seule union. Ils s’accouplent pour la vie, tels des fous à pattes bleues. d’autres s’accouplent aussi merveilleusement avec l’un qu’avec l’autre » (p. 49). La ville est contemplée sans concession : « Tout l’après-midi, des trombes d’eau se déversent sur Smog City » (p. 52), et la poésie transfigure la pourriture. Le discours suit des sinuosités inattendues, comme cette page de natures mortes : « Une figue est 100 % lascive » (p. 66). C’est incidemment que la narratrice revient sur son amour pour Ruth. Si elle est partie, c’est « parce que je n’avais aucune conviction politique » […] Je n’adhère à rien, à part Ruth. » (p. 70). Son orientation sexuelle est problématique : « Je roule le mot lesbienne dans ma bouche et sa présence m’y paraît étrange. Un peu charnue, salivante, fraîchement débarquée de Lesbos et totalement mal à propos. » […] « Je sais que je suis une bleue aussi bien chez les hétéros que chez les homos. Le charivari n’a pas lieu dans ma vie, mais dans ma tête » (p. 79). Ses amis la questionnent maladroitement et tentent de la caser.

 Cet ouvrage bénéficie du label « Isidor ».

Label Isidor HomoEdu

 Article de Yannick Barbe sur Yagg.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Le blog de l’auteure (en anglais)


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