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Un film transgenre
Louise-Michel, de Benoît Delépine et Gustave Kervern
Film sorti en 2008.
jeudi 19 février 2009
Louise-Michel avec un trait d’union n’a de rapport avec Louise Michel l’institutrice anarchiste que la célèbre photo qui la montre au générique. Quant à la citation de la comptine également au générique : « Maintenant que nous savons / que les riches sont des larrons / si notre père, notre mère / n’en peuvent purger la terre, / nous quand nous aurons grandi, / nous en ferons du hachis », c’est aller vite en besogne que de l’attribuer à Louise Michel. Elle est extraite d’un recueil intitulé Rondes pour récréations enfantines, signé du pseudonyme « Louise Quitrime », et il faudrait s’adresser à un spécialiste pour savoir si les deux Louise n’en font qu’une. Ce qui m’intéresse dans ce film c’est le mélange des genres qui en fait un film transgenre, à l’image de ses deux rôles principaux. Louise Michel elle-même, si l’on observe attentivement les photos disponibles, révèle une apparence pour le moins androgyne, comme en témoigne notamment la photo en fédéré(e) de la Commune.
Les premières scènes tranchent au vif du sujet : une usine vieillotte de textile est en difficulté en Picardie ; elle ferme ses portes de façon brutale, ne laissant aux femmes employées que 100 € d’indemnité par année d’ancienneté. Les salariées décident de mettre en commun lesdites indemnités. On propose divers projets, mais c’est celui de Louise (Yolande Moreau) qui recueille l’unanimité : engager un tueur pour buter le patron. Louise en réalité est Jean-Pierre, ex-taulard, assassin obligé de changer d’apparence pour se réinsérer. Elle tente de renouer avec un ancien camarade, mais il est rangé des voitures, alors elle trouve par hasard Michel, tueur raté qui accepte de se charger de la besogne. On apprend incidemment que Michel est en réalité Cathy, dont le changement de sexe a fait le désespoir de ses parents. Au regard de la problématique altersexuelle, Michel et Louise sont transgenres FtM et MtF, tous les deux au demeurant hétérosexuels, et d’ailleurs ils finiront par succomber à leurs charmes réciproques. Une ouvrière peut donc cacher un tueur, et un tueur cacher une midinette.
Hommage à Tati
Le film de nos deux complices est un hermaphrodite cinématographique : film social, film comique, road-movie, comédie d’amour, film noir… Je retiendrai l’hommage à Jacques Tati, dont le film Playtime me semble avoir inspiré un certain nombre de scènes. L’univers aseptisé de Playtime est inversé : l’usine de Louise-Michel est sale, vieillotte, à l’opposé des bureaux flambant-neuf et déshumanisés de Playtime. Cependant, le labyrinthe de ces bureaux est repris par la scène du campement de caravanes où loge Michel : celui-ci s’y perd comme M. Hulot dans les bureaux, et de fait son bureau est installé dans une caravane. L’inamovible imperméable de M. Hulot est repris par le personnage de Louise-Jean-Pierre, qui ne le quitte pas du début à la fin du film. Quant à la scène accélérée de la poursuite sur l’île de Jersey, elle reprend les scènes de circulation automobile dans Playtime. Le patron marchant sur son tapis roulant tout en passant des ordres de bourse est aussi une allusion aux innovations technologiques incongrues du film de Tati. Il en va de même du jardin protégé du patron, caricature de capitaliste, dont un larbin après avoir été assassiné, tourne en rond en tondant la pelouse, symbole même de ce capitalisme dévoyé. Le personnage de Louise, qui ne s’exprime que par borborygmes et phrases expéditives, est un hommage au film quasi-muet de Tati.
Les sans-grade
Sous couvert d’humour, le film dénonce l’aliénation dont sont l’objet « les petits, les sans-grade ». Ce sont les femmes ouvrières (qu’on ne voit jamais en famille, toujours seules), mais aussi les malades en fin de vie (dont Michel se sert comme tueurs à gage en spéculant sur leur mort prochaine, à l’extrême limite du mauvais goût), et les transgenres, puisque avant que le hasard les réunisse, Louise et Michel étaient voués à la solitude absolue du fait de leur particularité. Le film est à prendre au nième degré, bien sûr, et chacun trouvera midi à sa porte. Mais cette recherche désespérée du méchant patron vrai responsable du malheur individuel, toujours insaisissable derrière ses sociétés-écrans, est placée, ne l’oublions pas, sous l’égide de Louise Michel, qui n’est sans doute pas la Ségolène Royal du XIXe siècle ! Chaque spectateur interprètera à sa manière les figures transgenres de Louise et Michel. Aliénation du patronat qui menace l’identité du travailleur dans ce qu’elle a de plus intime, comme le pense Aurélien Ferenczi pour Télérama ; ou au contraire, libre choix du genre comme ultime bastion de résistance de l’identité menacée par l’uniformisation mondialiste ? La scène de la chasse au lapin, où Louise capture puis dévore cru un lapin piégé dans un attaché-case, donnera lieu aux interprétations fantasmatiques les plus diverses. Elle répond à la scène du début où Louise se fait relancer à domicile par le bras droit du patron qui la rackette en abusant de son secret. Elle lui demande si elle peut plumer son pigeon pendant qu’il fait ses affaires, annonce symbolique de la suite où effectivement elle va faire plus que plumer les patrons devenus pigeons. Beaucoup de scènes fonctionnent au niveau symbolique, comme celle où l’enfant gronde Louise qui a mal fait ses devoirs (il tente de lui apprendre à lire). En tout cas un film hors-normes, réjouissant, déroutant. Transgenre, quoi !
– Voir un film du même duo de réalisateurs, évoqué dans l’article sur La mise en abyme au cinéma.
– Le présent article a été repris (sans autorisation) dans une brochure PDF réalisée pour la promotion du film (en fait c’est une fiche fait par un cinéma de Saint-Étienne, annexée à la brochure). J’en suis très honoré !
Voir en ligne : Site officiel du film
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