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La femme n’est-elle pas le dernier colonisé de la terre ?

La Civilisation, ma Mère !…, de Driss Chraïbi

Folio, 1972, 184 p., 5,5 €

jeudi 22 janvier 2009

Driss Chraïbi (1926-2007) est un romancier marocain d’expression française, issu d’une famille bourgeoise, installé en France dès 1945, chimiste converti à la littérature, féministe et anticolonialiste. Son premier roman, Le Passé simple (1954), fit scandale. Ce roman (d’un niveau de langue trop ardu pour des lycéens) raconte la révolte d’un adolescent contre son père, hypocrite et tyrannique. La sexualité et même l’homosexualité y prennent une place assez importante [1]. En avance d’une révolte, Driss Chraïbi en était déjà à lutter contre la colonisation des esprits inhérente à l’islam quand ses compatriotes s’efforçaient de bouter le colonisateur français hors d’Afrique. Il poursuit son sillon solitaire au fil des années, et publie en 1972 un bref chef-d’œuvre, La Civilisation, ma Mère !…, qui figure à juste titre parmi les romans conseillés dans les « accompagnements des programmes » pour la séquence sur le récit en classe de seconde. Un auteur maghrébin qui mêle les cultures des deux rives de la Méditerranée, remet la religion à sa place, et s’engage résolument du côté de l’émancipation des femmes, dans un récit alerte, où l’oralité nourrit l’écrit ; il est peu de choix plus enthousiasmants à proposer à nos élèves, surtout dans les établissements au public métissé.

Résumé

Le narrateur (qui n’a pas vraiment de prénom, mais affirme qu’il avait six ans en 1936 (p. 24)) et son grand-frère Nagib, veillent amoureusement sur leur mère (qui n’a pas de prénom), femme ignorante, et pour cause : « À l’âge de treize ans, un autre bourgeois cousu d’or et de morale l’avait épousée, sans l’avoir jamais vue […] Qui était mon père » (p. 21). Au début du récit, elle ne sait pas écrire et ignore le progrès. Elle transforme un fait-tout moderne en brasero antique, confond la prise d’un fer à repasser avec un crochet « pour le suspendre après usage » (p. 51), et pour lui faire accepter l’existence d’un poste de radio, ses enfants sont obligés de lui faire croire qu’un magicien est caché dedans. En cachette du père, très pris par ses activités de directeur d’une entreprise commerciale, les deux fils décident de pourvoir à l’éducation de leur mère. Ils lui procurent des vêtements occidentaux et la font sortir d’une maison où elle vivait recluse depuis son mariage. Elle découvre l’existence de parcs publics et du cinéma, où elle invective les acteurs pour les empêcher de se jeter dans la gueule du loup ou leur reprocher un meurtre. Elle apprend aussi à écrire, tout cela dans la première partie du roman, intitulée « Être », qui bizarrement, est plutôt axée sur les biens matériels [2]. Au milieu du texte, c’est le traumatisme : le fils cadet part en France. Dans la seconde partie intitulée « Avoir », Nagib reprend le rôle de narrateur. Il a abandonné ses études, et assiste maintenant la mère, laquelle s’émancipe de plus en plus, y compris de ses fils : « Je ne suis pas en train de me libérer de la tutelle de ton père pour venir te demander ta protection » (p. 137), et même des livres : « À la porte, Tolstoï ! […] Tu as écrit des choses merveilleuses sur l’amour et les femmes, mais tu as été un tyran dans ta vie privée, j’ai contrôlé. À la porte, ouste ! à la porte, les poètes arabes à la poésie de cendres ! […] si vos vers sont vrais, pourquoi diable notre société est-elle malade ? pourquoi a-t-elle cloîtré les femmes comme des bêtes, pourquoi les a-t-elle voilées, pourquoi leur a-t-elle coupé les ailes comme nulle part ailleurs ? » (p. 154). Pendant la guerre, elle sillonne le pays pour ameuter ses sœurs. Ses études la mènent suffisamment loin pour qu’elle puisse quitter le pays et le père et rejoindre son fils.

Mon avis

Ce roman emprunte à la tradition marocaine une forme proche du conte, jouant sur tous les registres de l’oralité, jusqu’à inclure une saynète (pp. 115-123). L’usage de la métaphore et de la comparaison y confinent à la virtuosité ; le récit en grouille, et il arrive qu’une métaphore se substitue à l’objet représenté, par exemple à la p. 128, la voix du père est « comme la voix du caoutchouc », et à la page suivante, « Le caoutchouc s’était transformé en gomme arabique ». Comme le titre l’indique, il s’agit d’une parabole, et la Mère est aussi bien la Civilisation entière que les femmes marocaines. Une réflexion sur la différence entre « acculturation » et « intégration » (tarte à la crème à la mode), à travers l’œuvre de Driss Chraïbi, serait enrichissante (ce roman, mais aussi La Mère du printemps). La revue Souffles dans son numéro 5, (premier trimestre 1967) avait publié une entrevue avec Driss Chraïbi, qui déclarait notamment : « Mais dites-moi : la femme, où qu’elle soit, n’est-elle pas le dernier colonisé de la terre ? ». Pour appuyer sa démonstration, l’auteur va jusqu’à faire rencontrer « Tougoul », c’est-à-dire De Gaulle, à la Mère : « De Gaulle ? m’a-t-elle dit, pensive. C’est étrange. J’ai cru voir ton père. » (p. 125) [3]. Tous les aspects sont traités, y compris la sexualité : « Je lui appris son corps. […] Tabous, pudeurs, hontes, je les mettais à bas, voile après voile, en lui parlant de Dieu en qui elle croyait de toute sa sincérité : Dieu n’avait pas pu créer des corps et des organes dont on aurait honte, n’est-ce pas ? […] À trente-cinq ans, elle comprit enfin pourquoi et comment elle avait des menstrues. Jusqu’alors, elle était persuadée qu’elle avait une maladie « personnelle » dont il ne fallait parler à personne, pas même à son époux » (p. 90). La scène centrale de la sortie au cinéma donne sans doute la clé de lecture [4], qui peut valoir aussi pour ce roman, espérons-le, pour certains de nos élèves : « Par cette vanne, par torrents, tout entrait en elle d’un seul coup et elle essayait d’endiguer ce qui était étranger à sa nature, d’assimiler le limon propre à la fertiliser un jour » (p. 83) ; belle image de l’éducation, non ? La leçon finale est d’autant plus belle que c’est le père qui en prend conscience : « Sais-tu pourquoi notre société islamique, après des temps de gloire, est devenue à la traîne du monde entier ? » (p. 172) ; et d’expliquer que c’est parce que « la femme est maintenue prisonnière, voilée qui plus est, séquestrée comme nous l’avons fait depuis des siècles ».

 Lire un article de Marc Gontard, « Le Roman Marocain de langue française » crédité de l’université de Rennes 2.
 Du même auteur, lire également La Mère du printemps, épopée berbère sur fond de conquête arabo-musulmane (1982), qui a beaucoup plu aux élèves à qui je l’ai conseillé, parce qu’il aborde une question qui souvent les passionne : les rapports conflictuels entre la culture arabe et la culture berbère. Plus léger, L’inspecteur Ali (1991) construit un personnage de romancier à succès à l’opposé de Chraïbi. Ce romancier participe à un congrès au Maroc, où le doyen de la faculté, qui n’a lu aucun de ses bouquins, souligne le paradoxe du fait que ces polars se vendent comme des petits pains sans aucun article dans la presse, alors que des livres comme La Civilisation, ma Mère !…, dont le doyen ne sait plus l’auteur, et que le romancier attribue facétieusement à… Tahar Ben Jelloun, ont donné lieu à des thèses de doctorat et des « pavés dans la presse », mais ne se vendent pas. Joli extrait pour un sujet de dissertation sur le roman. On retrouve le personnage dans Une enquête au pays, où le conflit entre les urbains occidentalisés et les berbères restés traditionnels tourne au tragique. Lecture assez difficile mais possible au lycée. En revanche, Les Boucs m’a paru un roman expérimentale impossible à comprendre pour des lycéens.

 En lecture complémentaire, essayer deux extraits de Portrait du colonisateur, d’Albert Memmi. Le premier sur la langue utilisée par les écrivains : « Les prochaines générations, nées dans la liberté, écriront spontanément dans leur langue retrouvée. Sans attendre si loin, une autre possibilité peut tenter l’écrivain : décider d’appartenir totalement à la littérature métropolitaine. Laissons de côté les problèmes éthiques soulevés par une telle attitude. C’est alors le suicide de la littérature colonisée. Dans les deux perspectives, seule l’échéance différant, la littérature colonisée de langue européenne semble condamnée, à mourir jeune. ». (Gallimard, 1957, Folio actuel, p. 128). Le second sur le rapport à la technologie. « Le petit Français, le petit Italien, ont l’occasion de tripoter un moteur, une radio, ils sont environnés par les produits de la technique. Beaucoup de colonisés attendent de quitter la maison paternelle pour approcher la moindre machine. Comment auraient-ils du goût pour la civilisation mécanicienne et l’intuition de la machine ? » (p. 133).

 Élise ou la Vraie Vie, de Claire Etcherelli constitue une bonne lecture complémentaire. De façon très différente, une femme découvre la vie.

 En avril 2010, création remarquable du site altersexuel marocain Mithly, précédée de l’association Kifkif.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Une étude érudite et passionnante des romans autobiographiques de Driss Chraïbi


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[1Voir l’analyse de cet aspect dans le document à télécharger signalé ci-dessus.

[2Le chapitre 8 propose une justification de ce titre : « Elle ne cherchait pas à savoir, mais à comprendre, à être et non à avoir ou posséder » (p. 84).

[3On rencontre ce même mot avec une variante orthographique dans Le Docker noir (Présence Africaine, 1956, p. 21) : « si je partais pour Tougueul (France), ils auraient pitié de moi, les toubabs » puis dans Les Bouts de bois de Dieu, d’Ousmane Sembène : « Les sous qu’ils ont eu de Tougueul, du Dahomey, de la Guinée et d’un autre pays dont j’ai oublié le nom, sont finis » (Pocket, 1960, p. 209). Un Glossaire du roman sénégalais, de Papa Samba Diop, présente ce mot wolof comme une contraction de « Portugal », et désignant par métonymie l’Europe et la France. S’agit-il de deux mots ou du même, ou est-ce une interpolation de Chraïbi ?

[4De même que la scène de doublage dans La Vie devant soi, de Romain Gary (Émile Ajar) ou la scène à l’Eden cinéma dans Un barrage contre le Pacifique, de Marguerite Duras.