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Seigneurs, samouraïs et putains, pour lycéens et adultes
Le Vent des dieux, de Patrick Cothias et Philippe Adamov puis Thierry Gioux
Glénat, 1985 à 1991, collection Vécu, 5 x 46 p., 38 €
mardi 25 janvier 2011
Pour compléter l’historique de l’intrusion de personnages altersexuels dans la bande dessinée française, intéressons-nous à cette série, en commençant par son « premier cycle », les cinq premiers albums dessinés par Philippe Adamov d’une série qui en compte à présent 16, les suivants étant dessinés par Thierry Gioux entre 1991 et 2004. Ce premier cycle est réuni dans un album épais ; les autres se vendent séparément.
Nous sommes dans le Japon du XIIIe siècle, dans l’île de Sado. Le seigneur Oshikaga, cruel, cupide, injuste, bête et libidineux, tient tête à l’empereur. Il doit mater une révolte de paysans, grâce à ses fidèles samouraïs, liés à lui par le bushido, code d’honneur [1]. Entre le héros, l’hétéro Tchen Qin, et le traître, l’homo Kozo, tous les degrés de la loyauté sont représentés par les samouraïs, y compris Pimiko, la concubine du seigneur dont il partage les faveurs avec Tchen Qin, et qui se révélera une redoutable combattante, étant fille de samouraï. L’homosexualité est présente en arrière-plan de tous les épisodes, car les samouraïs la pratiquent un peu comme les Grecs anciens la pédérastie (voir l’article shudo sur Wikipédia). Il y a ceux qui l’ont abandonnée après la période initiatique, et ceux qui la perpétuent, en bien ou en mal. Si l’on peut regretter que ce thème ne soit pas approfondi avec plus de rigueur, et que le scénariste y soit parfois allé à la truelle, n’hésitant pas à confondre allègrement homosexualité et pédophilie, on doit rendre hommage à ce pionnier du thème.
Résumé
Dans le premier épisode, Le sang de la lune, Oshikaga commence par faire exécuter un samouraï envoyé de l’empereur par son fidèle Tchen Qin. Les samouraïs exécutent les ordres sans discuter, mais manifestent parfois leur désapprobation, ce qui est ô combien le cas de Tchen Qin. Arrive un vassal, Kozo, qui ne rapporte que peu d’impôts, se plaignant de la désobéissance de ses paysans. Le seigneur envoie une expédition punitive, mais les samouraïs tomberont dans une embuscade de soi-disant paysans. Tchen Qin disparaît englouti par une cascade ; on le croit mort, sauf son amante Pimiko, qui part à sa recherche, ce qui constitue le second épisode, Le ventre du dragon. Les autres épisodes suivent d’un côté le chemin spirituel de Tchen Qin, qui frôle la mort, perd la mémoire et est sauvé par une femme réprouvée, et des autres samouraïs du côté du bien, qui remettent en question les méthodes cruelles du seigneur ; et de l’autre côté, démontent la machination dont l’embuscade n’était qu’un élément, dirigée en fait par le traître Kozo et destinée à manipuler à la fois les paysans et Oshikaga pour prendre le pouvoir dans l’île.
Mon avis
L’intérêt n’est pas tant dans l’histoire, assez banale, que dans l’arrière-plan historique et philosophique, qu’on suppose assez documenté. L’auteur se moque allègrement de la spiritualité officielle, multiplie les blasphèmes sur « l’anus de Bouddha » par exemple, et les allusions à la lubricité des moines (« Je ne méditais pas du tout jolie poupée, je songeais à ton cul »). Quand Kozo reçoit le seigneur Oshikaga, il déclare : « Mon humble demeure est honorée par votre présence comme l’est l’obscurité par le soleil, la vulve par le gland… » (tome 3). La sexualité tient une place importante, et le cadre en est fixé dans le premier épisode. Le dessin est aussi explicite que le texte, ce en quoi les auteurs rejoignent (ou précèdent) la tradition des mangas. On voit le beau Tchen Qin et la belle Pimiko faire l’amour, et leur nudité frontale est dévoilée sur plusieurs cases, de même que le sera celle de nombreux personnages. « Les voluptés du bas-ventre font partie de la vie comme le boire et le manger et il n’y a pas de raison d’y attacher plus d’importance qu’il n’est nécessaire » dit Tchen Qin à Kozo, qui réplique à côté : « Depuis quand est-ce une honte d’aimer les hommes bien faits et les petits garçons ? » L’ami de Tchen opine : « Kozo n’a pas tort, Tchen. Nous-mêmes, quand nous étions étudiants ches les moines… » Et Tchen réplique qu’ils ont grandi et « choisi de marcher dans le bushido : le chemin du guerrier ». C’est là où le bât blesse, car dans ces cinq albums, l’homosexualité n’est montrée par les images que sous l’aspect d’une pédophilie de prostitution la plus abjecte, même si elle est aussi parfois évoquée, mais seulement par le texte, sous l’aspect d’homosexualité adulte. On est à la limite de l’homophobie. Par exemple, lors d’une des scènes les plus fortes, quand Bafu se fait seppuku : Toshi, qu’il proclame avoir été « son amant » propose de lui couper la tête, conformément au rituel, mais il refuse. On se demande pourquoi le scénario ne montre aucune scène d’intimité entre amants adultes, alors qu’il montre quantité de scènes de prostitution pédophile. Dans le tome 3, Kozo fait cadeau à Oshikaga de petits garçons pour ses plaisirs sexuels (alors que dans les autres albums, le saigneur lutine plutôt des prostituées adultes), et ces garçons sont amenés par des moines, « freluquets maquillés comme des femmes ». Ils disent : « ils sauront apporter un peu de piment à vos jeux érotiques, mais tâchez de ne pas trop nous les abîmer ». Une note de bas de page précise : « Dans le Japon médiéval, l’homosexualité, comme la pédérastie était fréquente et admirée dans les sociétés monacales et guerrières », ce qui est pour le moins hors sujet ! L’un des personnages, Toshi, semble l’avoir compris. Quand ses comparses l’invitent à les rejoindre avec ces enfants en lui disant : « Tout le monde sait que tu es une tapette », le samouraï refuse et se retire, comme si les auteurs avaient eu conscience de la confusion de leur propos. Dans le même épisode, Kozo, interrompu au cours de la même partouze, humilie en lui pissant dessus, un soldat qui a laissé passer des rebelles. Du côté hétéro, Tchen Qin commence à s’attacher à la femme qui l’a sauvé, Mara : « Je n’avais pas compris le courage qu’il faut pour devenir une putain ». Dans l’épisode suivant, Lapin, Tigre, les auteurs ratent encore une occasion : Toshi s’entraîne au combat par amusement avec un samouraï, mais quand les coups se transforment en caresses, celui-ci dit : « Je te demande pardon. J’avais oublié que tu étais une tapette ». Pour une fois qu’on avait deux hommes adultes ! Il faut d’ailleurs souligner la maîtrise du dessinateur dans ce domaine : les hommes nus même en action sont toujours réussis, sans pudeur ni exhibitionnisme, à la japonaise en quelque sorte. Dommage que le scénario ne lui ait pas permis d’aller plus loin ! De même dans le dernier épisode, le méchant Kozo fait une proposition à Toshi : « Nous sommes tous deux des hommes, et nous avons le même goût pour les autres hommes. Pourquoi ne pas enterrer notre différend le temps d’une rencontre sur le tatami ? » Toshi répond : « On peut être une tapette sans aimer tous les hommes ! » Ce mot « tapette » est particulièrement déplacé si l’on en croit la note précédente, et pourquoi cette contradiction entre la prétention à aimer des hommes et la seule pratique consommée dans l’ouvrage, d’une incompréhensible pédophilie ?
Les onze tomes de la suite de la série dessinés par Thierry Gioux nous emmènent à la cour du grand Khan et Chine, puis en Perse, mais le scénariste, s’il laisse toujours une certaine place à la sexualité libre, oublie que les « mignons » existaient dans ces deux royaumes aussi bien qu’au Japon, du moins n’a-t-il pas souhaité évoquer leur présence. Dommage !
– Le tome 6 « L’ordre du ciel » présente le retour d’un samouraï masqué pour ne pas être reconnu, Tête Noire, qui veut se venger de Tchen Qin et de Kaï. Pimiko se rallie à lui et le reconnaît, bien que la dernière fois qu’elle l’ait vu, sa tête ne fût pas sur ses épaules ! Il objecte qu’il n’a « jamais eu de grand désir pour les femmes », mais la courtisane samouraï prétend qu’elle peut « prendre l’air d’un garçon ».
– Dans le tome 7 « Barbaries », c’est l’arrivée des Mongols au Japon, avec Qoubilaï Khan, accompagné de Marco Polo. Pimiko méprise son mari officiel Kaï, qu’elle traite de « tapette » parce qu’il se rapproche de Tchen Qin. Elle veut obtenir la mort de Tchen Qin, parce qu’il l’a délaissée pour Mara.
– Tome 8 « Ti Fun » : on apprend que si Tête Noire hait tant Tchen Qin, c’est parce qu’il l’aime. Le récit se préoccupe de la guerre contre les Mongols, et délaisse la thématique érotique au profit de l’obsession de Tchen Qin de rejoindre la mère de son enfant.
– Tome 9 « Cambaluc » : Kaï délaisse Pimiko et se voue entièrement à son ami Tchen Qin. Ils poursuivent Tête Noire, qui a trahi le Japon pour les Mongols, et les a suivis en Chine.
– Tome 10 « Le Gherkek ». En échange de sa grâce, Tchen Qin est au service du Khan pour un an et un jour. On en profite pour parler du harem où est gardée son épouse Mara. Image osée d’un eunuque, p. 14 : il soulève son pagne à l’entrée du harem pour prouver sa mutilation. Le texte parle de castration, mais l’image montre une émasculation complète (voir cet article) ; cependant, p. 20, le mot « émasculé » est utilisé. Kaï s’émascule donc pour pénétrer au harem et voir la femme de Tchen Qin [2]. Belle image cadrée sur les pectoraux des deux amis, au moment où Tchen Qin comprend l’étendue de l’amitié que lui porte Kaï par ce sacrifice. Pour sauver la vie de Kaï, Tchen se sacrifie à son tour : il est condamné au « Gherkek », une chasse spectaculaire imaginée en marge de ce que relate Marco Polo dans sa Description du monde. S’en tirera-t-il ?
– Tome 11 « Cogotaï ». C’est le nouveau nom du tout puissant chef de la garde qu’est devenu Tchen Qin. Ce tome revient sur les obsessions précédentes, de façon un peu lassante. Trahisons de Pimiko, coups bas de Tête Noire, fantômes du passé qui obsèdent le héros, etc. À noter une faiblesse du scénario : Tchen Qin reconnaît avoir toujours un faible pour Pimiko, mais se refuse à elle au nom de sa « fidélité » pour Mara, or dans l’épisode précédent, il se tapait sans état d’âme des concubines chez son camarade Assia… Enfin, la logique sera rétablie ! À noter que notre héros se balade à poil dans la moitié de l’album, au milieu de la cour…
– Le Tome 12 « Tête-à-tête » porte bien son nom, car les têtes sautent comme des bouchons de champagne. Là encore, on remâche les vieilles rancunes, mais on en finit avec Tête Noire, dont la tête est révélée peu avant d’être tranchée (le lecteur avait compris depuis le tome 6), et avec Mara et sa fille. Tête Noire appelle son ennemi « Tchen Qin de mon cœur ».
– Le Tome 13 « Le roi du monde » nous emmène au Tibet, auprès du yéti. C’est encore une fois l’occasion de faire se balader notre héros tout nu dans les neiges éternelles…
– Le Tome 14 « Les paradis perdus » laisse filer le temps. Tchen Qin, au service de Marco Polo, sert Kubilaï vieillissant. Au prétexte de trouver le paradis, ils écument et massacrent toute l’Asie, jusqu’à ce que le khan autorise Marco Polo à retourner à Venise, fortune faite, embarquant femmes et mignons (mais on n’en voit pas la queue d’un) sur ses bateaux.
– Le Tome 15 « Le voyage merveilleux » brode dans les marges de la Description du monde de Marco Polo, dont des miniatures sont utilisées pour un certain nombre de vignettes. Un long périple amène ce qu’il reste de la flotte offerte par Kubilaï auprès du khan de Perse, avec la jeune épouse qui lui est destinée. Celle-ci est très délurée, et s’offre à Tchen Qin à tout bout de champ. Elle prétend qu’à l’âge de 12 ans, elle « était déjà femme » ; « mon corps était déjà formé pour éprouver du plaisir et pour en donner ».
– Le Tome 16 « Le vieux de la montagne » abandonne Marco Polo et les marges de l’histoire pour délirer sur le thème de la secte des Assassins, dont le maître procure à Tchen Qin, en échange de ses services, le paradis qu’il recherche, sans lui dire qu’il est artificiel. Bizarrement, ce tome censer clore la série ne se clôt sur rien d’autre que l’annonce d’une mission de Tchen Qin contre Sindbab le marin…
Voir en ligne : Fiche sur l’auteur sur le site de l’éditeur
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[1] En fait, le bushido ne sera codifié qu’au XVIIe siècle, par Soko Yamaga, cf. le dossier consacré aux Samouraïs par la revue Historia en août 2010.
[2] Ce qui ne l’empêchera pas, par la suite, de proclamer à tout bout de champ qu’il regrette de s’être « coupé les couilles », comme si c’était la partie la plus utile du service trois pièces !