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L’Amour au temps des rafles

Élise ou la Vraie Vie, de Claire Etcherelli

Éditions Denoël, 1967, réed. Folio 1982, 278 p.

mercredi 7 juillet 2010

Je n’avais jamais lu ce best-seller que la scolarité m’avait épargné (c’était la grande mode quand j’étais collégien). Lacune réparée. Élise ou la Vraie Vie, roman de la vie en usine, roman de la pauvreté, roman du racisme, est aussi un roman d’amour à la tonalité fassbindérienne (on songe à Tous les autres s’appellent Ali, film de 1974). Une belle écriture sobre nous attache aux pas évanescents des personnages dans ce contexte tragique. L’histoire est en partie autobiographique, comme nous l’apprend cette entrevue avec Claire Etcherelli en 1967.
On étudiera ce roman en troisième ou au lycée ; au lycée, pourquoi pas en lecture complémentaire de l’étude de Un Barrage contre le Pacifique de Marguerite Duras ? Les deux œuvres sont unies par les thèmes de la décolonisation, du racisme, de la découverte de l’amour par une jeune femme, et d’un amour fusionnel d’une sœur pour son frère (elle joue un rôle parental car ils sont élevés uniquement par une grand-mère). C’est un roman daté qui reste à lire et qui parlera à beaucoup de nos élèves parce qu’il ne ressemble à aucun autre.

Résumé

On passera le préambule en prolepse narrative, qu’il faudra relire après avoir terminé le roman. Lucien se marie très jeune avec Marie-Louise, jeune fille peu instruite. Ils emménagent serré dans l’appartement familial. Fasciné par Henri, un ami bourgeois, Lucien s’intéresse à la politique, s’engage avec les communistes contre la Guerre d’Algérie. Il a un enfant, mais trompe sa femme avec Anna, rencontrée au Parti. Elle prétend être enceinte (p. 53), mais on comprend plus tard dans les silences du récit que soit elle a avorté, soit elle avait menti. Pour échapper à Marie-Louise, Lucien part à Paris sans laisser d’adresse, et travaille dans une usine automobile. Élise abandonne belle-sœur et grand-mère pour rejoindre son frère à Paris et tenter d’y vivre « la vraie vie » (p. 60). Les conditions socio-économiques la contraignent bientôt à travailler à l’usine comme Lucien, dans des conditions difficiles. Elle contrôle le travail sur la chaîne, soumise aux cadences infernales et au harcèlement des petits chefs. Elle y découvre les ouvriers, français et immigrés, et le racisme qui les oppose, malgré les mots d’ordre généreux (« prolétaires de tous les pays… »). Elle sympathise avec Arezki, puis sort avec lui, dans un rapprochement très progressif, entravé par les difficultés inhérentes à la Guerre d’Algérie, d’autant plus qu’Arezki est impliqué dans le FLN, et subit à la Goutte d’Or, où il habite, les rafles de la FPA (Force de police auxiliaire). Attention : le mot n’est pas utilisé dans le texte. Élise partage enfin son amour entre son amant et son frère, dont elle prend conscience des petitesses et de l’égoïsme. Bien qu’elle soit sincèrement éprise d’Arezki, elle atermoie face à sa demande de retourner vivre avec sa grand-mère avec lui, ce qui mènera à une issue fatale.

Mon avis

Au-delà du réalisme autobiographique, de la vision du travail en usine, ce que l’on retiendra de ce beau roman, c’est l’émouvante évocation de la sexualité, de son intrication avec le politique : « moi aussi je suis ton Algérie », dit la pauvre Marie-Louise à Lucien. Les morceaux de bravoure ne manquent pas, qu’on a envie de proposer en lecture analytique. Le portrait de Lucien qui néglige son apparence (p. 65/67) fait penser au « Café du matin » de Jacques Prévert. La découverte de l’atelier 76 de l’usine d’autos (p. 76, justement dans cette édition !). L’attitude sexiste des hommes à l’usine quand une femme apparaît : « Des bestiaux qui voient la femelle » (p. 83). Le malentendu avec l’ouvrier qui la croit raciste parce qu’elle a oublié de dire bonjour (p. 91). Un chiasme : « J’espérais que mon corps s’habituerait à la fatigue, et la fatigue s’accumulait dans mon corps » (p. 96). L’inhumanité de l’usine : « Être malade n’était pas si simple. Ça n’était pas prévu. » (p. 101) ; les tentatives inutiles d’Élise pour ne pas signaler les fautes de ses camarades algériens (p. 107/108). Vision de la chaîne à l’usine (p. 120). Le racisme : « c’était honteux qu’un ouvrier fût raciste et traitât l’autre de raton » (p. 127). Les efforts de coquetterie des femmes contre la clochardisation (p. 135). Les motivations antiracistes de Lucien : « si je ne travaillais pas avec les crouillats et les nègres » (p. 137). L’attitude d’ouvrières blanches racistes : « Le moindre de ses gestes avait un prolongement érotique dont elle paraissait inconsciente ; elle s’exposait, telle une appétissante sucrerie, au regard de sous-alimentés, et se dérobait à leur fringale » (p. 151). Les fautes d’orthographe émouvantes des immigrés : « VIVE LA LEGERI » (p. 163). La coexistence des riches et des pauvres (p. 166), qui rappelle un passage du Barrage contre le Pacifique. Les visites émouvantes et impressionnistes de Paris (p. 181, puis 269). Le franc-parler d’Arezki : « ses bruits furieux et stridents provoquaient en lui une excitation sexuelle » (p. 184). Son portrait (p. 196). Un parallèle incestueux Arezki / Lucien (p. 221). Les ouvriers rembarrent Lucien qui les harangue, parce qu’ils savent qu’il a « lâché sa femme » (p. 229). Scène de liesse solaire à l’usine, et mécanisme du racisme (p. 235). Élise porte un regard sans concession sur les ouvriers blancs normopathes qui finissent par manifester contre la guerre : « Je ne comprenais pas encore qu’ils étaient là, éternels suiveurs de la vague, quel que soit le vent qui la soulève. » (p. 260). Voici un bel euphémisme de la torture : « Il savait qu’un jour on l’arrêterait et que son tour viendrait de savoir se taire » (p. 273).

« Ellipse ou la Vraie Vie » 

« Je connus le plaisir du donner du plaisir » (p. 247) : jolie ellipse euphémisante en forme de vers blanc pour ne pas raconter le dépucelage d’Élise [1]. On songe aux ellipses stendhaliennes du passage à l’acte. C’est « Ellipse ou la Vraie Vie » ! Pourtant l’érotisme (et le mot) est présent, mais la narratrice est pudique, comme si elle voulait nous faire ressentir le mal que la promiscuité de la vie ouvrière fait à l’amour. Au début du livre, la grande sœur avait dormi dans le lit de la grand-mère pour laisser la seule chambre à son frère, à la puberté. Peut-on s’étonner qu’à 28 ans, elle connaisse l’amour pour la première fois ? Quant à Lucien, certes il se comporte en beau salaud, mais c’est parce qu’une conception de l’amour s’est imposée à lui, dont il ne voulait pas, sans le savoir au début. Sans doute fallait-il le mariage pour coucher avec Marie-Louise, et l’enfant suit sans qu’on y pense. Le livre compose une image terrible de l’hétérosexualité : « Anna met Henri comme un baume sur une plaie. Ses amants successifs n’auront été que cela, des pansements sur une blessure, celle de la vie, mal construite, congénitalement boiteuse. Mais après chaque homme, la plaie bée davantage. » (p. 275).

 Lire un extrait de ce roman dans cet article. Lire Le Docker noir, d’Ousmane Sembène (1956), roman social dont l’action se passe à Marseille à la même époque.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Une analyse du livre


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[1Voir aussi le vers blanc final : « Je me retire en moi, mais je n’y mourrai pas ».