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Prolétaires de tous les pays, punissez-nous ! pour étudiants et adultes
Manifeste du parti communiste, de Karl Marx & Friedrich Engels
Le Livre de Poche, 1973 (1848), 160 p., 2,5 €.
samedi 27 avril 2019
Le Manifeste du parti communiste (1848), de Karl Marx (1818-1883) et Friedrich Engels (1820-1895) est un des livres inscrits sur la liste proposée au Bulletin Officiel de l’Éducation nationale pour le thème de BTS « Seuls avec tous ». C’est le seul que j’avais déjà lu parmi les 7 dont je propose une recension. Pendant ma classe de 1re où notre cher prof nous avait fourni une liste de propositions parmi lesquelles j’avais choisi celui-ci, et pas pour sa minceur ! Le livre, y compris sa préface de 1973, a pris un sacré coup de vieux depuis la chute du mur de Berlin. Il n’est plus contre-révolutionnaire de s’interroger sur les contradictions de ces bourgeois qui se prétendent la voix des prolétaires et tirent à boulets rouges sur d’autres bourgeois. L’édition de 1973 est complétée par la « Critique du programme de Gotha », qui contient elle aussi des textes fondateurs, et permet de comprendre la fascination de ces communistes pour « la grande industrie », qui les fait passer par pertes et profits artisans et paysans, ces classes « réactionnaires » ! La lecture de ce petit livre est utile sans doute, pour comprendre certains ressorts du militantisme violent actuel, qui ne semble toujours pas avoir compris les leçons du passé.
Karl Marx et Friedrich Engels ne sont certes pas des prolétaires. Selon l’introduction de François Châtelet dans cette édition de 1973, « Engels est d’une famille d’industriels tisserands qui a des liens avec une firme de Manchester » […] « [en 1841] Il est envoyé par son entreprise à Manchester, où il voit fonctionner le capitalisme, pour ainsi dire, « à nu ». C’est alors qu’il se convainc de la double nécessité d’analyser le processus de production de la misère pour l’immense majorité et de la richesse pour une infime minorité et de participer aux mouvements politiques de contestation d’un tel régime… » (p. 19). Un article de Phil Mason pour Atlantico nous apprend la nature des liens entre les deux abolisseurs de la propriété individuelle : « Karl Marx : un petit bourgeois comme les autres ? ».
Le Manifeste est publié dans le contexte de la Révolution française de 1848. Selon François Châtelet, il « rend publics les principes d’une organisation qui s’est constituée à Londres, au début du mois de juin 1847, la Ligue des communistes. Celle-ci, qui regroupe, non sans confusion, des militants anglais déçus par la lutte syndicale légaliste (le trade-unionism), des socialistes français, inspirés par les idées communistes de Cabet, et des révolutionnaires allemands exilés, tient son congrès durant le mois de décembre de la même année. L’assemblée confie à Marx et à Engels le soin de rédiger un texte fondateur, qui constituerait la charte du socialisme politique — contre les abstractions et les faux-semblants du « socialisme vrai » et les rêveries construites autour du « modèle communiste », et qui tienne compte des opinions diverses exprimées au cours des deux congrès » (p. 10). Marx et Engels sont devenus amis à Paris en 1844 (après une 1re rencontre à Cologne en 1841), et ont fondé le « Comité de correspondance communiste » début 1846 à Bruxelles, ce qui les met en contact avec la Ligue des communistes qu’ils rejoignent au printemps 1847. « Le congrès constitutif de la Ligue se réunit donc à Londres à partir du 29 novembre 1847. La majorité confie à Marx et à Engels la rédaction d’un texte définitif : le Manifeste du Parti communiste, et ratifie les Projets de statut. Au début du mois de février de l’année suivante, le texte parvient à l’Autorité centrale. Dès 1848, plusieurs éditions se succèdent, alors même qu’éclate la révolution de Février en France. La première traduction anglaise paraît en 1850, mentionnant les noms de Marx et de Engels comme auteurs. En 1872, ceux-ci publient le Manifeste (sous le nom de Manifeste communiste) avec une préface qui assure, en quelque sorte, leur paternité ; la première traduction française, par Laura Laffargue, paraît en 1886 (elle sera suivie d’une édition critique par Ch. Andler en 1901). Auparavant avait paru une édition en russe, à Genève, en 1882 » (p. 18) [1]. François Châtelet précise le point de vue de nos auteurs sur la révolution : « Enseignés sur ce point par Hegel, ils ont bien vu que l’utopisme ne consiste nullement à rêver une société mieux organisée (ou désorganisée), mais à proposer un objectif de combat qui ne s’articule pas immédiatement sur les luttes réelles. Dès lors socialisme scientifique signifie non pas, comme je l’indiquais ci-dessus, que celui-ci refléterait exactement la réalité sociale, mais qu’il élabore des concepts qui éclairent des actions déjà existantes, afin de les renforcer, de les développer et de leur fixer des objectifs précis » (p. 25).
Le Manifeste du parti communiste. Extraits choisis
I. Bourgeois et prolétaires
« L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des classes.
Homme libre et esclave, patricien et plébéien, seigneur et serf, maître et compagnon, bref oppresseurs et opprimés ont été en constante opposition ; ils se sont mené une lutte sans répit tantôt cachée, tantôt ouverte, une lutte qui s’est chaque fois terminée par la transformation révolutionnaire de la société toute entière ou par l’anéantissement des deux classes en lutte.
Au début de l’histoire nous trouvons presque partout une organisation complète de la société en différents groupes, une série hiérarchique de situations sociales. Dans la Rome antique, nous avons les patriciens, les chevaliers, les plébéiens, les esclaves : au Moyen Âge les seigneurs féodaux, les vassaux, les maîtres de corporation, les compagnons, les serfs ; et en outre presque chacune de ces classes comporte à son tour des subdivisions hiérarchiques.
La société bourgeoise moderne, issue de l’effondrement de la société féodale, n’a pas dépassé l’opposition des classes. Elle n’a fait que substituer aux anciennes de nouvelles classes, de nouvelles conditions d’oppression, de nouvelles formes de lutte.
Ce qui distingue notre époque, l’époque de la bourgeoisie, c’est qu’elle a simplifié l’opposition de classes. La société toute entière se divise de plus en plus en deux grands camps ennemis, en deux grandes classes qui s’affrontent directement : la bourgeoisie et le prolétariat.
Les serfs du Moyen Âge ont donné naissance aux citoyens des premières communes ; issus de ces citoyens les premiers éléments de la bourgeoisie se sont développés.
La découverte de l’Amérique, le tour de l’Afrique par mer ont offert à la bourgeoisie montante un nouveau terrain. Le marché indien et chinois, la colonisation de l’Amérique, le troc avec les colonies, et en général l’accroissement des moyens d’échange et des marchandises ont donné au commerce, à la navigation et à l’industrie une impulsion qu’ils n’avaient jamais connue, et ont ainsi favorisé dans la société féodale en décomposition l’essor rapide de l’élément révolutionnaire » (pp. 51-52).
« La bourgeoisie, là où elle est arrivée au pouvoir, a détruit tous les rapports féodaux, patriarcaux, idylliques. Elle a déchiré sans pitié la multiplicité colorée des liens féodaux qui attachaient l’homme à ses supérieurs naturels, et elle n’a laissé subsister d’autre lien entre l’homme et l’homme que l’intérêt nu, que le froid « argent comptant ». Elle a noyé dans les eaux glacées du calcul égoïste les frissons sacrés de la piété exaltée, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite bourgeoise. Elle a réduit la dignité personnelle à la valeur d’échange et, à la place des innombrables libertés reconnues par écrit et chèrement conquises, elle a mis la liberté unique et indifférente du commerce. Elle a, en un mot, remplacé l’exploitation déguisée sous les illusions religieuses et politiques par l’exploitation ouverte, cynique, directe, brutale » (p. 54).
« Les anciens besoins qui étaient satisfaits par les produits nationaux font place à de nouveaux besoins qui réclament pour leur satisfaction les produits des pays et des climats les plus lointains. L’autosuffisance et l’isolement régional et national d’autrefois ont fait place à une circulation générale, à une interdépendance générale des nations. Et ce pour les productions matérielles aussi bien que pour les productions intellectuelles. Les produits intellectuels de chaque nation deviennent bien commun. L’esprit national étroit et borné est chaque jour plus impossible, et de la somme des littératures nationales et régionales se crée une littérature mondiale. Par l’amélioration rapide de tous les instruments de production, par les communications rendues infiniment plus faciles, la bourgeoisie entraîne toutes les nations, jusqu’aux plus barbares, dans le courant de la civilisation » (p. 56).
« Les crises commerciales anéantissent régulièrement une grande partie non seulement des produits existants, mais même des forces productives déjà créées. Dans les crises éclate une épidémie sociale qui serait apparue à toutes les époques antérieures comme une absurdité : l’épidémie de la surproduction. La société se trouve brusquement ramenée à un état de barbarie momentanée ; on dirait qu’une famine, qu’une guerre générale d’anéantissement lui ont coupé tous les moyens de subsistance : l’industrie, le commerce semblent anéantis, et pourquoi ? Parce qu’elle possède trop de civilisation, trop de moyens de subsistance, trop d’industrie, trop de commerce. Les forces productives dont elle dispose ne servent plus à faire avancer la civilisation bourgeoise et les rapports de propriété bourgeois : au contraire, elles sont devenues trop puissantes pour ces rapports, ils sont entravés par elles ; et dès qu’elles surmontent cet obstacle, elles portent toute la société bourgeoise au désordre, elles mettent en péril l’existence de la société bourgeoise. Les rapports bourgeois sont devenus trop étroits pour contenir les richesses qu’elles ont produites. – Par quel moyen la bourgeoisie surmonte-t-elle les crises ? D’une part par l’anéantissement forcé d’une masse de forces productives ; d’autre part par la conquête de nouveaux marchés et l’exploitation plus poussée des anciens. Par quel moyen donc ? En préparant des crises plus étendues et plus violentes et en diminuant les moyens de les prévenir. Les armes dont la bourgeoisie s’est servie pour abattre la féodalité se tournent maintenant contre la bourgeoisie elle-même. Mais la bourgeoisie n’a pas seulement forgé les armes qui lui donneront la mort ; elle a aussi engendré les hommes qui manieront ces armes – les ouvriers modernes, les prolétaires » (p. 59).
– J’ai choisi l’extrait suivant pour un corpus sur le travail avec des étudiants de 1re année de BTS.
« Au développement de la bourgeoisie, c’est-à-dire du capital, répond dans une proportion égale le développement du prolétariat [2], de la classe des ouvriers modernes qui ne vivent que tant qu’ils trouvent du travail, et qui ne trouvent du travail que tant que leur travail augmente le capital. Ces ouvriers, contraints à se vendre par morceaux, sont une marchandise comme tout autre article du commerce et sont donc exposés de la même manière à toutes les vicissitudes de la concurrence, à toutes les fluctuations du marché.
L’extension du machinisme et la division du travail ont fait perdre au travail des prolétaires tout caractère d’autonomie, et par là tout attrait pour l’ouvrier. L’ouvrier devient le simple accessoire de la machine, on ne lui demande plus que le geste le plus simple, le plus monotone, le plus facile à apprendre. Les frais qu’occasionne l’ouvrier se limitent donc à peu près aux seuls moyens de subsistance dont il a besoin pour s’entretenir et perpétuer sa race. Or le prix d’une marchandise, donc aussi le prix du travail, est égal à ses frais de production. Par conséquent, à mesure que le travail devient plus répugnant, le salaire baisse. Bien plus, à mesure que le machinisme et la division du travail s’accroissent, la masse du travail grandit aussi, que ce soit par l’augmentation du travail exigé en un temps donné, par l’accélération de la marche des machines, etc. [3]
L’industrie moderne a transformé le petit atelier de l’ancien patron patriarcal en la grande usine du capitalisme industriel. Des masses d’ouvriers, entassés dans l’usine, sont organisés militairement. Ils sont placés comme simples soldats de l’industrie sous la surveillance d’une hiérarchie complète de sous-officiers et d’officiers. Ils ne sont pas seulement les domestiques de la classe bourgeoise, de l’état bourgeois, ils sont chaque jour, chaque heure, domestiqués par la machine, par le surveillant, par le bourgeois industriel tout seul. Ce despotisme est d’autant plus mesquin, odieux, exaspérant, qu’il proclame plus ouvertement que sa fin ultime est le profit. Moins le travail manuel réclame d’habileté et de force physique, c’est-à-dire plus l’industrie moderne se développe, plus le travail des hommes est supplanté par celui des femmes. Les différences de sexe et d’âge n’ont plus de valeur sociale pour la classe ouvrière. Il ne reste plus que des instruments de travail, dont le coût varie en fonction de l’âge et du sexe » (p. 60).
« Mais avec le développement de l’industrie le prolétariat ne s’accroît pas seulement ; il est entassé en masses plus grandes, sa force croît, avec le sentiment qu’il en a. Les intérêts, les conditions de vie au sein du prolétariat s’égalisent toujours plus, à mesure que le machinisme efface les différences dans le travail et réduit presque partout les salaires à un niveau également bas. La concurrence croissante des bourgeois entre eux et les crises commerciales qui en résultent rendent le salaire des ouvriers toujours plus incertain ; le perfectionnement incessant et toujours plus rapide rend toute leur situation de plus en plus précaire. De plus en plus, les conflits individuels entre ouvriers et bourgeois prennent le caractère de conflits entre deux classes. Les ouvriers commencent par former des coalitions contre les bourgeois ; ils se groupent pour maintenir leur salaire. Ils vont jusqu’à fonder des associations durables pour se pourvoir en cas de soulèvements éventuels. Par endroits, la lutte éclate en émeutes.
De temps en temps, les ouvriers triomphent, mais leur victoire n’est que passagère. Le résultat véritable de leurs luttes n’est pas le succès immédiat, mais l’extension toujours plus large de l’union des ouvriers. Elle est favorisée par la croissance des moyens de communication, qui sont créés par la grande industrie et qui mettent en contact les ouvriers de différentes localités. Mais ce contact à lui seul suffit à centraliser les nombreuses luttes sociales ayant partout le même caractère en une lutte nationale, en une lutte de classes. Mais toute lutte de classes est une lutte politique. Et l’union qui a nécessité des siècles aux bourgeois du Moyen Âge avec leurs chemins vicinaux, les prolétaires modernes la réalisent en quelques années avec le chemin de fer » (pp. 63-64).
– Le passage suivant sent la haine de soi. Marx et Engels oublient de préciser qu’ils parlent d’eux-mêmes, et quand ils en appellent à la phagocytation de toutes les autres classes populaires par le prolétariat, on doit se pincer. Voilà sans doute la cristallisation de la haine des paysans exprimée par Balzac et Zola.
« Enfin, en des temps où la lutte de classes approche de son point critique, le processus de dissolution à l’intérieur de la classe dirigeante, à l’intérieur de toute la vieille société, prend un caractère si violent, si âpre qu’une petite partie de la classe dirigeante se désolidarise d’elle et rejoint la classe révolutionnaire, la classe qui tient l’avenir entre ses mains. Comme autrefois une partie de la noblesse est passée à la bourgeoisie, une partie de la bourgeoisie passe maintenant au prolétariat, et notamment cette partie des idéologues bourgeois qui sont parvenus à la compréhension théorique de l’ensemble du mouvement historique. De toutes les classes qui aujourd’hui font face à la bourgeoisie, seul le prolétariat est une classe réellement révolutionnaire. Les autres classes périclitent et disparaissent avec la grande industrie, alors que le prolétariat en est le produit propre.
Les classes moyennes, le petit industriel, le petit commerçant, l’artisan, le paysan, tous combattent la bourgeoisie pour préserver de la disparition leur existence de classes moyennes. Elles ne sont donc pas révolutionnaires mais conservatrices. Plus encore, elles sont réactionnaires car elles cherchent à faire tourner à l’envers la roue de l’histoire. Si elles sont révolutionnaires, elles le sont au regard de l’imminence de leur passage au prolétariat, elles défendent non pas leurs intérêts présents, mais leurs intérêts futurs, elles abandonnent leur propre point de vue pour prendre celui du prolétariat.
Le « Lumpenprolétariat », cette putréfaction passive des couches les plus basses de la vieille société, est entraîné par endroits dans le mouvement par la révolution prolétarienne, mais toute sa situation le prédispose à se laisser acheter pour des machinations réactionnaires » (p. 65).
« En décrivant les phases les plus générales du développement du prolétariat, nous avons suivi la guerre civile plus ou moins cachée dans le sein de la société existante jusqu’à l’heure où elle éclate en une révolution ouverte, et où le prolétariat fonde sa domination par le renversement violent de la bourgeoisie » (p. 67).
« Le progrès de l’industrie dont la bourgeoisie est l’agent dépourvu de volonté et de résistance, substitue à l’isolement des ouvriers dans la concurrence, leur union révolutionnaire dans l’association. Avec le développement de la grande industrie, la bourgeoisie voit se dérober sous ses pieds la base même sur laquelle elle produit et s’approprie les produits. Elle produit avant tout ses propres fossoyeurs. Sa chute et la victoire du prolétariat sont également inéluctables » (p. 68).
II. Prolétaires et communistes
« Ce qui distingue le communisme n’est pas l’abolition de la propriété en général, mais l’abolition de la propriété bourgeoise. Mais la propriété bourgeoise moderne est l’expression dernière et la plus achevée de la production et de l’appropriation des produits fondées sur les antagonismes de classe, sur l’exploitation des uns par les autres.
En ce sens, les communistes peuvent résumer leurs théories en cette seule expression : abolition de la propriété privée.
On nous a reproché, à nous autres communistes, de vouloir abolir la propriété personnelle acquise par le travail individuel ; la propriété qui constituerait le fondement de toute liberté, de toute activité et de toute indépendance personnelle.
La propriété, fruit du travail, de l’effort, du mérite personnel ! Veut-on parler de la propriété du petit bourgeois, du petit paysan, qui a précédé la propriété bourgeoise ? Nous n’avons pas besoin de l’abolir, le développement de l’industrie l’a abolie et l’abolit chaque jour » (p. 71).
« Venons-en au travail salarié.
Le prix moyen du travail salarié est le salaire minimum, c’est-à-dire la somme des moyens d’existence qui sont nécessaires à conserver en vie l’ouvrier en tant qu’ouvrier. Ce que l’ouvrier salarié s’approprie par son activité est tout juste suffisant pour produire sa survie. Nous ne voulons en aucun cas abolir cette appropriation personnelle des produits du travail nécessaires à la reproduction de la vie immédiate, une appropriation qui ne laisse aucun bénéfice net qui permette un pouvoir sur le travail d’autrui. Nous voulons seulement abolir le caractère misérable de cette appropriation où l’ouvrier ne vit que pour accroître le capital et ne vit qu’autant que l’exigent les intérêts de la classe dominante » (p. 72).
« Vous vous révoltez parce que nous voulons abolir la propriété privée. Mais, dans votre société, la propriété privée est abolie pour les neuf dixièmes de ses membres ; elle existe précisément parce que, pour les neuf dixièmes de ses membres, elle n’existe pas. Vous nous reprochez donc de vouloir abolir une propriété qui suppose comme condition nécessaire que l’énorme majorité de la société est dépourvue de propriété » (p. 73).
Les femmes et les enfants d’abord !
« Abolition de la famille ! Même les plus radicaux s’indignent de ce dangereux dessein des communistes.
Sur quoi repose la famille actuelle, la famille bourgeoise ? Sur le capital, sur le profit privé. Complètement développée, elle n’existe que pour la bourgeoisie ; mais elle trouve son complément dans l’absence de famille, imposée aux prolétaires, et dans la prostitution publique.
La famille du bourgeois s’effondre évidemment avec l’effondrement de son complément, et les deux disparaissent avec la disparition du capital.
Nous reprochez-vous de vouloir abolir l’exploitation des enfants par les parents ? Nous avouons ce crime.
Mais, dites-vous, nous supprimons les rapports les plus intimes en remplaçant l’éducation familiale par l’éducation de la société.
Mais votre éducation n’est-elle pas, elle aussi, déterminée par la société ? Par les rapports sociaux dans lesquels vous la faites, par l’immixtion directe ou non de la société par le biais de l’école, etc. ? Les communistes n’inventent pas l’action de la société sur l’éducation ; ils en modifient simplement le caractère, ils arrachent l’éducation à l’influence de la classe dominante.
Les belles paroles des bourgeois sur la famille et l’éducation, sur l’intimité des rapports entre parents et enfants deviennent d’autant plus répugnantes que la grande industrie déchire toujours plus les liens familiaux des prolétaires et transforme les enfants en simples articles de commerce et en instruments de travail.
Mais vous communistes, vous voulez introduire la communauté des femmes, crie en chœur toute la bourgeoisie contre nous.
Le bourgeois voit en sa femme un simple instrument de production. Il entend dire que les instruments de production seront exploités collectivement, et ne peut naturellement rien penser d’autre que les femmes n’aient également pour lot d’être mises en commun.
Il ne se doute pas qu’il s’agit précisément d’abolir pour les femmes leur statut de simples instruments de production.
D’ailleurs rien n’est plus ridicule que cette indignation hautement morale de nos bourgeois contre cette communauté des femmes officiellement instaurée par le communisme. Les communistes n’ont pas besoin d’introduire la communauté des femmes, elle a presque toujours existé.
Nos bourgeois, non contents que femmes et filles de prolétaires soient à leur disposition, pour ne rien dire de la prostitution officielle, trouvent le plus grand plaisir à séduire réciproquement leurs femmes légitimes.
Le mariage bourgeois est en réalité la communauté des femmes mariées. On pourrait tout au plus reprocher aux communistes de vouloir substituer à une communauté des femmes hypocrite et cachée, une communauté officielle et franche. Il va d’ailleurs de soi qu’avec l’abolition des rapports de production actuels disparaît aussi la communauté des femmes qui en résulte, c’est-à-dire la prostitution officielle et non officielle » (p. 77. Comprenne qui pourra… l’absence de notes explicatives dans cette édition se fait ressentir ici ; on aimerait bien savoir comment ces mâles communistes entendaient se partager les proies femelles mieux que la bourgeoisie mâle.)
« À mesure qu’est abolie l’exploitation d’un individu par un autre, l’exploitation d’une nation par l’autre est également abolie.
Avec l’antagonisme des classes à l’intérieur d’une nation, l’hostilité des nations entre elles tombe également » (p. 78).
Vive le despotisme ! « Le prolétariat utilisera sa domination politique pour arracher peu à peu tout le capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production entre les mains de l’État, c’est-à-dire du prolétariat organisé en classe dominante, et pour augmenter le plus rapidement possible la masse des forces de production.
Mais cela ne peut naturellement se produire au départ qu’au moyen d’intrusions despotiques dans le droit de propriété et les rapports de production bourgeois […] »
« Les différences de classes une fois disparues au cours du développement, et toute la production concentrée entre les mains d’individus associés, les pouvoirs publics perdent leur caractère politique. Les pouvoirs publics, au sens propre, sont l’organisation du pouvoir d’une classe pour l’oppression d’une autre. Si le prolétariat, dans sa lutte contre la bourgeoisie, doit nécessairement s’unir en une classe, s’il se constitue en classe dominante à la suite d’une révolution, et s’il abolit par la violence, en tant que classe dominante, les anciens rapports de production, il abolit du même coup avec ces rapports de production les conditions d’existence de l’opposition de classe, et par là même les classes, et par suite sa propre domination de classe » (p. 80).
III. Littérature socialiste et communiste
Il s’agit d’un rejet plus ou moins global de tout ce qui précède en fait de littérature socialiste, qualifiée – on le serait à moins – de « sale » : « À de très rares exceptions près, tout ce qui circule en Allemagne d’écrits prétendument socialistes ou communistes, rentre dans le domaine de cette littérature sale et débilitante » (p. 91) ; « Si donc les auteurs de ces systèmes furent révolutionnaires à maints égards, leurs disciples constituent régulièrement des sectes réactionnaires. Ils s’obstinent à maintenir les vieilles conceptions de leurs maîtres face à l’évolution historique du prolétariat. Ils cherchent donc, avec logique, à émousser de nouveau la lutte des classes et à concilier les antagonismes. Ils continuent à rêver d’une tentative de réalisation de leurs utopies sociales, création de phalanstères isolés, fondation de « home-colonies », établissement d’une petite Icarie — édition in-douze de la nouvelle Jérusalem – et, pour édifier ces châteaux en Espagne, ils sont obligés de faire appel à la philanthropie des cœurs et des bourses biens garnies des bourgeois » (p. 97).
On aboutit au slogan bien connu malgré son ineptie :
« PROLÉTAIRES DE TOUS LES PAYS, UNISSEZ-VOUS ! » (p. 101).
À l’issue de cette lecture d’un texte de bourgeois se haïssant eux-mêmes, j’aurais tendance à lire plutôt : « Prolétaires de tous les pays, punissez-nous ! » Voici une version altersexuelle du slogan !
Textes complémentaires
La préface de 1890, écrite par Engels après la mort de son comparse, en rajoute : « Par socialistes, on entendait, en 1847, deux sortes de gens. D’une part, les adeptes des divers systèmes utopiques, spécialement les « owenistes », en Angleterre, et les « fouriéristes », en France, qui étaient déjà tous deux à l’époque réduits à l’état de simples sectes agonisantes. D’autre part, les charlatans sociaux de tous bords qui, avec leurs diverses panacées et toutes sortes de rafistolages, voulaient faire disparaître les anomalies sociales sans faire aucun mal au capital et au profit » (p. 107).
« Le socialisme, tout au moins sur le continent, pouvait figurer dans les salons, le communisme était complètement à l’opposé. Et comme, dès ce moment-là, nous étions très attachés à l’idée que « l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre de la classe ouvrière elle-même », nous ne pouvions douter un instant du nom qu’il fallait choisir parmi les deux » (p. 108). « La classe ouvrière elle-même » : mon œil !
Cette préface ce termine sur l’affirmation nouvelle d’un « unique objectif immédiat : la normalisation de la journée de travail de huit heures, fixée légalement et proclamée, dès 1886, par le congrès de l’Internationale à Genève, et, à nouveau, en 1889, par le congrès ouvrier de Paris » (p. 109). Aucune précision sur le fait que la durée pourrait être moindre pour femmes et enfants.
La « Critique du programme de Gotha » par laquelle s’achève le livre est constituée de notes critiques de Marx sur un programme concurrent lors du congrès de Gotha du mouvement socialiste en Allemagne en 1875.
Éloge de l’inégalité, qui aboutit à un autre slogan du parti : « Malgré ce progrès, ce droit égal reste toujours prisonnier d’une limitation bourgeoise. Le droit des producteurs est proportionnel au travail qu’ils fournissent ; l’égalité consiste ici en ce que le travail sert d’unité de mesure commune. Mais un individu l’emporte physiquement ou intellectuellement sur un autre, il fournit donc dans le même temps plus de travail, ou peut travailler plus de temps ; et le travail, pour servir de mesure, doit être déterminé selon la durée ou l’intensité, sinon il cesse d’être une unité de mesure. Ce droit égal est un droit inégal pour un travail inégal. Il ne reconnaît aucune distinction de classe, parce que tout homme n’est qu’un travailleur comme un autre ; mais il reconnaît tacitement l’inégalité des dons individuels et, par suite, de la capacité de rendement des travailleurs, comme des privilèges naturels. C’est donc un droit de l’inégalité, d’après son contenu, comme tout droit. Le droit, par sa nature, ne peut consister que dans l’emploi d’une même unité de mesure ; mais les individus inégaux (et ils ne seraient pas des individus distincts s’ils n’étaient inégaux) sont mesurables en fonction d’une même unité de mesure qu’autant qu’on les considère d’un même point de vue, qu’on ne les saisit que sous un aspect déterminé, par exemple, dans le cas présent, qu’on ne les regarde que comme travailleurs, et rien de plus, et que l’on fait abstraction de tout le reste. De plus : un ouvrier est marié, l’autre non ; l’un a plus d’enfants que l’autre, etc. À rendement égal, et donc à participation égale au fonds social de consommation, l’un reçoit donc effectivement plus que l’autre, l’un est plus riche que l’autre, etc. Pour éviter tous ces inconvénients, le droit devrait être non pas égal, mais inégal » […] « Dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu la subordination asservissante des individus à la division du travail et, par là, l’opposition entre le travail intellectuel et le travail manuel ; quand le travail sera devenu, non seulement le moyen de vivre, mais encore sera devenu lui-même le premier besoin de la vie ; quand, avec le développement diversifié des individus, leurs forces productives auront augmenté elles aussi, et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec force – alors seulement l’horizon étroit du droit bourgeois pourra être totalement dépassé, et la société pourra écrire sur son drapeau : de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins ! (p. 129).
« Le but des travailleurs qui se sont libérés de la mentalité étroite de sujets soumis, n’est en aucun cas de rendre l’État « libre ». Dans l’Empire allemand, l’« État » est presque aussi « libre » qu’en Russie. La liberté consiste à transformer l’État, organe subordonnant la société, en un organe entièrement subordonné à elle, et même aujourd’hui les formes de l’État sont plus ou moins libres selon qu’elles limitent la « liberté de l’Etat ».
Le Parti ouvrier allemand – du moins s’il fait sien ce programme, montre quel les idées socialistes ne l’effleurent même pas ; au lieu de traiter la société existante (et cela vaut pour toute société future) comme le fondement de l’Etat présent (ou futur pour la société future), on traite plutôt l’État comme un être indépendant qui possède ses propres « fondements intellectuels, moraux et libres » (p. 141).
« Entre la société capitaliste et la société communiste, il y a la période de transformation révolutionnaire de l’une en l’autre. À cette période correspond aussi une période de transition politique où l’Etat ne saurait être rien d’autre que la dictature révolutionnaire du prolétariat » (p. 142).
« Éducation du peuple, identique pour tous ? Qu’est-ce qu’on entend par ces mots ? Croit-on que dans la société actuelle (et on n’a affaire qu’à celle-ci) l’éducation puisse être identique pour toutes les classes ? Ou bien réclame-t-on que les classes supérieures soient, elles-aussi, réduites par la force à l’enseignement court – l’école primaire – seul compatible avec la situation économique non seulement des ouvriers salariés, mais encore des paysans ? » (p. 144). Voici une phrase révélatrice !
Une phrase confuse semble répondre à la question que nous posions ci-dessus à propos de la durée du travail selon le genre : « La normalisation de la journée de travail doit déjà impliquer la limitation du travail des femmes, pour autant qu’elle concerne la durée, les pauses, etc., de la journée de travail ; sinon, elle ne peut signifier que l’exclusion du travail des femmes des métiers qui sont particulièrement contre-indiqués pour la santé physique des femmes, et pour la morale du sexe féminin. Si c’est cela qu’on pensait, on aurait dû le dire.
« Interdiction du travail des enfants ! » Il était absolument nécessaire de donner ici la limite d’âge.
Une interdiction générale du travail des enfants est incompatible avec l’existence de la grande industrie, elle n’est donc qu’un vœu pieux et creux.
Sa mise en application – si elle était possible – serait réactionnaire, puisque, par une stricte réglementation, selon les diverses classes d’âge et par d’autres mesures réglementaires de protection des enfants, la liaison précoce du travail productif et de l’instruction est un des moyens les plus puissants de transformation de la société actuelle » (p. 147).
« Dixi et salvati animam meam » (j’ai parlé, et j’ai sauvé mon âme) : c’est sur du latin que le philosophe, après avoir expliqué que l’instruction supérieure pour tous était impossible pour le bien de la grande industrie, clôt sa réflexion…
– Lire un extrait de Le Capital (sur le thème « À toute vitesse » !).
– Sur la critique actuelle du marxisme, on pourra lire un article de fond de Jacques Bolo pour la revue Exergue daté de 2007, critiquant la position de Michel Onfray.
– Dans L’Argent (1891), Émile Zola fait analyser Marx par ses personnages.
– Jean Giono prend le contrepied de Marx dans sa Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix (1938).
Voir en ligne : Article de Wikipédia sur le manifeste
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[1] Le texte du Manifeste annonce qu’il « sera publié en anglais, français, allemand, italien, flamand et danois » (p. 49).
[2] Ensemble des prolétaires < lat. proletarius « citoyen de la dernière classe de la société romaine, qui n’était considéré comme utile que par les enfants (proles) qu’il engendrait », dér. de proles « race, lignée, enfants ». Cf. « proliférer ».
[3] Un extrait qui sera utile aussi pour le thème à venir en 2019-2021 : « À toute vitesse » !.