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Jamais sans mon fils, pour éducateurs et pour lycéens
Jean-Eudes, de Jean-Marc Pontier & Bernard Valgaeren
Les Enfants Rouges, 2013, 160 p., 16 €.
samedi 28 février 2015
Cette bande dessinée est créditée de Jean-Marc Pontier & Bernard Valgaeren ; or s’il est clair que Jean-Marc Pontier est le dessinateur, le statut de Bernard Valgaeren est ambigu. Personnage principal, il est désigné à la troisième personne par le narrateur-graphiateur, Jean-Marc Pontier. Comme rien dans le paratexte de l’album ne précise le rôle des co-auteurs, on suppose par défaut que Bernard Valgaeren serait le scénariste ; or il est aussi le personnage principal d’une histoire que par ailleurs on sait réelle, le parcours du combattant d’un candidat à l’adoption d’un enfant burkinabè. Cela n’est pas sans poser problème, car on est difficilement juge et partie. Le graphiateur est donc sommé de prendre fait et cause pour le personnage en même temps que pour le scénariste, à moins que ce ne soit lui le dessinateur et scénariste, et qu’il ne faille prendre le nom qui accompagne le sien en couverture que pour celui de l’homme dont on raconte l’histoire, à la manière des autobiographies de sportifs pour lesquels les éditeurs ont l’honnêteté d’indiquer « écrit en collaboration avec untel » plutôt que d’utiliser un « nègre ». On trouve même un dessin fait par Bernard à la p. 111, une caricature de la fonctionnaire qui lui refuse le visa de Jean-Eudes, et deux autres p. 106 et p. 130. Jean-Eudes est la chronique d’une adoption annoncée, tuée dans l’œuf sous prétexte – jamais invoqué clairement – que le père adoptif est célibataire et homosexuel. Si l’aspect documentaire sur l’Afrique est intéressant, l’absence de toute distance narrative, l’utilisation de noms réels pour les personnages, y compris quand il s’agit de dénoncer des fonctionnaires corrompus, l’instrumentalisation presque en temps réel d’une grève de la faim qui fait long feu, tout cela nous met quelque peu mal à l’aise.
Résumé
« Bernard en particulier, avec sa grosse doudoune, me fait penser à Maurice Herzog au sommet de l’Annapurna » (p. 6). C’est avec l’évocation d’un univers de neiges éternelles que commence ce périple franco-africain. Bernard vient de commencer une grève de la faim, et s’installe sur le kiosque à musique de Sanary-sur-Mer. Une page évoque les martyrs mondiaux de ce sport, la grève de la faim ; Bobby Sands par exemple. En 2003, Bernard (qui était déjà ami avec le dessinateur) est bénévole dans un orphelinat, et un petit garçon lui demande « Je veux que tu sois mon papa et que tu t’occupes de moi » (p. 12). Suivent des considérations savantes sur l’Afrique : « Jean-Eudes est un « cherobite », c’est-à-dire qu’il parle comme un français. Notamment il prononce bien les « ch »… » […] « Blaise Campaoré, le président, essaie de parler cherobite, mais n’y arrive pas » [1] De retour en France, Bernard crée deux associations, ASFA et Burkin’ami. Fin 2007, il obtient officiellement l’adoption de l’enfant ; mais en août 2008, une fonctionnaire burkinabèe, dont le nom et le prénom sont écrits en toutes lettres dans l’ouvrage, refuse le document de sortie du territoire sans spécifier de raison, mais en réclamant implicitement un pot de vin de 1000 €, ce à quoi Bernard se refuse. Les prétextes subséquemment allégués sont l’état de célibataire, puis la « mauvaise vie » (p. 24 & 25), expression qui fait sans doute allusion à l’homosexualité de Bernard (p. 26). Celui-ci, cependant, « ne veut pas attirer l’attention des ligues de défense contre l’homophobie », de peur de desservir sa cause (p. 28). Le récit zigzague allègrement dans la chronologie ; on retourne en arrière au moment où Bernard parvient à retrouver Mariam, la mère de Jean-Eudes (qu’on lui avait présenté auparavant comme s’appelant « Éric », mais c’était une ruse du directeur corrompu de l’orphelinat pour brouiller les pistes). On apprend tout sur la pratique du lévirat (en fait on retrouve une partie de l’article de Wikipédia !) Dans un premier temps, Bernard retire (avec difficulté) l’enfant de l’orphelinat pour le confier à sa mère. Entre-temps, il visite le Bénin avec son « filleul Ahmed Issa » (p. 38), étudiant en physique de 20 ans qu’il avait rencontré en 2003, dans la perspective de son premier séjour à Ouagadougou. Une digression de dix pages est consacrée à l’histoire de « Jean-Jean », ex-artiste de cirque des Arts-sauts – devenu le compagnon pacsé de Bernard, comme on ne l’apprendra qu’à la page 132, alors que ce pacs date de 2004 ! – suivie de plusieurs autres digressions sur la compagnie en question. Jean-Jean permet par une donation du cirque, la construction d’une école par l’architecte Diébédo Francis Kéré (p. 71). Suit une digression sur l’école au Burkina Faso. Puis Bernard visite le Bénin, notamment le pays des « tatas » (interdit de rire !), cornaqué par de jeunes Béninois, un « Raymond », puis un « Jeannot », qu’il parraine pour ses études, et qui lui écrit des lettres commençant par « Papa » (p. 101). Ce Jeannot accueillera Jean-Eudes en 2007 au Bénin pour y poursuivre ses études. C’est à ce moment que Bernard est l’objet de calomnies sur un « blog homophobe » d’anciens élèves, qui ont appris sa liaison avec Jean-Jean. (p. 106). Un certain Jordane, élève aussi, rédige spontanément un « témoignage de soutien » ; et l’on trouve son portrait en 2010, soit trois ans plus tard, sans doute par Bernard (ce n’est pas précisé, mais on reconnaît le style). Le récit renoue avec son début, et c’est au tour de Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères, d’être pris pour cible, car il aurait accusé Bernard d’avoir fait une « fausse déclaration d’État civil », ce qui ne fait que reprendre les déclarations mensongères dues à la fonctionnaire burkinabèe corrompue. Bernard décide alors d’entamer cette grève de la faim, qu’il arrêtera au bout de dix jours. En février 2013, il prend l’avion et retrouve en Côte d’Ivoire Jean-Eudes devenu « un bel adolescent » (on ne sait jamais son âge exact). Il envisage de le faire passer clandestinement. Jean-Eudes demande un visa pour le Maroc, mais un certain Hadama se rend au consulat pour traiter Bernard de « sale pédé » et « pédophile ». Suivent deux pages pour retracer les exactions dont cet Hadama, instituteur, se serait rendu coupable. L’histoire s’arrête sur cet échec.
Mon avis
L’intérêt de cet album réside avant tout dans les informations touristico-politico-ethnographiques sur le Burkina Faso et sur le Bénin. Le lévirat, les vicissitudes politiques burkinabèes, le tourisme, le trafic d’enfants avec la Côte d’Ivoire, font l’objet de développements instructifs. Certaines informations font sourire, comme celle selon laquelle « l’absence de gestes d’affection est typiquement africain » (p. 45). Il faudrait préciser de quels pays on parle, et puis certains pays d’Asie sont pas mal dans ce domaine. Voyez par exemple un film comme Il était un père (1942) d’Ozu : des inclinations du buste suffisent aux Japonais pour exprimer un amour filial profond ! Dans le registre de la bonne conscience, on peut lire à propos des tatas que « contrairement aux apparences, leur architecture n’a rien de primaire » (p. 100). S’agissant d’une architecture de terre battue sans le moindre confort, avec des trous tenant lieu de portes, par lesquels il faut se glisser en rampant dans les différentes cellules, moi qui ai eu l’occasion de visiter un de ces « tatas » et de passer une nuit dans un hôtel construit selon cette architecture améliorée pour les touristes, je peux vous garantir que si, c’est une architecture primaire (au sens de non élaborée, facile à réaliser sans nécessiter ni plans ni calculs), qui n’a d’intérêt que culturel. Mais la crainte de paraître raciste facilite ce genre de formules.
S’agissant de l’affaire qui est au centre de l’album, je suis sceptique. Pour commencer, sur ce parti-pris d’étaler les identités des personnes à qui l’on reproche des malversations. Passe pour Laurent Fabius, qui a de quoi se défendre, mais pour un fonctionnaire burkinabè : comment pourrait-il se défendre de telles accusations ? Des lois punissent la diffamation, et en principe en France on évite ce genre d’accusations publiques. Cela me dérange que dans un ouvrage étalant des idées si généreuses sur l’Afrique (l’architecture qui n’a rien de primaire, etc.), on se permette d’agir vis-à-vis des indigènes d’une façon dont on n’oserait jamais agir avec des Européens (quelle que soit leur couleur de peau). Mais cette manie de donner les noms et références exacts ne vaut pas que pour les Africains accusés ; elle vaut aussi pour le personnage principal et ses amis, dont on étale la vie sans barrière. On trouve même la reproduction d’un mail avec adresse et téléphone de l’impétrant malchanceux (p. 7). Je n’ai pas essayé ! En ce qui concerne cette histoire d’adoption, on ne comptera pas sur moi pour hurler avec les loups à l’homophobie. On sait qu’adopter un enfant est un parcours du combattant, quel que soit l’adoptant, quel que soit l’adopté. J’ai du mal à sympathiser a priori pour ce candidat à l’adoption parmi d’autres, même quand il renonce à un pot-de-vin alors qu’il sait bien dans quel pays il se trouve. L’édition de cet album a dû lui coûter bien plus cher ! Et puis, si j’étais un fonctionnaire d’un pays du tiers monde, habitué à voir défiler des théories de candidats à l’adoption issus de pays riches, et que je me retrouvais face à un homme ou à une femme célibataire désirant adopter un enfant du sexe correspondant à son orientation sexuelle, et que j’observais que ledit candidat à l’adoption, qu’il soit hétéro ou homo, est entouré de plusieurs très jeunes gens, de plusieurs dizaines d’années en-dessous de son âge, comme cela semble le cas de Bernard Valgaeren, qui multiplie les « filleuls », amants, pacsés, et simples camarades de voyage, tous masculins, noirs et beaucoup, beaucoup plus jeunes que lui, eh bien, je serais réticent à lui confier un enfant à adopter. Quant à l’argument consistant à dire qu’il avait eu un agrément et que la loi ne spécifiait pas que l’adoption fût interdite aux célibataires, qu’est-ce qui nous prouve que – vu le niveau de corruption dans ce pays – un pot-de-vin n’ait pas été versé auparavant pour obtenir le premier jugement favorable ? Aussi je me refuse à prendre parti pour ce personnage ; et c’est là que le choix de ne pas passer par la fiction pèse son poids.
J’ajouterai deux autres arguments pour abonder les raisons de mon scepticisme. Premièrement, quand on cesse une grève de la faim au bout de dix jours, tout en invoquant des grévistes célèbres qui ont tenu deux mois avant de mourir, cela n’est guère une preuve de ténacité. Deuxièmement, il se trouve que j’ai voyagé, certes brièvement, au Burkina Faso, au Bénin et au Togo. Je peux attester que dans ces pays, il est impossible à un célibataire homme ou femme de quelque âge qu’il soit, de se promener une seule journée sans être sollicité par des jeunes garçons tous plus mignons les uns que les autres, qui vous harcèlent pour demander votre numéro de téléphone et votre adresse courriel, et à votre retour, vous harcèleront pour solliciter votre aide pour leurs études, ou pour les soutenir lors de tel ou tel événement familial dramatique. Le Bénin notamment est internationalement connu pour être la plaque tournante des sites de rencontre hétéro ou homo, ainsi que des sites d’arnaques Internet. Lors de mon voyage au Bénin et au Togo, sur un groupe de huit touristes, nous étions deux à être seuls, une dame de 70 ans et moi. Le soir, nous avions chacun nos chéris qui rôdaient autour de l’hôtel ou du restaurant où nous nous trouvions. J’étais fort jaloux car malgré la différence d’âge, elle en avait plus que moi. J’ai donc beaucoup de mal à sympathiser pour un des milliers de touristes (fussent-ils d’autre part animés des plus admirables intentions humanitaires) qui se laissent prendre à de si gros hameçons. Une question que je pourrais poser est la suivante : à combien de dizaines de touristes, humanitaires ou non, des deux sexes, le fameux Jean-Eudes, ainsi que les Raymond et consorts, ont proposé, avec le même sourire craquant, d’être leur « papa » ou leur « maman » ? Je ne suis pas persuadé que la solution aux problèmes de l’Afrique noire réside dans le fait que les plus mignons des garçons ou des filles obtiennent tous un visa pour l’Europe, cornaqués par de riches « papas » ou « mamans ».
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[1] Ce mot n’a aucune attestation, au moment où cet article est rédigé, sur les principaux moteurs de recherche…