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Indignez-vous, engagez-vous, qu’y disaient !
Textes engagés à l’occasion du 50e anniversaire du 17 octobre 1961.
Etcherelli, Daeninckx, La Tordue, Renaud, Hessel, el Aswany
dimanche 1er janvier 2012
altersexualite.com n’est pas un blog, mais un site, c’est entendu. Je veux dire que les articles répondent à une arborescence thématique, et non à un classement chronologique. Mais aujourd’hui, je scrognognise dans mon coin à propos des, je cite, « primaires citoyennes » [1] Je suis quand même allé voter – et me réjouis du succès de cette initiative il est vrai démocratique – mais tant soit peu agacé par le fameux, je cite, « engagement de reconnaissance dans les valeurs de la gauche » que j’ai dû signer. Voilà la phrase sur laquelle les 5 candidats se sont accordés : « Je me reconnais dans les valeurs de la Gauche et de la République, dans le projet d’une société de liberté, d’égalité, de fraternité, de laïcité, de justice et de progrès solidaire ». Alors j’y vais d’un billet de type blog, mais je ne peux pas m’en empêcher, le corps de l’article sera du dur, du sérieux, du pédago, vous allez voir ce que vous allez voir ! Mais dans quelle rubrique ranger ces élucubrations suivies de pédagotextes ? Allez, va pour « Billets d’humeur » !
Adoncques, les « valeurs de la Gauche » seraient « une société de liberté, d’égalité, de fraternité, de laïcité, de justice et de progrès solidaire ». Tiens, zarbi : je n’ai rien de rien contre la laïcité, la justice et les autres trucs, mais je ne vois pas en quoi ce sont des valeurs de gauche ou de droite, voire d’extrême droite ! [2] Jadis, au temps des bouffeurs de curetons, je veux bien concéder, comme me l’a fait remarquer un de mes fidèles lecteurs et néanmoins ami, que la laïcité fut une valeur de gauche, mais en 2011, à part le lobby catho qui sévit à l’Assemblée nationale, dont il faut reconnaître qu’il est davantage à droite qu’à gauche, mais qui est minoritaire dans une droite déphasée avec ses électeurs, la grande majorité des parlementaires et des citoyens de droite est fermement attachée à la laïcité. Pour le reste de cette formule « de gauche », à part ces portes grandes ouvertes sur un vide sidéral, rien de rien sur le fait que l’argent, le fric, la thune, les banques, devraient passer APRÈS les valeurs humaines [3]. Parce que la laïcité, le blabla, le « progrès solidaire » (qu’est-ce que ça veut dire cette connerie en novlangue ?), ça me rappelle la fameuse citation de Sartre s’adressant à l’écrivain engagé : « Pourquoi as-tu parlé de ceci plutôt que de cela et – puisque tu parles pour changer – pourquoi veux-tu changer ceci plutôt que cela ? » (Qu’est-ce que la littérature ?, Folio, p. 32). Idée reprise par Pierre Bourdieu sous une autre forme dans Sur la télévision (p.17) : « si l’on emploie des minutes si précieuses pour dire des choses si futiles, c’est que ces choses si futiles sont en fait très importantes dans la mesure où elles cachent des choses précieuses ». Or si nos amis socialos ont décidé de ne rien dire sur la mafia des banques qui enfonce un à un les peuples de la zone euro dans la mouise, et si, en lieu et place, ils ont tenu à mentionner la « laïcité », ce n’est pas innocent. La « laïcité », c’est un signe subliminal, discret appel du pied à Le Pen, mais la réticence qui l’accompagne est en creux l’annonce qu’on ne touchera guère aux intérêts de nos amis banquiers qui remplissent nos valises de billets pour payer nos campagnes électorales, mais qu’on tapera toujours sur le même bouc émissaire. (Consultez l’article « Muslim Pride »).
Ça me rappelle aussi une thèse du fameux Principe de Peter, de L. J. Peter et R. Hull (Le Livre de Poche, 1969, p. 131/134) : l’employé qui a atteint son niveau d’incompétence, pour oublier son incompétence, se livre à une « méthode de substitution », dont il donne un exemple : « se spécialiser dans le détail superflu ». La « laïcité », c’est le détail superflu que nous ont trouvé nos amis socialos, qui sont plus efficaces contre des adolescentes à foulard que contre des banquiers à dollar qui vont obliger le monde entier à bosser pour des clopinettes jusqu’à 70 ans (et même si on ne parle que de l’école, il est bien clair que ce sont les « enfoulardées » qui foutent nos cours en l’air, et qu’en s’attaquant à elles, et en remettant cet ouvrage cent fois sur le métier de l’actualité politicarde, les responsables de l’Éducation montrent leur extrême compétence…). Manque de bol, la droite a trouvé le même « détail superflu » comme os à ronger pour le populo. Pourtant, les révolutions dans le monde arabe en 2011 ont montré – et c’est la leçon la plus précieuse d’Alaa et Aswany dont on trouvera un texte ci-dessous – que la « laïcité » fut un prétexte bien pratique pour que nos dirigeants occidentaux persistent à assister les pires autocrates mafieux du monde arabe, qui pouvaient assassiner, emprisonner, violer, concussionner en toute quiétude, du moment qu’ils donnaient des gages de « laïcité », meilleur moyen d’encourager un intégrisme qui passait à peu de frais pour la seule vraie opposition à ces régimes… On est mal barrés, je vous le dis ! Je ne vais pas développer, mais j’ai un peu les boules, entre nous soit dit. Donc, voilà quelques textes qui me semblent d’une autre trempe. Cherchez le point commun. Je les ai sortis à l’occasion d’une séquence de 1re L sur Sartre et l’engagement.
Document n°1 : extrait de Élise ou la vraie Vie, de Claire Etcherelli, Folio, 1967, p. 155-159.
L’histoire se passe en France pendant la décennie de la guerre d’Algérie : Élise, jeune Bordelaise rêvant de « vraie vie », monte à Paris, trouve un travail dans une usine automobile, et y rencontre Arezki, un Algérien, dont elle s’éprend. Le roman a été remarqué par la justesse de sa description socioculturelle, notamment du monde ouvrier et des relations entre Français et Algériens.
La pendule de la porte de Choisy marquait la demie. Arezki était déjà dans la file, mais un peu à l’écart. J’allai vers lui. Il me fit un signe. Je compris et me plaçai derrière lui sans mot dire. Lucien arriva. Il ne me vit pas et je fis semblant de ne pas le voir. Il alluma une cigarette, et comme il tenait l’allumette près de son visage, j’en saisis le profil desséché, noir de barbe, osseux.
Nous montâmes dans la même fournée. Impossible de reculer, il m’aurait vue. J’allai vers l’avant, prenant soin de ne pas me retourner. Arezki m’ignora. À la Porte de Vincennes où beaucoup de gens descendirent, je me rapprochai de lui. Il me demanda où je désirais descendre afin que nous puissions marcher un peu. Je dis : « A la Porte de Montreuil. » J’avais repéré les soirs précédents une rue grouillante où, me semblait-il, nous nous perdrions aisément.
Il descendit et je le suivis. Lucien m’avait-il vue ? Cette supposition me gêna. Nous traversâmes, et, contemplant deux cafés mitoyens, Arezki demanda :
— On boit un thé chaud ?
— Si vous voulez.
Il y avait beaucoup de monde et beaucoup de bruit. Les banquettes semblaient toutes occupées. Arezki s’avança dans la deuxième salle. Je l’attendis près du comptoir. Quelques consommateurs me dévisagèrent, je sentais leurs yeux et je devinais leurs pensées. Arezki réapparut. En le regardant s’avancer, j’eus un choc. Mon Dieu, qu’il avait l’air arabe !… Certains, à la chaîne, pouvaient prêter à confusion avec leur peau claire et leurs cheveux châtains. Ce soir-là, Arezki ne portait pas de chemise mais un tricot noir ou marron qui l’assombrissait davantage. Une panique me saisit. J’aurais voulu être dehors, dans la foule de la rue.
— Pas de place. Ça ne fait rien, nous allons boire au comptoir. Venez là.
Il me poussa dans l’angle.
— Un thé ?
— Oui.
— Moi aussi.
Un garçon nous servit prestement. Je soufflai sur ma tasse pour avaler plus vite. Dans la glace, derrière le percolateur, je vis un homme coiffé de la casquette des employés du métro qui me dévisageait. Il se tourna vers son voisin qui repliait un journal.
— Moi, dit-il, très fort, j’y foutrais une bombe atomique sur l’Algérie.
Il me regarda de nouveau, l’air satisfait. Son voisin n’était pas d’accord. Il préconisait :
— …foutre tous les ratons qui sont en France dans des camps.
J’eus peur qu’Arezki réagît. Je le regardai à la dérobée, il restait calme, apparemment.
— Il paraît qu’on va nous mettre en équipes, me dit-il.
Sa voix était assurée. Il tenait l’information de Gilles et m’en détailla les avantages et les inconvénients. Je me détendis. Je lui posai beaucoup de questions, et, pendant qu’il y répondait, j’écoutais ce que les gens disaient autour de nous. Et j’eus l’impression qu’en me répondant, il suivait la conversation des autres.
Quand je passai devant lui pour sortir, l’homme qui voulait lancer une bombe atomique fit un pas vers moi. Par chance, Arezki me précédait. Il ne vit rien. Je m’écartai sans protester et le retrouvai dehors avec la sensation d’avoir échappé à un péril.
La rue d’Avron s’étendait, scintillante à l’infini. Pendant quelques minutes, les étalages nous absorbèrent.
— Alors, me demanda-t-il ironiquement, comment allez-vous ?
— Mais je vais bien.
— Vous aviez l’air malheureuse ces derniers jours. Vous n’avez pas été malade ? »
Tu peux badiner, Arezki. Tu es là. Ce soir, je n’évoque pas ton visage. C’est bien toi, présent. […] C’est un moment privilégié, suspendu irréellement au-dessus de nos vies comme le sont les guirlandes accrochées dans cette rue. Ne parler que pour dire des phrases légères qui nous feront sourire.
— Il faut m’excuser pour ces derniers jours, j’étais occupé. Des parents sont arrivés chez moi.
— J’ai cru que vous étiez fâché. Vous ne me disiez ni bonjour ni bonsoir.
Il proteste. Il m’adressait un signe de tête chaque matin. Et puis, est-ce si important ? Il faudrait, dit-il, choisir un jour, un endroit fixes pour nous rencontrer.
J’approuve. Les boutiques s’espacent, la rue d’Avron scintille moins, et là-bas, devant nous, elle est sombre, à peine éclairée. Nous traversons. Arezki tient mon bras, puis passe le sien derrière moi et pose sa main sur mon épaule.
— Je suis assez occupé ces jours-ci. Mais le lundi, par exemple… Votre frère est monté derrière nous. Vous l’avez vu ?
— Je l’ai vu.
— Élise, dit-il, si on se disait tu ?
Je lui répondis que je vais essayer, mais que je crains de ne pas savoir.
— Le seul homme que je peux tutoyer est Lucien.
— C’est ça, dit-il moqueusement, elle va encore me parler de son frère…
Pendant notre première promenade, je ne lui ai, remarque-t-il, parlé que de Lucien.
— Je me suis demandé si tu étais vraiment sa sœur. Où pourrions-nous nous retrouver lundi prochain ?
— Mais je ne connais pas Paris.
— Ce quartier n’est pas bon, déclare-t-il.
Et il me fait faire demi-tour. Nous remontons vers les lumières.
— Choisissez vous-même et vous me le direz lundi matin.
— Où ? à la chaîne devant les autres ?
— Pourquoi pas ? Les autres se parlent. Gilles me parle, Daubat.…
— Tu oublies que je suis un Algérien.
— Oui, je l’oublie.
Arezki me serre, me secoue.
— Répète. C’est vrai ? Tu l’oublies ?
Ses yeux me fouillent.
— Oui, mais vous le savez bien. Je ne peux pas être raciste.
— Ça, je le sais. Je pensais plutôt, au contraire, à cause de Lucien et des gens comme ça, que c’était un peu l’exotisme, le mystère. Il y a un an…
Nous reprenons notre marche et il me tient à nouveau par l’épaule.
— … j’ai connu une femme. Je l’ai… oui, aimée. Elle lisait tous les jours dans son journal un feuilleton en images, ça s’appelait « La passion du Maure ». Et ça lui était monté à la tête. Elle mêlait ça avec les souvenirs de son père qui avait été clandestin pendant la guerre contre les Allemands.
Document n°2 : Extraits de Meurtres pour mémoire, de Didier Daeninckx, 1984, Gallimard, chapitre II, pp. 27/31
Ce roman policier entremêle plusieurs faits historiques reliés par la personnalité d’un préfet de police impliqué à la fois dans la déportation de juifs pendant la Seconde Guerre mondiale et dans le Massacre du 17 octobre 1961 pendant la guerre d’Algérie. C’est l’objet de cette scène.
À cet instant précis, un coup de sifflet strident couvrit le bruit de la circulation et la rumeur confuse qui s’élevait de la foule massée sur les trottoirs.
Des centaines de musulmans disséminés dans les cafés, devant les étalages des magasins, dans les rues adjacentes au boulevard, répondirent au signal et envahirent la chaussée. En quelques minutes, la manifestation s’organisa. Des pancartes hâtivement confectionnées sortirent de sous les manteaux, plus loin on déroulait une banderole : « Non au couvre-feu. » Un groupe de femmes algériennes revêtues de leurs habits traditionnels se porta en tête, lançant les cris perçants que les Français connaissent sous le nom de « you-you ». Sans cesser de crier, elles agitaient leurs foulards à fils dorés au-dessus de leurs cheveux. D’autres manifestants qui attendaient dans les couloirs du métro rejoignaient les premiers. C’était maintenant plus d’un millier d’Algériens qui bloquaient le carrefour « Bonne-Nouvelle ». […]
Soudain, l’énorme silhouette se mit en mouvement, accompagnée d’un long cri. Doucement d’abord et gagnant de la vitesse à chaque enjambée. Il semblait que rien ne puisse l’arrêter dans son élan ; le martèlement des bottes sur les pavés renforçait ce sentiment de fatalité. Les C.R.S. qui composaient la première ligne paraissaient gigantesques, gonflés par les gilets pare-balles glissés sous leurs manteaux de cuir. Les Algériens ne réagissaient pas, comme cloués sur place par la stupeur. On sentait un réel flottement dans leurs rangs ; il était déjà trop tard pour organiser la défense. Cette idée s’imposa à tous en un éclair. La foule reflua d’un bloc vers le Rex où se produisit le choc. Les crosses s’abattirent sur les têtes nues, mal protégées par les bras et les mains. Un policier jeta une femme à terre en la rouant de coups de galoche ; il lui assena une volée de gifles et s’éloigna. Un autre frappait de toutes ses forces le ventre d’un jeune garçon avec son bidule, si fort que le bois se rompit. Il continuait en se servant du morceau le plus acéré. Sa victime tendait les mains pour se protéger, essayant d’attraper le manche de bois. Il ne parvint bientôt plus à commander ses doigts brisés.
Des détonations claquèrent devant la piscine Neptuna où stationnait un car. À l’intérieur, trois agents visaient soigneusement les fuyards et ne rataient aucune cible. Une Ariane rouge et crème garée à moins de vingt mètres, derrière laquelle s’abritaient de nombreux musulmans, était criblée d’impacts. Des gens couraient en tous sens en hurlant. Dans la panique ils butaient contre les corps tombés aux terrasses des cafés parmi les tables renversées, les verres brisés, les vêtements maculés de sang.
Kaïra et Saïd étaient là, pris sous le feu. Aounit gisait sur le trottoir, de l’autre côté, près de sa mobylette. Mort ou blessé. Les rafales s’espacèrent : ce fut le silence troublé par les râles des agonisants. Un simple répit ! Les CRS reformèrent leurs rangs et repartirent à l’assaut. Un mouvement de foule désordonné propulsa Kaïra en première ligne, face à une sorte de robot écumant qui leva sa matraque.
Document n°3 : Extraits de « Paris, Octobre 1961 », chanson de La Tordue, album Les Choses de Rien, premier album de La Tordue (1995).
Cette chanson évoque le Massacre du 17 octobre 1961.
Que la seine est jolie
Ne s’raient ces moribonds
Qui déshonorent son lit
Et qu’elle traîne par le fond
Inhumant dans l’oubli
Une saine tuerie
C’est parait-il légal
Les ordres sont les ordres
C’est Paris qui régale
Braves policières hordes
De coups et de sang ivres
Qui eurent carte et nuit blanches
Pour leur apprendre à vivre
À ces rats d’souche pas franche
Qu’un sang impur et noir
Abreuve nos caniveaux
Et on leur fit la peau
Avant d’perdre la mémoire...
Document n°4 : Extrait de « Hexagone », chanson de Renaud Séchan, dit Renaud, parue en 1975 dans l’album Amoureux de Paname.
Cette chanson évoque l’Affaire de la station de métro Charonne. À l’appel de partis de gauche, une manifestation est organisée à Paris le 8 février 1962, pour dénoncer les agissements de l’OAS ainsi que la guerre d’Algérie. Cette manifestation est interdite. Neuf personnes y trouveront la mort parmi les manifestants qui essayèrent de se réfugier dans la bouche de la station de métro Charonne.
Ils s’embrassent au mois de Janvier,
Car une nouvelle année commence,
Mais depuis des éternités
L’a pas tell’ment changé la France.
Passent les jours et les semaines,
Y a qu’le décor qui évolue,
La mentalité est la même :
Tous des tocards, tous des faux culs.
Ils sont pas lourds, en février,
À se souvenir de Charonne,
Des matraqueurs assermentés
Qui fignolèrent leur besogne,
La France est un pays de flics,
À tous les coins d’rue y’en a 100,
Pour faire régner l’ordre public
Ils assassinent impunément.
Quand on exécute au mois d’mars,
De l’autr’ côté des Pyrénées,
Un anarchiste du Pays basque,
Pour lui apprendre à s’révolter,
Ils crient, ils pleurent et ils s’indignent
De cette immonde mise à mort,
Mais ils oublient qu’la guillotine
Chez nous aussi fonctionne encore.
Être né sous l’signe de l’Hexagone,
C’est pas c’qu’on fait d’mieux en c’moment,
Et le roi des cons, sur son trône,
J’parierai pas qu’il est All’mand.
Document n°5 : Extrait de Indignez-vous !, essai de Stéphane Hessel (né en 1917) paru en 2010, éditions Indigène.
Le jeune normalien que j’étais a été très marqué par Sartre, un aîné condisciple. La Nausée, Le Mur, pas L’Être et le néant, ont été très importants dans la formation de ma pensée. Sartre nous a appris à nous dire : « Vous êtes responsables en tant qu’individus ». C’était un message libertaire. La responsabilité de l’homme qui ne peut s’en remettre ni à un pouvoir ni à un dieu. Au contraire, il faut s’engager au nom de sa responsabilité de personne humaine. […]
L’indifférence : la pire des attitudes.
C’est vrai, les raisons de s’indigner peuvent paraître aujourd’hui moins nettes ou le monde trop complexe. Qui commande, qui décide ? Il n’est pas toujours facile de distinguer entre tous les courants qui nous gouvernent. Nous n’avons plus affaire à une petite élite dont nous comprenons clairement les agissements. C’est un vaste monde, dont nous sentons bien qu’il est interdépendant. Nous vivons dans une interconnectivité comme jamais encore il n’en a existé. Mais dans ce monde, il y a des choses insupportables. Pour le voir, il faut bien regarder, chercher. Je dis aux jeunes : cherchez un peu, vous allez trouver. La pire des attitudes est l’indifférence, dire « je n’y peux rien, je me débrouille ». En vous comportant ainsi, vous perdez l’une des composantes essentielles qui fait l’humain. Une des composantes indispensables : la faculté d’indignation et l’engagement qui en est la conséquence. On peut déjà identifier deux grands nouveaux défis : 1. L’immense écart qui existe entre les très pauvres et les très riches et qui ne cesse de s’accroître. C’est une innovation des XXe et XXIe siècle. Les très pauvres dans le monde d’aujourd’hui gagnent à peine deux dollars par jour. On ne peut pas laisser cet écart se creuser encore. Ce constat seul doit susciter un engagement.
Document n°6 : Extrait d’un entretien avec Alaa el Aswany, recueilli par Jean-Louis Martinelli en avril 2011. Jean-Louis Martinelli a mis en scène en septembre 2011 J ’aurais voulu être Égyptien, pièce qu’il a adaptée du roman Chicago. Extrait du journal du théâtre des Amandiers de Nanterre, juin 2011.
Alaa el Aswany est l’auteur de L’immeuble Yacoubian, roman paru en 2002 en arabe, publié en français en 2006 par Actes Sud.
Jean-Louis Martinelli : Vous arrivez à articuler très clairement votre inscription dans le monde, votre souci du monde, avec votre œuvre de romancier, de créateur de fictions. Est-ce ce qui vous amène, par exemple, à aller sur la place Tahrir pour être un des initiateurs du mouvement de changement, de la révolution ?
Alaa el Aswany : Oui, je ne peux pas, je n’ai jamais pu imaginer vraiment que j’aurais pu faire autrement ; je reviens toujours à une définition de l’honneur donnée par Che Guevara : « L’honneur c’est quand on dit vraiment ce que l’on pense et que l’on fait toujours ce que l’on dit. » Je pense vraiment que c’est une définition merveilleuse. J’essaye de faire cela. J’ai toujours écrit pour le changement, j’ai toujours lancé des appels pour la démocratie alors je ne peux pas vraiment rester chez moi. Quand la révolution est dans la rue, je dois être dans la révolution. Ainsi, j’ai arrêté d’écrire pendant trois mois. Et je pense aussi que j’ai appris beaucoup de choses dans la révolution, j’ai été inspiré pour écrire. J’avais écrit déjà plusieurs fois le mot peuple, mais la première fois que j’ai senti ce que cela veut dire le peuple, c’était dans la révolution. C’est le sentiment du Nous, les gens sont très différents mais sont ensemble. Les gens ne s’intéressent plus à leur sécurité, vous voyez. C’était un grand moment pour l’Égypte et un grand moment pour moi aussi.
Jean-Louis Martinelli : Vous m’avez dit que vous aviez participé à un face-à-face avec l’ancien Premier ministre dont j’ai oublié le nom et j’ai été très impressionné par la façon dont s’est déroulée la fin de la discussion entre vous deux…
Alaa el Aswany : Monsieur Chafik était l’assistant de Monsieur Moubarak qui l’a ensuite choisi comme Premier ministre avant de quitter le pouvoir, et l’on peut facilement imaginer que Moubarak l’a mis à ce poste parce qu’il est très proche de lui et qu’il pourra ainsi couvrir les crimes de Moubarak, essayer de gagner du temps et ne rien faire, ne rien changer en fait. Alors, on était dans une émission de télévision, et c’est vraiment une émission que toute l’Égypte voyait dont on m’a parlé après, pendant des jours, des semaines, parce que j’ai essayé de poser des questions sur les officiers qui ont tiré et qui ont tué les jeunes Égyptiens. Il n’a rien fait pour les arrêter, et lui essayait d’échapper à mes questions, en faisant semblant de répondre à des questions que je n’avais pas posées ; et puis, j’ai posé la question sur les services de la « sécurité de l’État », le département terrible de la police où les Égyptiens ont été torturés pendant des années et des années. J’essayais de poser des questions pour savoir pourquoi on ne juge pas ces gens, ces officiers qui ont torturé et tué les Égyptiens et il a dit : « Je ne sais pas, je ne sais pas ». Je lui ai dit : « Mais vous étiez ministre avec Moubarak pendant des années et des années… », il a dit : « Je n’ai jamais entendu parler qu’il y avait des gens, des officiers qui torturaient les Égyptiens, c’est la première fois que je l’entends, j’étais trop occupé ». À un moment donné, j’ai dit : « Il y a des centaines de gens qui ont été tués pendant la révolution par la police, il y a 1400 personnes qui ont perdu leurs yeux, parce qu’on tirait dans les yeux, on doit faire quelque chose mais que cela prend trop de temps ». Alors, il commence à s’énerver et il dit : « Que cela prend le temps que cela prend », je lui réponds que « cela ne prend pas le temps que cela prend, il y a des familles qui attendent. L’officier qui a tué leur fils doit être jugé » et lui, il me répond : « Mais comment tu peux me poser des questions à moi qui suis Premier ministre, qui es-tu toi ? ». J’ai répondu : « Écoutez, écoutez, je suis un citoyen égyptien, et après la révolution, chaque citoyen égyptien a absolument le droit de poser des questions au Premier ministre. » Il s’est vraiment mis en colère, a commencé à m’insulter pour oser dire des choses pareilles. J’ai continué : « Écoutez, être le Premier ministre ne vous donne jamais le droit de m’insulter, alors je n’accepte pas ce que vous dites et vous devez arrêter. » Des débats pareils, un échange pareil, c’était vraiment quelque chose qui ne s’était jamais passé en Égypte. Et moi j’ai écrit un article le lendemain avec le titre « Mettez-vous debout vous êtes devant le Premier ministre » où j’ai essayé d’expliquer le concept démocratique. Un Premier ministre n’est pas le roi, nous ne sommes pas des serviteurs du Premier ministre, au contraire c’est lui qui doit servir le peuple égyptien. C’est pour cela que quand il m’a posé la question : qui êtes-vous ? Je n’ai pas répondu que j’étais Alaa el Aswany, un romancier, parce que je voulais vraiment souligner l’idée que même un simple citoyen égyptien, même pauvre, même inconnu, a absolument le droit de poser une question au Premier ministre ou au Président de l’Égypte.
Jean-Louis Martinelli : Malgré cet engagement vous ne voulez pas vous lancer dans une carrière politique et vous allez continuer à écrire ?
Alaa el Aswany : Mais ce serait la fin pour moi… Jamais, jamais… Je suis écrivain, je reste écrivain, je resterai toujours écrivain. Je comprends très bien ce que je dois faire dans cette vie et ce que je ne dois pas faire car ce serait la fin pour moi comme écrivain. Je pense personnellement, honnêtement, qu’écrire un bon roman c’est beaucoup plus important que d’être le Président de l’Égypte, le roman reste et le Président meurt.
– Lire sur le site du CRDP de Créteil une séquence pédagogique de Colette Broutin sur Meurtres pour mémoire.
– Article du site espacefrançais.com sur « littérature et engagement au XXe siècle ». Et article de Wikipédia sur la littérature engagée .
– Article sur un Voyage en Algérie en 2023.
Voir en ligne : Séquence pédagogique de Colette Broutin sur Meurtres pour mémoire
© altersexualite.com, 2011.
[1] À propos de citoyennes un peu primaires, s’il y a une chose dont je me félicite c’est de la déculottée de Madame Royal. Espérons que si ses vainqueurs parviennent à transformer l’essai, ils ne laissent pas rentrer par la fenêtre gouvernementale celle dont le « peuple de gauche » (vous et moi) s’est débarrassé en lui claquant au nez la porte présidentielle d’un cinglant 6,9 %. Faut-il faire une pétition pour que « plus jamais ça » elle ne devienne ministre, et surtout pas de l’Éducation, par pitié !
[2] On pourrait être cynique, et se dire que ce programme minimum permettra à tous les citoyens quelle que soit leur tendance, de participer, quand elles auront lieu, à la fois aux deux primaires, de gauche et de droite. En effet, si la primaire socialo a eu un tel succès, ne peut-on pas imaginer que des électeurs de droite aient eu envie d’éliminer un candidat, de même que je n’hésiterais pas à m’infiltrer dans une primaire de droite pour éliminer un candidat, au hasard…
[3] Lire le numéro 119 de Manière de voir, supplément bimestriel du Monde Diplomatique, octobre-novembre 2011, par exemple l’article de Serge Halimi : « Les marionnettes politiques et leurs bienfaiteurs ».