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De Carthagène à Bogota
En Colombie, sur les traces d’Alexandre de Humboldt, Élisée Reclus, etc.
Colomb n’y a pas mis les pieds ; moi, si !
samedi 4 octobre 2014
Longtemps stigmatisée pour sa violence, la Colombie est de retour parmi les paradis du tourisme, après dix ans de pacification, entre main de fer et gant de velours, par les présidents Álvaro Uribe et Juan Manuel Santos, sans oublier en ce qui concerne la capitale Bogota, l’action du maire vert, Antanas Mockus, un politicien anti-conformiste. Après avoir visité le Venezuela en 2005 (à une époque où je ne faisais pas encore systématiquement d’articles sur mes voyages), pays réputé beaucoup plus dangereux, et actuellement (en 2014) secoué par une vague de violence [1], puis l’Équateur en 2008, ma connaissance de l’ancienne Vice-royauté de Nouvelle-Grenade (Équateur, Colombie, Panama, Venezuela) s’approfondit en 2014 avec ce voyage organisé dans le nord du pays, entre Bogota, Santa-Marta et Carthagène des Indes, dont le point fort était une randonnée vers la Ciudad Perdida. Ce site précolombien découvert vers 1975 n’est pas forcément lisible pour les non-spécialistes, et l’on peut se demander si le jeu en vaut la chandelle. Après avoir passé cinq jours (et cinq nuits en hamac, ouille !) à crapahuter pour visiter ce site où les militaires ne sont plus ce qu’ils furent (voir cet article), j’ai eu l’impression d’avoir sacrifié l’essentiel de la Colombie (Médellin, Cali, d’autres sites archéologiques plus « lisibles », comme le parc archéologique de San Agustín), pour voir un joyau dont seul l’écrin végétal fait la réputation. Quoi qu’il en soit, ce fut l’occasion de visiter un beau pays où j’ai d’ores et déjà envie de retourner pour tâter du Bogosse (nom des habitants de Bogota !). Je me baserai sur quelques lectures pour évoquer plutôt le pays rêvé que le pays réel. En effet, l’inconvénient des pays équinoxiaux est que la nuit vous tombe dessus comme un couvercle à 18 h, et que lorsque vous êtes dans la nature, ce n’est pas pratique de lire à la lampe torche ! J’ai donc moins pu me soûler de lecture que lors d’autres voyages. Je sais, je sais, la lecture est un vice, surtout quand au lieu de lire on pourrait parler à des low cost, je veux dire des locaux… Mais ce n’est pas aux abords de la cinquantaine qu’on se guérit de ses vices… Ce 1er article sur la Colombie d’antan sera suivi d’un article sur les mémoires de Gabriel Garcia Marquez, permettant un aperçu sur la Colombie du XXe siècle.
Carthagène
Entre autres motivations, le nom de Carthagène magnétisait mon désir d’aller en Colombie. Cette cité mythique, point de convergence de l’or de la vice-royauté du Pérou et des convoitises française et anglaise, fut le point d’entrée sur le continent sud-américain de la mission de Charles Marie de La Condamine de 1735, racontée dans Le Procès des étoiles de Florence Trystram, et dans Le Corps du monde, de Patrick Drevet. À l’époque, on franchissait à pied l’isthme de Panama, et cela constituait une alternative au Cap Horn pour parvenir à (ou de) Quito ou Lima (voir mon article sur la Patagonie). Humboldt aussi y est passé, ainsi qu’Élisée Reclus ; bref, c’était une des villes coloniales les plus importantes d’Amérique.
Alexandre de Humboldt
Bien qu’il n’y ait aucun témoignage sûr de la question, l’illustre savant est réputé homosexuel, du moins sa relation avec son camarade de voyage, le bien nommé Aimé Bonpland est-elle une amitié très forte. Ironie du sort, l’actualité de ce début de XXIe siècle n’arrête pas de citer des exemples de couples homosexuels de manchots de Humboldt ! (voir cet article). Pour le point sur cette question de l’orientation sexuelle de Humboldt, voir ce paragraphe de Wikipédia. Faute de savourer sa correspondance privée en partie détruite, on a les 30 volumes de ses ouvrages scientifiques, dont heureusement, Charles Minguet a tiré deux volumes d’extraits en 1980, intitulés Voyages dans l’Amérique équinoxiale (François Maspero/La Découverte), auxquels il entremêle sans prévenir des extraits de lettres, ce qui permet de relever parfois un « Je t’ai décrit tout cela en détail » (p. 179). J’ai lu le premier tome, dont le sous-titre est « I. Itinéraire ». On y découvre un savant universel autant qu’humaniste. Son amitié si forte avec Bonpland (à la base chirurgien de marine, comme Paul Proust de la Gironière, mais finalement aussi savant multicartes que son ami), transpire à travers le récit par des faits anodins, même si l’éditeur, en 1980, joue la naïveté sur ce point (« Il ne s’est jamais marié et il semble ne pas avoir laissé d’enfant naturel. On se demande d’ailleurs comment il aurait eu le temps de s’occuper d’une famille », p. 19).
Le voyage, entrepris le 5 juin 1799 sur les deniers personnels du richissime héritier, qui a attendu que sa mère meure pour se sentir libre, commence au petit bonheur la chance, par les Canaries, sur les traces de Christophe Colomb. Qui a eu l’occasion comme votre serviteur, de gravir en tout confort, le sommet du Teide, appréciera la relation enthousiaste de Humboldt, qui n’oublie pas de s’apitoyer sur le sort des Guanches : « Nous dormîmes au clair de la lune à 1200 toises de hauteur, la nuit à deux heures, nous nous mîmes en marche vers la cime, où, malgré le vent violent, la chaleur du sol qui brûlait (consumait) nos bottes, et malgré le froid perçant, nous arrivâmes à huit heures. Je ne vous dirai rien [dommage !] de ce spectacle majestueux, des îles volcaniques de Lancerote, Canarie, Gomer, que l’on voit à ses pieds. […] Mais les énigmes que nous rencontrons ont trait non seulement au monde inorganique, mais encore au monde vivant. Que sont devenus les Guanches de Ténériffe dont les momies enterrées dans des cavernes sont la seule preuve parlante de leur existence antérieure ? Au XVe siècle presque toutes les nations commerçantes, surtout les Espagnols et les Portugais, cherchaient des esclaves aux îles Canaries. On ne considérait pas leurs habitants comme des hommes, parce qu’ils n’étaient pas chrétiens, et on ne craignait pas de les mettre en parallèle avec le bétail et conséquemment de les regarder comme une marchandise » (p. 39).
Caribes & Guayqueries : au pays des beaux indigènes
Avant de mettre le pied sur le sol américain, le 16 juillet à Cumana (est du Venezuela, non loin de la péninsule de Paria, que j’ai eu la chance de visiter en 2005), Humboldt admire sur une pirogue « dix-huit Indiens Guayqueries, nus jusqu’à la ceinture, et d’une taille très élancée. Leur constitution annonçait une grande force musculaire, et la couleur de leur peau tenait le milieu entre le brun et le rouge cuivré. À les voir de loin, immobiles dans leur pose et projetés sur l’horizon, on les aurait pris pour des statues de bronze. […] Après les Caribes de la Guyane espagnole, c’est la race d’hommes la plus belle de la terre ferme » (p. 40 ; vous comprenez, avec l’attrait du nom de Carthagène, mon autre motivation pour découvrir ce pays !). En septembre, il note ironiquement à propos d’une mission : « l’argent de la communauté, ou le produit du travail des Indiens, devait être employé d’abord à la construction de la maison du missionnaire, puis à celle de l’église, et enfin aux vêtements des Indiens. [Le vieux religieux] assurait gravement que cet ordre ne pouvait être interverti sous aucun prétexte. Aussi, les Indiens qui préfèrent une nudité absolue au vêtement le plus léger, ne sont pas pressés que leur tour arrive » (p. 50). Plus loin il vante l’« arrentement », qui permet d’éviter l’esclavage : « J’aime à entrer dans ces détails sur l’agriculture coloniale, parce qu’ils prouvent aux habitants de l’Europe, ce qui depuis longtemps n’est plus douteux pour les habitants éclairés des colonies, que le continent de l’Amérique espagnole peut produire du sucre, du coton et de l’indigo par des mains libres, et que les malheureux esclaves peuvent devenir paysans, fermiers et propriétaires » (p. 68). Le 6 avril 1800, il note ceci : « Ces Caribes sont des hommes d’une stature presque athlétique : ils nous parurent beaucoup plus élancés que les Indiens que nous avions vus jusque-là. Leurs cheveux lisses et touffus, coupés sur le front comme ceux des enfants de chœur, leurs sourcils peints en noir, leur regard à la fois sombre et vif, donnent à leur physionomie une expression de dureté extraordinaire. […] Les femmes, très grandes, mais d’une saleté dégoûtante, portaient sur le dos leurs petits enfants dont les cuisses et les jambes, de distance en distance, étaient assujetties par des ligatures de toile de coton très larges » (p. 96). Le 9 avril, ceci : « La plupart des missionnaires du Haut et du Bas-Orénoque permettent aux Indiens de leurs missions de se peindre la peau. On est peiné à dire que quelques-uns spéculent sur cet état de nudité des indigènes. Ne pouvant leur vendre des toiles et des vêtements, les moines font le commerce du pigment rouge, qui est si recherché par les naturels […] Pour donner une idée exacte du luxe de la parure des Indiens nus, je ferai observer ici qu’un homme d’une grande stature gagne à peine, par le travail de deux semaines, de quoi se procurer par échange le chica nécessaire pour se peindre en rouge. Aussi, de même que dans les climats tempérés on dit d’un homme pauvre : « il n’a pas de quoi se vêtir », on entend dire aux Indiens de l’Orénoque : « cet homme est si misérable qu’il n’a pas de quoi se peindre (s’onoter, se majepayer) la moitié du corps ». […] Les Indiens ne se contentent pas toujours d’une couleur uniformément répandue ; ils imitent quelquefois, de la manière la plus bizarre, dans la peinture de leur peau, la forme des vêtements européens. Nous en avons vu à Pararuma qui se faisaient peindre une jaquette bleue avec des boutons noirs » (p. 104). Bien que peu admiratif des religieux, Humboldt note des différences entre les Jésuites et d’autres missionnaires. Ainsi, p. 99, il remarque que les jésuites étaient plus retenus dans l’exploitation des œufs de tortues, ne permettant que l’exploitation d’une moitié de plage, de façon à laisser une partie des œufs éclore. L’humanisme du savant s’étend aussi à la situation des femmes : « Ne faut-il pas attribuer cette indifférence, ce manque de pudeur des femmes chez des nations dont les mœurs ne sont pas très dépravées, à l’état d’abrutissement et d’esclavage auquel le sexe a été réduit, dans l’Amérique méridionale, par l’injustice et l’abus du pouvoir des hommes ? » (p. 106).
Curare, tabac, et Juifs
Humboldt consacre des pages au Curare, commençant par un rappel historique des erreurs de savants européens, qui n’est pas sans rappeler le ton de l’article « Agnus scythicus » de Diderot : « Je ne m’arrêterai pas à réfuter ces contes populaires recueillis par le père Gumilla. Comment ce missionnaire aurait-il hésité d’admettre l’action à distance du Curare, lui qui ne doutait pas des propriétés d’une plante dont les feuilles font vomir ou purger selon qu’on les arrache de leur tige par en haut ou par en bas ? » (p. 147). Début juin, il note chez les Otomaques, l’usage d’une sorte de tabac à priser hallucinogène, qu’il appelle « niopo », et qu’on appelle maintenant yopo : « ils se mettent aussi dans un état particulier d’ivresse, on pourrait presque dire de démence, par l’usage de la poudre de niopo. […] Dans toutes les missions de l’Amérique, l’usage du tabac m’a paru aujourd’hui extrêmement rare ; et, dans la Nouvelle-Espagne, au plus grand regret du fisc, les indigènes, qui descendent presque tous de la dernière classe du peuple aztèque, ne fument pas du tout » (p. 158). Je note cette phrase parce que l’usage du tabac est assez limité aujourd’hui en Colombie, d’après mes observations [2]. Cette anthologie ne l’évoque pas, mais Humboldt et Bonpland ont aussi découvert et inventorié les frailejones, plante endémique du páramo (étage andin situé entre la limite des forêts et les neiges éternelles). Voir photo ci-dessus. Quand il évoque les réjouissances pascales, Humboldt souligne les relents antisémites : « Au coucher du soleil, on voyait dans les rues principales des mannequins de Juifs, vêtus à la française, le corps rempli de paille et de fusées, suspendus à des cordes à la manière de nos réverbères. La populace attendait, pendant plusieurs heures, le moment où « le feu serait mis à los judios ». On se plaignait que les Juifs, à cause de la grande humidité de l’air, brûlaient moins bien qu’à l’ordinaire. Ces « saintes récréations » (c’est la dénomination qu’on donne à ce spectacle barbare) ne sont pas faites pour adoucir les mœurs » (p. 172).
Sur les traces de La Condamine
En avril 1801, on relève une rare allusion à la vie quasi-de couple avec Bonpland : « Notre vie de Turbaco était simple et laborieuse ; jeunes, unis de goûts et de caractères, toujours pleins d’espérance dans l’avenir, à la veille d’un voyage qui devait nous conduire aux plus hautes cimes des Andes, à la vue de volcans enflammés, dans un pays perpétuellement agité par des tremblements de terre, nous nous sentions plus heureux qu’à aucune autre époque de notre expédition lointaine » (p. 175). En avril, ils décident de relier par voie de terre Bogota puis Quito, pour « faire l’ascension de l’immense cordillère des Andes » (p. 179). Si Humboldt se réjouit à plusieurs reprises de son insolente santé, l’ami Bonpland tombe plusieurs fois malade, et son ami ne le quitte pas d’un pouce : « Je suis resté tout à fait bien portant au milieu des miasmes des rivières et des piqûres de moustiques qui causent de l’inflammation, mais le pauvre Bonpland a eu de nouveau trois jours de fièvre sur la route de Honda à Santa Fe. Cela nous obligea à rester dans cette dernière ville deux mois pleins, jusqu’au 8 septembre 1801 » (p. 182). Il cite souvent La Condamine, ainsi que Pierre Bouguer, le mathématicien de l’expédition française. Par exemple, lors de son ascension du volcan Guagua Pichincha, il se souvient de la tentative de La Condamine (p. 199), et signale qu’il a battu en mai 1801 le record d’altitude de ce dernier, en montant jusqu’à 2773 toises, alors que La Condamine était parvenu à 2470 : « le peu de densité de l’air nous fit jeter du sang par les lèvres, les gencives, et même par les yeux ; nous sentions une faiblesse extrême et un de ceux qui nous accompagnaient dans cette course s’évanouit » (p. 201).
Dans la lignée de ses prédécesseurs, Humboldt exprime son admiration pour le réseau routier des Incas, autour de Cuzco et jusqu’à Quito et au Chili (p. 214). L’humaniste en Humboldt ne ferme jamais les yeux du savant : « Il est utile de rappeler ici que les mines du Mexique offrent aussi une classe d’hommes qui n’ont d’autre occupation que celle d’en porter d’autres sur leur dos. Dans ces climats, la paresse des blancs est si grande, que chaque directeur des mines a à sa solde un ou deux Indiens qu’on appelle ses chevaux (cavallitos), parce qu’ils se font seller tous les matins, et qu’appuyés sur une petite canne, et jetant le corps en avant, ils portent leur maître d’une partie de la mine à l’autre. Parmi les cavallitos et les cargueros, on distingue et l’on recommande aux voyageurs ceux qui ont le pied sûr et le pas doux et égal. On est attristé d’entendre parler des qualités de l’homme dans des termes qui désignent l’allure des chevaux et des mulets » (p. 189). Il évoque aussi la façon dont les courriers étaient portés par des jeunes indiens, « messager nageant » ou « el correo que nada », à travers des cataractes du rio Guancabamba, et précise qu’il a lui-même « reçu à Paris une lettre de Tomependa [c’est la ville] qui avait suivi cette route » (p. 220). Je ne crois pas qu’il existe un musée Humboldt où l’on puisse voir ce genre d’objet, même s’il existe au Château de Tegel un petit musée familial. Voici une belle dissertation philosophique à propos du plaisir qu’il éprouva à contempler du haut des Andes pour la première fois la côte de l’océan Pacifique :
« Le désir que nous éprouvons de contempler certains objets ne dépend pas seulement de leur grandeur, de leur beauté et de leur importance : il se rattache, dans chacun de nous aux émotions fortuites de notre jeunesse, à nos premières préférences pour telle ou telle occupation, à l’impatience qui nous fait tendre vers les choses lointaines et rechercher les accidents d’une vie agitée. Ces désirs prennent d’ailleurs d’autant plus de force qu’il y a moins de chances de les voir jamais s’accomplir. Le voyageur jouit par avance du moment où la Croix du Sud et les nuées de Magellan qui tournent autour du pôle Antarctique, où les neiges du Chimborazo et les colonnes de fumée qui s’échappent des volcans de Quito s’offriront pour la première fois à ses regards, où il pourra contempler un buisson de fougères arborescentes et reposer ses regards sur l’océan Pacifique. Les jours qui réalisent de tels vœux marquent dans la vie des époques dont le souvenir est ineffaçable ; ils excitent en nous des sentiments dont la raison n’a pas à réprimer la vivacité. Dans l’impatience où j’étais d’embrasser l’océan Pacifique du haut de la chaîne des Andes entrait pour quelque chose l’intérêt avec lequel j’avais écouté, étant encore enfant, le récit de l’expédition accomplie par Vasco Nuñez de Balboa, l’heureux aventurier qui, devançant Francisco Pizarro, et le premier d’entre les Européens, put contempler des hauteurs de Quarequa, dans l’isthme de Panama, la partie orientale de la mer du Sud. Les rives couvertes de roseaux de la mer Caspienne, à l’endroit où je la vis pour la première fois, dans le delta formé par l’embouchure du Volga, ne sont assurément pas pittoresques ; et cependant cet aspect me causa tout d’abord un vif plaisir, parce que je me souvenais que dans mon enfance, lorsque je parcourais des yeux une carte de géographie, la forme de cette mer intérieure m’avait particulièrement attiré. Les sentiments éveillés en nous par les premières impressions de l’enfance et par les hasards qui naissent des relations de la vie deviennent souvent, lorsqu’ils prennent dans la suite une direction plus sérieuse, l’occasion de travaux scientifiques et d’expéditions lointaines »(p. 234).
De Mexico au monde entier
Sautons quelques pages et années, et nous voici en avril 1804, à Mexico, dont Humboldt fait un éloge mémorable : « Mexico est sans doute au nombre des plus belles villes que les Européens aient fondées dans les deux hémisphères. À l’exception de Pétersbourg, de Berlin, de Philadelphie et de quelques quartiers de Westminster, il existe à peine une ville de la même étendue qui, pour le niveau uniforme du sol qu’elle occupe, pour la régularité et la largeur des rues, pour la grandeur des places publiques, puisse être comparée à la capitale de la Nouvelle-Espagne. […] Par un concours de circonstances peu communes, j’ai vu de suite, et dans un très court espace de temps, Lima, Mexico, Philadelphie, Washington, Paris, Rome, Naples et les plus grandes villes de l’Allemagne. En comparant entre elles des impressions qui se suivent rapidement, on est à même de rectifier une opinion à laquelle on s’est peut-être livré trop légèrement » (p. 257). Combien de personnes, à cette époque, pouvaient comparer tant de villes et de pays sur plusieurs continents ? Humboldt n’est pas qu’un savant universel, c’est aussi l’un des premiers globe-trotters avant la lettre, doublé d’un grand écrivain-voyageur, précurseur de Nicolas Bouvier.
Au pays des fruits
Certaines remarques comme la suivante peuvent être faites aujourd’hui par le vulgaire consommateur de voyages organisés que je suis : « L’Européen qui se plaît à étudier les habitudes du bas peuple, doit aussi être frappé du soin et de l’élégance avec lesquels les natifs distribuent les fruits qu’ils vendent dans de petites cages faites d’un bois très léger. […] Cet art d’entrelacer des fleurs et des fruits date peut-être de l’époque heureuse où, longtemps avant l’introduction d’un rite inhumain, semblables aux Péruviens, les premiers habitants d’Anahuac offraient au grand esprit, Teotl les prémices de leur récolte ? » Je ne dirais pas mieux pour évoquer les présentations de fruits qu’on peut admirer sur les étals de Colombie. Pour être juste, il y a beaucoup de pays tropicaux au monde où l’on trouve les mêmes types de compositions, mais j’en ai rarement lu un éloge aussi ancien. Comme je suis un peu blasé question photos de fruits, je n’en ai pas photographié en Colombie, aussi vous présenterai-je un cliché pris en 2008 en Équateur.
Bien que j’aie vu et dégusté beaucoup de fruits différents en Colombie, l’Équateur reste pour moi, parmi les pays que j’ai visités, le premier au monde pour la variété des fruits. Dans mon petit poème équatorien vous trouverez mention de nombreux fruits, dont quatre que je n’ai pas vus en Colombie : taxo, zapote, babaco, guaba. Par contre, j’y ai retrouvé la tomate de arbol (tamarillo) et la grenadelle, que j’avais découvertes en Équateur, sans parler de fruits qui se trouvent un peu partout, la guanabana (corossol), chirimoya (anone), etc. Le seul fruit que j’ai découvert est le narangille (« lulo » en Colombie), mais j’ai aussi vu pour la première fois une production massive de physalis (pour l’exportation). Pour l’anecdote, Humboldt a aussi vu le fameux Árbol del Tule, un immense cyprès que j’avais eu l’occasion d’admirer au Mexique. Il le signale pour « 36 mètres de circonférence » ; aujourd’hui il en fait 41… (oui, avant d’entamer ces petits articles, j’avais aussi eu l’occasion de voyager au Mexique, au Guatemala, Salvador, Honduras, Pérou, Bolivie, Guyane, Brésil…). Pour en finir avec Humboldt, disons que le tome I de cette anthologie d’extraits se termine brusquement, sans conclusion particulière. Reste à lire le tome 2…
Élisée Reclus : Voyage à la Sierra Nevada de Sainte-Marthe
Voici le 2e livre de voyageur que j’avais glissé dans mes bagages, dans l’édition Zulma, 1991, 250 p. Je n’avais jusqu’à présent rien lu d’Élisée Reclus, cet auteur anarchiste géographe et polygraphe. C’est l’un de ses premiers livres. À l’âge de 25 ans (en 1855), il découvre la Nouvelle-Grenade, où il a l’intention de fonder une exploitation agricole. C’est le fiasco, et il rentre en France malade et ruiné. Il publiera ce livre en 1861 et sera engagé par la maison Hachette notamment pour rédiger des guides de voyages. Avec un de ses frères, il rencontre Bakounine et devient anarchiste. Il est intéressant de constater comment, à 50 ans de distance, entre Humboldt et Reclus, on a quitté l’époque des découvertes pour l’époque purement coloniale. On peut même parler parfois de tourisme. Le livre est disponible gratuitement sur Wikisource.
À son arrivée à Colon (Panama), Élisée met en branle sa capacité critique : « [les femmes] ne forment qu’une très faible minorité de la population dans la ville naissante, et l’on sait que toute société où manque la femme devient nécessairement grossière, immorale, impudique. Loin de ces regards qui charment et subjuguent jusqu’aux êtres les plus épais, l’homme s’affranchit complètement des mœurs, de toute politesse, de toute dignité ; il se précipite en plein vice, tête baissée, il se complaît en son abrutissement et s’en fait gloire » (p. 28). Il fait un parallèle entre l’arbre et l’homme, « indépendant et libre » dans les forêts d’Europe, alors que « les plus beaux arbres d’une forêt vierge de l’Amérique du Sud n’apparaissent pas isolés. Tordus les uns autour des autres, noués dans tous les sens par des cordages de lianes, à demi cachés par les plantes parasites qui les étreignent et qui boivent leur sève, ils semblent ne pas avoir d’existence propre. Les influences des climats sont les mêmes pour les peuples et la végétation : c’est dans les zones tempérées surtout que l’on voit l’individu jaillir de la tribu, l’arbre s’isoler de la forêt » (p. 41). Interrogation sur les aspects positifs de la colonisation : « Ces peuplades sont heureuses : le commerce, tel qu’il est compris aujourd’hui, saura-t-il, en échange de leur paix, leur donner autre chose qu’une servitude déguisée, la misère et les joies sauvages puisées dans l’eau-de-vie ? Trop souvent déjà, le beau mot de civilisation a servi de prétexte à l’extermination plus ou moins rapide de tribus entières » (p. 49). Les remarques naïves d’Élisée Reclus nous font sourire, en tout cas elles sont bien de leur époque : « Comment blâmer ces populations de s’abandonner à la joie physique de vivre lorsque tout les y invite ? La faim et le froid ne les torturent jamais ; la perspective de la misère ne se présente point devant leurs esprits ; l’impitoyable industrie ne les pousse pas en avant de son aiguillon d’airain. […] Quand les vallées et les plateaux de la Sierra Nevada seront peuplés par des centaines de milliers d’agriculteurs, alors les Samarios, aujourd’hui si peu actifs, seront entraînés dans le grand tourbillon du travail, et le commerce aux bras immenses s’emparera de Sainte-Marthe comme il s’est emparé de tant d’autres villes tropicales qui s’endormaient aussi sous un ciel enchanteur » (p. 94). Mais il approfondit sa vision édénique et fait l’éloge du végétarisme : « Dans cette plaine fortunée et sur les pentes de ces montagnes où le soleil mûrit d’un même rayon les fruits les plus suaves de tous les climats, il ne serait pas difficile de redevenir frugivore comme nos premiers pères, et d’abandonner l’affreux régime de la chair et du sang pour celui des végétaux qui croissent spontanément du sein de la terre » (p. 95). Une remarque intéressante sur la façon dont les Indiens (on dirait plutôt indigènes maintenant, mais à l’époque on disait Indiens ; cela dit c’est plutôt un trait propre aux Colombiens qui n’aiment pas qu’on les traite d’Indiens, car le mot « indigène » peut de notre côté de l’Atlantique, être perçu comme péjoratif) étaient perçus : « — No hay gente, le digo, no hay que Chinos (il n’y a personne, vous dis-je, il n’y a que des Chinois). » Doublement étonné par cette assertion contradictoire qui niait l’existence d’habitants dans les villages de la Sierra et affirmait en même temps que les Chinois s’y étaient établis, j’insistai pour avoir la clef de cette énigme, et j’appris que les habitants de la plaine, Blancs et Noirs, portent seuls le nom de gente (gens) ; quant aux Indiens des montagnes, ils n’ont pas droit au titre d’hommes, ils ne sont que des Chinois » (p. 110).
Colons ou touristes ?
Le tourisme a progressé entre le séjour de Humboldt et celui de Reclus, pourtant distants seulement de 50 ans, mais la révolution industrielle est passée par là. « Minca, ainsi nommée d’une tribu d’Indiens qui jadis habitait cette partie de la Sierra, est l’une des plus anciennes plantations de café du Nouveau Monde, et les produits en sont célèbres sur toutes les côtes de la mer des Caraïbes. […] Les étrangers qui font un séjour de quelques semaines à Sainte-Marthe ne manquent pas d’aller visiter Minca, et, malgré la fatigue d’une marche de cinq heures par des chemins raboteux, ne regrettent jamais cette excursion, la seule qu’ils puissent faire sans danger dans la Sierra proprement dite » (p. 122). Une savoureuse galerie de portraits de Français en exil s’achève sur une charge coiffeurophobe inattendue : « D’ordinaire on trouve aussi dans toutes les villes importantes de la Nouvelle-Grenade des coiffeurs parisiens, vendant leurs parfumeries, leurs savons et leurs brosses avec autant de grâce et de politesse que s’ils occupaient encore un magasin de la rue Vivienne. Le coiffeur est, il faut bien le dire, le héraut de la civilisation française : c’est par lui que les étrangers apprennent nos manières, nos modes, nos opinions ; c’est lui qu’ils prennent pour type du Français idéal. Aussi rien n’égale l’audace avec laquelle ces artistes parcourent le monde ; ils se croient partout en pays conquis, et grâce à leur origine transatlantique ils se figurent tout connaître, sans avoir eu besoin de rien apprendre » (p. 139). En relatant une fête religieuse (qui n’est pas celle de pâques), Reclus évoque l’antisémitisme chrétien, comme le faisait Humboldt, mais en lui trouvant sinon une excuse, du moins une explication : « Dès que la Vierge miraculeuse a été replacée dans sa niche, on se presse autour du mannequin qui représente Judas, on le charge de malédictions, on le couvre de boue, on le lacère de coups de sabre, puis on le suspend à un pieu devant la maison d’un juif détesté, et on le crible de balles jusqu’à ce qu’il tombe en lambeaux […] Quant aux martyres qu’ils infligent au traître Judas, on ne peut s’en étonner dans un pays où les juifs ont entre les mains la plus grande partie du commerce, où le taux de l’intérêt s’élève de deux à quatre pour cent par mois » (p. 155). Un paradoxe est relevé à propos de la religion, le contraste entre la superstition des « descendants des aborigènes » sur les hauts plateaux, et l’anticléricalisme des provinces du Nord, où « on est allé jusqu’à raser les églises » (p. 157). Reclus ajoute que « La plupart des mariages ne sont pas même bénis par le prêtre et se célèbrent sans aucune formalité religieuse ou civile » (p.157).
Les beaux indigènes, et le mariage à la colombienne
À l’instar de son illustre prédécesseur, Reclus est sensible à la beauté des indigènes, mais de ceux des deux sexes ! « Les Goajires sont beaux, et je ne crois pas que dans toute l’Amérique on puisse trouver des aborigènes ayant le regard plus fier, la démarche plus imposante et les formes plus sculpturales. Les hommes, toujours drapés à la façon des empereurs romains dans leur manteau multicolore attaché par une ceinture bariolée, ont en général la figure ronde comme le soleil, dont leurs frères, les Muyscas, se disaient les descendants ; ils regardent presque toujours en face d’un air de défi sauvage, et leur lèvre inférieure est relevée par un sourire sardonique. Ils sont forts et gracieux, très habiles à tous les exercices du corps. […] Les femmes, moins ornées que leurs maris et vêtues de manteaux aux couleurs moins riches, ont sans exception et jusque dans la vieillesse la plus avancée des formes d’une admirable fermeté et d’une grande perfection de contours ; leur démarche était vraiment celle de la déesse, ou plutôt celle de la femme qui vit dans la libre nature et dont la beauté, caressée par le soleil, se développe sans voiles. Leurs traits, qui ressemblent à ceux des belles Irlandaises, sont malheureusement défigurés par des bariolages tracés sur les joues et le nez au moyen du roucou […] mais en dépit de ces grandes taches rouges, les sauvages filles du désert n’en frappent pas moins par leur fière et rayonnante beauté, surtout lorsqu’on les voit bondir à travers la plaine au galop de leurs chevaux rapides, l’œil enflammé, la chevelure au vent, le bras levé en signe de triomphe » (p. 163). Le paragraphe sur le mariage est fort instructif :
« Comme pour tant d’autres nations sauvages barbares et civilisées, le mariage n’est le plus souvent chez les Goajires qu’un contrat de vente ; mais ce contrat ne s’opère que si l’homme et la femme se conviennent par l’âge et sont également forts et bien faits : les avortons et les infirmes, très rares d’ailleurs, sont impitoyablement condamnés au célibat. Le prétendant cherche à plaire d’abord au père de famille, et quand il est convenu avec lui du nombre de bœufs ou de chevaux que coûte la jeune fille, il se dirige vers le rancho de la future, poussant devant lui son troupeau. Les animaux sont comptés, palpés, examinés par le père de la belle et les connaisseurs de la tribu ; puis, à grands coups de ciseaux, on fait une nouvelle marque sur leur robe, et lorsque la dernière tête de la manada a changé de propriétaire, le jeune homme peut s’approcher de sa fiancée : le mariage est conclu et la fête commence. Cependant les parents qui tiennent beaucoup à la beauté de leur race se laissent aussi toucher par d’autres considérations que celle de la fortune ; si le prétendant se fait remarquer entre tous ses compagnons par sa force, sa haute taille et sa grâce, ils lui accordent gratuitement une ou même plusieurs femmes ; parfois ils vont jusqu’à lui faire un présent de bœufs, de chevaux, de perles ou de fusils, pour le remercier de l’insigne honneur qu’il leur fait d’entrer dans leur famille. Pour ces hommes, la véritable aristocratie est celle de la beauté ; la richesse et le pouvoir appartiennent à ceux que la nature a favorisés sous ce rapport. Lorsque le hasard des naufrages jette sur la côte goajire quelques matelots étrangers, les Indiens, qui n’ignorent pas l’importance callipédique des croisements bien entendus, retiennent les hommes grands et vigoureux, et leur font payer par quelques années de mariage forcé avec deux ou trois belles Goajires l’hospitalité qu’ils leur accordent » (p. 164 [3]). Ces notations sont complétées par la suivante : « Méprisées en tout, [les femmes] n’ont pas même le privilège de demeurer sous le toit conjugal ; elles vivent et dorment dans la cuisine, hutte étroite et basse où elles peuvent à peine se tenir debout. Jamais la femme ne s’enhardit jusqu’à dépasser le seuil de la case maritale ; elle dépose à la porte la nourriture qu’elle vient de préparer et que le majestueux époux lui fait la grâce de vouloir bien accepter. La femme est l’esclave du mari, et toute jeune fille pauvre qui ne trouve pas de maître devient de droit la chose du riche le plus voisin. On voit que chez les Aruaques la question du paupérisme est résolue d’une manière sommaire, du moins en ce qui concerne la femme. Chez d’autres nations plus civilisées, la solution du terrible problème est à peu près la même, en dépit des complications et des subtilités de l’économie politique » (p. 211).
Bestioles, mamo et poporo
Reclus cherche sa future position politique : « Pour réussir dans un pays nouveau, il faut savoir se créer de toutes pièces une destinée et ne pas chercher une position déjà faite. En Europe, l’homme appartient pour ainsi dire à sa profession, à son métier ; en Amérique, il choisit librement sa propre vocation. De là un développement extraordinaire du sentiment de la liberté, bien suffisant pour expliquer les institutions républicaines du nouveau monde. Un homme qui a commandé aux événements, qui a fait obéir le destin, ne saurait céder aux gens de police, aux gendarmes, aux employés de toute sorte, ni se plier aux mille exigences d’une loi tracassière » (p. 183). Quelques pages sont consacrées aux moustiques, aux « garrapatas » (que l’on aurait pu traduire par « tiques »), et encore pire, à la puce-chique (que Reclus nomme « nigua » (= Tunga penetrans), qui pénètre « sous les ongles des pieds », ce qui peut aller dans certains cas (à l’époque de Reclus) jusqu’à la perte des doigts de pieds (p. 200). On a droit à une relation précise du rituel du poporo (ce mot n’est pas employé) : « Ils ouvraient et fermaient la bouche par un mouvement rythmique, et savouraient voluptueusement le hayo. Pour cette besogne, de beaucoup la plus importante de leur vie, tous les Aruaques tiennent dans la main gauche une petite calebasse renfermant de la chaux en poudre. Ils prennent d’abord dans une espèce de blague, semblable à celles de nos fumeurs, des feuilles de hayo, puis ils les mâchent pour en extraire le suc qu’ils laissent tomber de leur bouche sur le bord de la calebasse ; ensuite ils saupoudrent de chaux ce liquide au moyen d’une petite baguette qu’ils promènent sans cesse sur le mélange afin d’opérer une combinaison plus intime entre les deux substances. De temps en temps ils portent cette baguette à la bouche et aspirent avec volupté la mixture corrosive » (p. 212). C’est exactement ce que j’ai vu faire à l’illustre « mamo » (= chamane) photographié ci-dessus, dans la fameuse Ciudad Perdida. Une chose qui a peu changé parmi ces indigènes. Pour tout savoir sur les coutumes des tayronas (nom générique des indigènes de cette région du nord de la Colombie), voir ce site. Le superbe musée de l’or de Bogota présente entre autres merveilles, des poporo en or, dont l’un est une sorte d’emblème de la Colombie. Les « Aruaques » qu’il a rencontrés sont évoqués comme une tribu primitive : « La conversation, engagée d’abord au sujet du hayo, ne tomba pas de plusieurs heures, grâce à la curiosité de Barliza. Il m’accablait de questions faites en mauvais espagnol, et traduisait aussitôt mes réponses en langue aruaque ; chacune semblait provoquer le plus vif étonnement : c’étaient des exclamations sans fin, des éclats de rire ahuris. Dans leurs conversations les plus ordinaires, les Aruaques ne peuvent finir une phrase sans pousser un ah ! exprimant chez eux l’impuissance du langage et ce qu’on pourrait appeler l’emmaillottement de la pensée : on dirait que leur discours, aussi rapproché de la nature qu’il est possible, ne se compose que d’interjections » (p. 213). Cette observation permet à Reclus de contredire une idée reçue à propos des montagnards, censés être plus forts et intrépides que les habitants des plaines : « Les Aruaques, tribu des montagnes, sont plus petits, plus faibles, moins intelligents que les Goajires, tribu de la plaine ; ceux-ci sont resplendissants de beauté, ceux-là laids et souvent infirmes ; ils sont pusillanimes et tremblent sous le regard d’un Espagnol, tandis que les Goajires sont inaccessibles à toute crainte, et par trois siècles de lutte ont su maintenir leur précieuse liberté » (p. 215).
C’est au terme d’un voyage à pied interminable où il pensait entamer son installation, que Reclus finit par tomber sur le village de Dibulla, dont il tire le dithyrambe suivant : « Presque tous les habitants du village, hommes ou femmes, sont atteints d’éléphantiasis, de lèpre, ou de telle autre affreuse maladie de la peau. On ne peut se faire une idée de l’aspect hideux de ces figures et de ces corps tachetés comme des peaux de salamandres. À peine ose-t-on regarder tous ces êtres soi-disant humains, qui d’ailleurs sont très satisfaits de leur personne et se mirent avec complaisance dans des lambeaux de miroirs. Les horribles maladies dont ils sont atteints ont sans doute pour causes l’absorption des miasmes paludéens, les piqûres des insectes, la mauvaise alimentation, les habitudes immondes, et peut-être aussi la dégénérescence des races, mélangées au hasard dans une véritable promiscuité. À ces hideuses maladies de peau, vient s’ajouter pour la plupart des patients, un gonflement de la rate et du foie très visible à l’extérieur. Nombre d’entre eux contractent en outre la jipatera ou géophagie, et mangent avidement de la terre, du bois, de la cire ; ils font surtout leurs délices de débris d’ardoise » (p. 224). On retrouvera cette géophagie chez une des sœurs de Gabriel Garcia Marquez, dans son autobiographie qui sera au centre de notre second article sur la Colombie.
Reclus tombe malade, et s’associe avec un ami pour ensemencer des terrains, mais cela tourne au fiasco, et il rentre, malade et ruiné, en Europe. Ne perdant pas son optimisme, il conclut sur une envolée lyrique pro-coloniale, disons anarcho-libéralo-coloniale ! « Dans notre vieille Europe, les traditions vivaces des temps barbares et du Moyen Âge nous obsèdent encore ; la surabondance de population obstrue à tout nouvel arrivant les avenues du bien-être ; trop à l’étroit sur notre petit continent, nous ne pouvons faire un pas sans empiéter sur la propriété d’autrui, et, par la force même des choses, nous achetons le bonheur aux dépens du prochain. Murailles, barrières, règlements, enceintes, restrictions, tout nous enferme comme les replis du fleuve infernal ; même ceux qui se croient libres habitent une étroite prison dans laquelle ils peuvent à peine se mouvoir, où leur pensée s’étiole avant d’avoir fleuri. Là-bas, dans la jeune république américaine, il n’y a pas de convives malheureux au grand banquet ; la terre féconde nourrit généreusement tous ses enfants, l’air de la liberté emplit toutes les poitrines » (p. 238).
– Voir l’article sur mon ami Carlos Franklin, Colombien citoyen du monde.
– Voir l’ensemble de mes photos de Colombie sur Dropbox.
– Une bande dessinée de Clément Belin (scénario) & Serge Perrotin (dessin) évoque la Colombie et notamment Ciudad Perdida, où un jeune homme se fait enlever avec un groupe de touristes, et son père part à sa recherche. Au nom du fils (Ciudad Perdida), 2 volumes, Futuropolis, 2011-12. L’évocation ne semble pas minutieuse, à l’image de cette erreur, p. 42 du 1er volume, qui situe le parc Tayrona « à l’ouest de Cartagena », alors que c’est le contraire !
Voir en ligne : Présentation générale du pays et de son histoire, par l’Université canadienne de Laval.
© altersexualite.com, 2014.
Les photographies sont de Lionel Labosse.
Reproduction interdite
[1] Il est difficile de trouver des statistiques. Ce que j’ai trouvé de plus fiable est inclus dans l’article de Wikipédia Classement des pays par taux d’homicide volontaire. Le taux de criminalité est passé de 63 à 36 entre 2000 et 2008, pendant que ceux du Guatemala ou du Venezuela passaient de 26 ou 33 à 45 ou 52… À comparer avec la France, qui, heureusement, est dans le bas du tableau. Quand on s’émeut d’une vague de criminalité à Marseille, on devrait garder en tête que malgré la baisse en Colombie, il y a dans la seule ville de Bogota deux fois plus de meurtres par an que dans toute la France ! La violence, ce n’est pas que la criminalité. Savez-vous que la Colombie fait partie des trois pays au monde où vivent le plus de déplacés internes ?
[2] Pour être précis, l’article de Wikipédia Liste des pays par taux de tabagisme nous apprend que la Colombie se situe au 84e rang de la consommation de tabac par tête de pipe, la France étant 60e.
[3] On ne s’étonne pas de retrouver dans ce trait les pratiques exposées par Diderot dans son Supplément au voyage de Bougainville.