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Un essai indispensable pour comprendre la question palestinienne

Comment le peuple juif fut inventé, de Shlomo Sand

Champs Flammarion essais, 2008

mercredi 10 janvier 2018

De retour d’un voyage en Palestine et Israël, j’avais l’impression de pédaler dans la choucroute du complexe israélo-palestinien, jusqu’à ce que des amis bien intentionnés me recommandassent la lecture de Comment le peuple juif fut inventé de Shlomo Sand (traduit de l’hébreu, Champs essais, 2008). Le livre faisant l’objet d’un résumé sérieux sur Wikipédia, je me contenterai d’en recopier des extraits, assortis de brefs commentaires.

Postsionisme

L’auteur s’inscrit dans le courant postsioniste des Nouveaux Historiens israéliens, c’est-à-dire ceux qui considérant que l’existence de l’État d’Israël n’est plus en danger, il serait temps d’envisager les moyens d’une paix durable, passant par la reconnaissance d’un État palestinien. Si l’ouvrage de 600 pages est dense et pèse son poids d’érudition, la préface et l’avant-propos sont déjà clairs, et c’est surtout eux que je citerai ici pour vous inciter à vous taper ce pavé indispensable. Ainsi ce paragraphe de la préface résume-t-il parfaitement le problème : « En ce début du XXIe siècle, l’esprit de ses lois fait qu’Israël doit encore répondre aux besoins des juifs du monde, et non pas de ceux des Israéliens, qu’il doit œuvrer pour le bien des descendants imaginaires d’un « ethnos », plutôt que pour celui des citoyens qui vivent sur son sol et s’expriment dans la langue du lieu. Toute personne née d’une mère juive peut, effectivement, « sans éprouver d’appartenance au peuple », demeurer en toute quiétude à New York ou à Paris, tout en ayant l’assurance qu’Israël lui appartient, même si elle n’a aucune intention de venir s’installer sous sa souveraineté. Parallèlement, celui qui n’est pas issu du monde juif, et qui pourtant est né et réside en permanence à Jaffa ou à Nazareth, ressentira toujours que l’État dans lequel il vit s’oppose constamment à lui. » Mais il précise une spécificité de l’université israélienne, qui compte, à côté des « départements d’histoire générale » dont il fait partie, des « départements d’histoire du peuple d’Israël », qui ne sont guère affectés par le postsionisme, et semblent fonctionner en vase clos, sur le principe d’une laïcisation de la religion (à ce sujet l’auteur parle d’« hémiplégie », p. 48). « Ce livre peut à juste titre être qualifié de « non sioniste » ; je ne l’ai effectivement rédigé ni d’un point de vue national, ni animé d’une idéologie antinationale. Je ne me définis pas comme « antisioniste », car ce qualificatif a revêtu, au fil des ans, le sens d’un rejet fortement prononcé de la reconnaissance de l’existence de l’État d’Israël. Cependant, je refuse également de m’affirmer sioniste, et ce pour une raison bien simple : le sens minimal que l’on peut de nos jours conférer au terme « sionisme » impliquant la reconnaissance de l’État d’Israël comme l’État des juifs du monde entier, et non pas celui de tous les citoyens qui y vivent. Aussi et faute de mieux, je m’appliquerai la définition de « post-sioniste » ; en effet, je prends acte, comme fait historique, d’une partie des résultats de l’entreprise sioniste, à savoir le fait que s’est constituée une société israélienne. J’aspire profondément, toutefois, à ce que son entreprise d’expansion territoriale et de colonisation soit enrayée, mais, aussi et surtout, j’espère contribuer à changer le caractère ethnocentrique et antidémocratique de cet État. » (p. 13). L’auteur utilise une métaphore radicale pour expliciter sa position. Il cite une réponse qu’il fit après avoir été interpellé lors d’une conférence : « comment […] puis-je continuer à vivre en Israël, et à exiger sa reconnaissance par les Palestiniens ? Poussé dans mes retranchements, j’ai spontanément répondu que l’enfant né d’un viol a tout de même, lui aussi, le droit de vivre. On ne corrige pas une tragédie en en créant une nouvelle. Il nous incombe de faire prendre conscience à l’enfant des circonstances de sa naissance, et de l’empêcher de reproduire les agissements de son père. » Et vers la fin de cette préface à la nouvelle édition : « comment ne pas rejeter avec indignation une identité qui cherche, à tout prix, à se différencier de l’autre et, en l’occurrence, du non-juif ! Comment ne pas réfuter une identité qui fixe, de façon déterministe, qui est juif, et refuse de reconnaître le droit d’un homme à se définir comme il l’entend ! Et, s’agissant d’Israël, comment ne pas récuser la solidarité de la majorité juive qui s’obstine à vouloir se différencier de la minorité non juive à laquelle elle fait subir une ségrégation, et, au nom d’un passé imaginaire, dépouille de leur terre ceux qui vivent sous son occupation militaire !
Le racisme et le séparatisme juifs d’aujourd’hui ne résultent pas uniquement des persécutions et des souffrances subies ; ils se nourrissent, copieusement, de mythologies et d’historiographies ethnocentristes qui, venues de loin, continuent de façonner la mémoire collective. » Vers la fin de l’ouvrage, Shlomo Sand regrettera l’hypertrophie des recherches sur les persécutions, qui occulte la mémoire des cultures juives : « Si l’on pense à l’ampleur de l’investissement que les producteurs de mémoire en Israël consacrent à la commémoration de l’instant de leur mort, comparée à l’effort minime consacré à préserver la mémoire de la richesse de leurs vies (ou de leurs misères, tout dépend du point de vue) et de l’effervescence du Yiddishland avant que le massacre innommable n’y mette un terme, on en tirera des conclusions pessimistes sur le rôle politique et idéologique de l’historiographie moderne. »

Le mythe du retour à l’« Eretz Israël »

L’avant-propos introduit des parcours de vie, qui se révèlent un kaléidoscope des diverses expériences de l’auteur, en Israël et en France, qui ont façonné sa position : « L’expérience personnelle vécue par l’historien intervient certainement dans le choix de ses champs de recherche » (p. 41). Il évoque notamment son amitié ancienne avec le poète Mahmoud Darwich (cf. cet article).
Pour le développement de la thèse, je renvoie à l’article de Wikipédia et ne citerai que quelques extraits. Le livre commence par une historiographie chronologique des ouvrages sur le « peuple juif », et remarque judicieusement : « L’histoire n’en est pas à une ironie près : il fut un temps en Europe où celui qui affirmait que les juifs, du fait de leur origine, constituaient un peuple étranger était désigné comme antisémite. Aujourd’hui, a contrario, qui ose déclarer que ceux qui sont considérés comme juifs dans le monde ne forment pas un peuple distinct ou une nation en tant que telle se voit immédiatement stigmatisé comme « ennemi d’Israël » (p. 55).
« Israël persiste à se déclarer comme l’État juif appartenant aux juifs du monde entier, alors même que ceux-ci ne sont plus des réfugiés persécutés mais des citoyens de plein droit, vivant en parfaite égalité avec les habitants des pays où ils ont choisi de continuer à résider. Cette dérogation profonde au principe sur lequel se fonde la démocratie moderne, et le maintien d’une ethnocratie sans frontières pratiquant une sévère discrimination à l’encontre d’une partie de ses citoyens, continuent de trouver leur justification dans le mythe de la nation éternelle, reconstituée pour se rassembler, un jour, sur la « terre de ses ancêtres ». » (p. 56).
Parmi les auteurs importants qui ont contribué progressivement au mythe du retour à l’Eretz Israël (terre d’Israël), Heinrich Graetz (1817-1891) « bien qu’il n’eût jamais vraiment été sioniste, forgea le modèle national d’écriture de l’histoire des « Juifs » (avec un « J » majuscule) » (p. 149). Cette citation est notable car elle répond à de fréquents dilemmes de professeurs de français : doit-on écrire « un juif » comme « un musulman », « un chrétien », ou bien « un Juif » comme « un Arabe » ? Eh bien la réponse de Sholomo Sand est « un juif », car la notion de peuple – au sens ethnie – juif, est un mythe.
« La Mishna et le Talmud étaient les textes juifs en usage et la Bible n’était diffusée que par passages, sans continuité narrative, lors de la lecture des versets de la semaine à la synagogue. L’Ancien Testament pris dans son entier restait en fait le livre caractéristique des karaïtes dans le lointain passé et des protestants au début des temps modernes. Pour la majorité des juifs, il fut, pendant des siècles, considéré comme un ensemble d’écrits sacrés d’origine divine, qui n’était pas vraiment accessible sur le plan spirituel, tout comme la Terre sainte ne faisait pratiquement pas partie, dans leur univers religieux, de leur espace de vie réel sur la terre. » (p. 153).
Heinrich Graetz provoque la colère du prestigieux historien prusso-allemand Heinrich von Treitschke (1834-1896), dont la proposition paradoxalement sioniste montre que c’est dans l’opposition de deux nationalismes que naîtra cette idée : « Mais si cette arrogance raciale s’affiche sur la place publique, si le judaïsme exige même une reconnaissance nationale, alors le fondement légal sur lequel se fonde l’émancipation s’effondre. Pour réaliser de tels souhaits il n’y a qu’un moyen : l’émigration, la création d’un État juif, quelque part, hors de notre pays, qui verra bien par la suite s’il obtiendra la reconnaissance d’autres nations. Il n’y a pas la place sur la terre allemande pour un double nationalisme. Les Juifs n’ont pris, jusqu’à récemment, aucune part au labeur millénaire de la construction des États allemands. » (p. 167 ; notons le J majuscule). Cette polémique entraîna des excès antisémites, suivis d’une pétition de 75 intellectuels allemands opposés à cette vague, parmi lesquels l’historien Theodor Mommsen, spécialiste de Rome, qui déclarait : « Sans aucun doute, les juifs, qui constituèrent dans l’ancien Empire romain un élément de démantèlement national, serviront de même d’élément désagrégateur de la tribalité allemande. Il faut donc se réjouir que, dans l’alliance allemande, où les tribus se sont mélangées plus qu’ailleurs, les juifs prennent une position dont on ne peut qu’être jaloux. Je ne considère en aucune façon comme une catastrophe le fait qu’ils agissent efficacement dans cette direction depuis des générations, et d’une façon générale, je crois que Dieu […] a compris pourquoi il fallait un pourcentage spécifique de juifs pour fabriquer l’acier allemand. »

Quand la Bible a-t-elle été écrite ?

Shlomo Sand revient sur la polémique de la datation de l’écriture de la Bible, et comment a été reconnu, grâce à l’archéologie, à l’épigraphie et à la philologie, le fait que la Bible n’a pas été rédigée il y a 4000 ans, mais bien plus tard : « On remit d’abord en cause la représentation historique de la « période des patriarches ». Cette période, qui, pour des raisons d’« antiquité ethnique », avait été si chère à Doubnov, à Baron et à tous les historiens sionistes, faisait à présent l’objet de nombreuses interrogations. Abraham a-t-il émigré à Canaan vers le XXIe siècle ou le XXe siècle avant J.-C, comme la chronologie biblique le laisse entendre ? Les historiens sionistes avaient bien, jusque-là, supposé que la Bible avait un peu exagéré dans la longévité miraculeuse d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Mais l’important acte d’émigration de l’« aïeul du peuple juif » découlait, on le sait, de la promesse qui lui avait été faite de favoriser le déploiement de sa descendance en Canaan, d’où la tendance immanente à préserver le noyau historique de la première « montée » en Israël.
Dès la fin des années 1960, Mazar, l’un des pères de l’archéologie nationale, avait dû se confronter à une question préoccupante. Les récits des patriarches font allusion aux Philistins, aux Araméens et à une profusion de chameaux. Cependant, tous les témoignages archéologiques et épigraphiques s’accordaient sur le fait que les Philistins n’étaient pas apparus dans la région avant le XIIe siècle avant J.-C. Les Araméens, qui tiennent dans la Genèse un rôle non négligeable, ne sont cités, dans toutes les inscriptions trouvées au Moyen-Orient, que depuis le début du XIe siècle, et leur présence ne devient significative qu’à partir du IXe siècle. Quant aux chameaux, ils constituaient également un gros problème. Ils n’étaient apparus dans la région en tant qu’animaux domestiques qu’au début du premier millénaire avant J.-C, et en tant que bête de trait pour le commerce qu’à partir du VIIIe siècle avant J.-C. Mazar, qui cherchait à préserver l’essence historique de la Bible, dut sacrifier sa chronologie et « déplacer » les récits des patriarches à une période plus tardive ; il arriva à la conclusion qu’ils « semblent correspondre en règle générale à la fin de la période des juges et au début de la royauté. »
D’autres chercheurs non israéliens avec à leur tête l’audacieux Américain Thomas Thompson […] proposèrent à la place de considérer l’ensemble des récits des patriarches comme un recueil d’inventions littéraires tardives de théologiens brillants. En effet, la profusion de détails, de références et de noms – ceux des tribus et des peuplades voisines – montre que nous ne nous trouvons pas devant un vague mythe populaire reproduit et « amélioré » avec le temps, mais que nous avons affaire à une écriture idéologique consciente d’elle-même, apparue plusieurs siècles plus tard. Plusieurs noms cités dans la Genèse sont en fait apparus au VIIe et même au VIe siècle avant J.-C. » (p. 227).
Autre paradoxe : le mythe de l’exil aurait été repris par les juifs aux chrétiens, comme une sorte d’appropriation du stigmate : « De nombreux autres chrétiens lui emboîtèrent le pas, croyant que le séjour des juifs en dehors de la terre qui leur était sainte découlait de leurs péchés et en était la preuve irréfutable. Dès le IVe siècle après J.-C, le mythe de l’exil fut récupéré et intégré à la tradition juive. » (p. 257). Au point que « Une série de commandements rabbiniques interdirent toute tentative pour précipiter la venue de la rédemption et, par conséquent, l’émigration vers la source à partir de laquelle elle était supposée se révéler et se répandre. Trois fameux serments constituaient les interdits religieux les plus importants. On les retrouve dans le Talmud de Babylone, qui précise : « À quelles [actions] ces trois serments seront-ils [appliqués] ? L’un dicte aux Juifs qu’ils ne doivent pas converger vers [Sion] en un mur [par la force]. […] [Cela] mena à l’acceptation de l’exil comme un commandement divin à ne pas transgresser. Il était interdit de précipiter la fin et de se rebeller contre la divinité, de sorte que la masse des fidèles en vint à vivre l’exil non pas comme une situation réelle temporaire qui pouvait changer à la suite d’une émigration vers une région de ce monde, mais plutôt comme un état définissant la totalité de l’existence dans le monde temporel d’ici-bas ». (p. 261).
Shlomo Sand explique que les Judéens ne furent pas exilés, mais qu’ils partirent progressivement, de leur propre fait, soit à cause de la politique de l’Empire romain qui « rogna et limita le pouvoir du royaume de Judée », soit du fait de l’arrivée des musulmans : L’intrusion, au VIIe siècle de notre ère, des guerriers du désert et leur conquête par les armes des terres appartenant aux Judéens changèrent la démographie du pays. Il est bien connu que la confiscation des terres commença avec les restrictions imposées par Hadrien au IIe siècle de l’ère chrétienne, et l’arrivée des musulmans ne fit qu’accélérer le processus, de sorte que les Judéens furent poussés à partir et remplacés par « la nouvelle majorité nationale en voie de constitution dans le pays » ». (p. 269).
Ben-Zion Dinur (1884-1973) fut historien, sioniste, et devint ministre de l’Éducation et de la Culture d’Israël, à quel titre il imposa ses thèses dans les écoles. Il « accueillait avec une certaine sympathie le mythe chrétien et, par la suite, antisémite concernant le juif errant qui ne trouvait jamais le repos. Ainsi délimitait-il les contours de l’identité juive non pas selon la définition d’une minorité religieuse ayant vécu pendant des centaines d’années au sein d’autres cultures religieuses dominantes, parfois opprimantes et parfois aussi protectrices, mais selon le profil identitaire d’un corps ethnique-national étranger en mouvement perpétuel et condamné à errer sans fin. Seule la perception de l’Exil sous cette forme pouvait faire acquérir à l’histoire de la dispersion juive sa continuité organique, et elle seule pouvait aussi éclairer et justifier « le retour de la nation à son creuset formateur ». (p. 270). Shlomo Sand remarque que la question de l’expulsion « n’a jamais été traitée et n’a produit aucune recherche approfondie » (p. 274). Il s’emploie à contester la conviction selon laquelle « L’idée que la religion juive ne s’est jamais livrée au prosélytisme est profondément ancrée au sein du grand public, avec celle selon laquelle, quand de temps en temps des non-juifs rejoignaient les rangs du « peuple juif », celui-ci les acceptait visiblement sans réelle bonne volonté » (p. 287).

Diaspora ou conversions ?

Pour résumer les explications de Shlomo Sand, ce qui se passa en Judée fut une série de conversions des paysans, d’abord au christianisme lorsque celui-ci « accéda au pouvoir au début du IVe siècle » (p. 337), puis à l’islam à partir du VIIe siècle, notamment pour échapper à l’impôt, mais aussi parce que l’islam proposait une égalité entre les citoyens musulmans, convertis ou non. Cette conception selon laquelle les fellahs Palestiniens étaient descendants des fellahs juifs, eut brièvement cours dans les débuts du sionisme, avant d’être remplacée par le mythe de l’exil des juifs, chassés par une population de conquérants arabes. « Les « expatriés », les « expulsés » ou les « fugitifs émigrés » prirent le chemin d’un long et douloureux exil et, selon la mythologie nationale, errèrent sans fin à travers les continents pour atteindre les recoins les plus éloignés du monde et enfin, avec l’avènement du sionisme, faire demi-tour et rentrer en masse dans leur patrie abandonnée. Cette patrie, de ce fait, n’avait jamais appartenu aux Arabes « conquérants » mais elle revenait de droit aux juifs, « une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». » (p. 359). « Il ne serait pas abusif de soutenir que la Palestine/terre d’Israël connut un certain processus de conversion modéré sur la longue durée, évoluant parallèlement à la « disparition » de la majorité juive » (p. 348). Ce mythe était renforcé par la tendance des juifs convertis et de leur descendance à effacer les traces de leur paganisme, en prétendant qu’ils avaient un lien généalogique avec les juifs de Judée.
En ce qui concerne le nom de « Palestine », voici une précision utile : « le pays de Judée, appelé « Palestine » depuis le IIe siècle de notre ère par les gouverneurs romains et leurs divers successeurs, et que les Sages de la tradition juive commencèrent, par réaction et en guise de défense, à nommer pour la première fois – entre autres noms – la « terre d’Israël ». » (p. 340).
Dans son panorama des juifs de conversion, Shlomo Sand évoque entre autres la Kahina : « Ibn Khaldoun revient en divers endroits sur la saga de l’opposition à la conquête musulmane menée par la reine des monts de l’Aurès, Dihya-el-Kahina. La dirigeante berbère convertie au judaïsme était connue pour ses dons de voyante pythonisse, ce qui explique son titre de « prêtresse », Kahina, issu de la racine hébraïque « Cohen » et introduit par le biais des Puniques ou des Arabes. » (p. 389). Mieux, « La conquête musulmane qui se mit en marche en l’an 711 de notre ère [en Espagne] se fit principalement avec la participation de bataillons berbères, et il ne serait pas abusif de supposer qu’ils comptaient dans leurs rangs un grand nombre de judaïsants qui vinrent gonfler les effectifs démographiques des communautés juives plus anciennes. » (p. 400).

Des pages passionnées sont consacrées aux Khazars, peuple disparu d’Asie centrale qui avait adopté la religion juive. Cette partie du livre a été la plus contestée, car de nombreux « historiens » sionistes tiennent mordicus à ce que tous ces juifs soient venus en chameau-scooter de la Judée antique. Arthur Koestler publia à leur sujet La Treizième tribu en 1976, un livre où il défendait la thèse selon laquelle « les ancêtres de ces juifs ne venaient pas des bords du Jourdain, mais des plaines de la Volga, non pas de Canaan, mais du Caucase, où l’on a vu le berceau de la race aryenne ; génétiquement, ils seraient apparentés aux Huns, aux Ouïgours, aux Magyars, plutôt qu’à la semence d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. S’il en était bien ainsi, le mot « antisémitisme » n’aurait aucun sens : il témoignerait d’un malentendu également partagé par les bourreaux et par les victimes. » (p. 452). Ce livre ne fut traduit en Hébreu que de façon honteuse, longtemps après la mort de l’auteur, qui subit les pires insultes pour avoir osé défendre cette thèse : « Il ne réalisa pas non plus combien la férocité des réactions des sionistes d’après 1967 pouvait ressembler à celle des staliniens : pour les deux mouvements, il devint un traître incorrigible. » (p. 453).
Une phrase m’a accroché : « musulmans et chrétiens servaient dans l’armée du Kagan et même ils en étaient exemptés quand ils auraient eu à affronter leurs coreligionnaires » (p. 424). L’auteur n’y fait pas allusion, mais on pense bien sûr à la discrimination pratiquée contre les Arabes israéliens qui ne peuvent intégrer l’armée.

Théories racistes génétiques juives

Le chapitre V est consacré aux délires de prétendues études scientifiques sur le « gène juif ». Bien qu’il ne fasse pas ce rapprochement, cela me fait penser aux études du même tonneau qu’on voit régulièrement fleurir dans la presse même sérieuse sur le « gène du crime » ou le « gène de l’homosexualité », etc. Ces théories ont un point commun gênant avec le nazisme, et le 1er chapitre avait démontré que c’est la montée des nationalismes en Europe qui a entraîné par réaction l’adoption de thèses mimétiques chez les sionistes. Un certain Max Nordau (1849-1923) se demandait « si les juifs étaient depuis le début de petite taille, ou si c’étaient leurs conditions d’existence qui les avaient à ce point affaiblis et atrophiés », ce qui le pousse à encourager la gymnastique : « Dans aucune race ni aucun peuple la gymnastique ne remplit de rôle éducatif aussi important qu’elle doit le faire parmi nous, les Juifs. Elle doit nous redresser tant sur le plan corporel que mental. » (p. 488). Vladimir Jabotinsky (1880-1940) surpassait Nordau dans cette rhétorique : « L’essence de la nation, l’alpha et l’oméga de son caractère distinctif, réside dans son apanage physique spécifique, dans la formule de sa composition raciale. [...] En dernière analyse, lorsque l’écorce formée par l’histoire, le climat, l’environnement naturel et les influences extérieures s’écale, la « nation » se réduit à son noyau racial. » (cité p. 491). Malgré l’idée des origines communes, la racisme n’est pas absent de la rivalité ashkénazes / sépharades, un certain Arthur Ruppin (1876 - 1943) put écrire : « C’est peut-être en raison de ce sévère processus de sélection que les Ashkénazes sont aujourd’hui supérieurs, sur le plan de l’action, de l’intelligence et des capacités scientifiques, aux Sépharades et aux Juifs des pays arabes, en dépit de leurs origines ancestrales communes. » (cité p. 495). Shlomo Sand cite plusieurs livres niant cette idée de « race juive » publiés entre 1960 et 2005, qui ne furent ni traduits ni commentés en Israël. Il cite cependant « un doctorat mené dans le cadre de l’université de Tel-Aviv » par Nurit Kirsh, qui « a analysé les débuts de la recherche génétique en Israël. Ses conclusions sont catégoriques : la génétique, comme l’archéologie dans les années 1950 en Israël, était une science biaisée entièrement dépendante d’une conception historique nationale qui s’efforçait de trouver une homogénéité biologique au sein des juifs dans le monde. Les généticiens avaient intériorisé le mythe sioniste et, par un processus semi-conscient, cherchaient à lui adapter les résultats de leurs recherches. » Une citation caractérise bien toute cette pseudo-science : « Comme l’a dit le généticien israélien Raphaël Falk, tout le travail du chercheur britannique a consisté à « tirer d’abord les flèches, et à placer les cibles en fonction d’elles » (p. 514). Mieux encore, ceci qui pourrait abonder un cours sur « L’homme et la science » en Première : « En 1940, Walter Benjamin racontait l’histoire du célèbre automate (surnommé le Turc) qui jouait aux échecs et impressionnait toujours son public par l’exactitude de ses manœuvres. Sous la table se cachait un nain bossu qui dirigeait le jeu avec brio. Dans l’imagination fertile de Benjamin, l’automate représentait en quelque sorte la pensée matérialiste, et le nain caché la théologie : à l’ère du rationalisme moderne, la foi honteuse était aussi obligée de se cacher.
On peut appliquer cette comparaison à la culture de la science de la biologie en Israël, et à la scène publique où elle s’expose chaque jour : l’automate de la science génétique ne joue qu’en apparence sur l’échiquier. La vérité est que, dans les faits, le petit bossu, c’est-à-dire l’idée traditionnelle de la race, qui doit se cacher pour être en accord avec le discours « politiquement correct » universel, continue de diriger le spectacle amusant des chromosomes. » (p. 526). Une brillante antimétabole résume le propos : « En définitive, les combats pour l’indépendance politique ont formé des peuples beaucoup plus fréquemment que des « peuples » n’ont entrepris des luttes nationales. » (p. 529). Shlomo Sand explique ensuite que ces théories sont consubstantielles à la création de l’État d’Israël, jusqu’à son nom, qui ne pouvait être « État de Sion » ni « État de Judée », parce que les habitants se seraient appelés « Sionistes » ou « Juifs », et que cela aurait fait que des Arabes auraient été déclarés tels ! Donc pour assurer la pérennité d’un peuple composé de juifs, même les laïcs ou athées se sont appuyés sur le rabbinat, et ont accepté de laisser aux religieux la maîtrise du mariage (autorisé seulement entre juifs). Selon l’auteur, une culture laïque s’est malgré tout développée en Israël, maîtrisée par les habitants non-juifs (qui parlent hébreu) et ignorée des juifs vivant dans d’autres pays (qui ne parlent pas souvent hébreu), mais personne ne reconnaîtra qu’il y a là une nation nouvelle autre que celle qui réunit les juifs du monde entier et ceux qui vivent en Israël. « L’absence de séparation entre l’État et le rabbinat en Israël n’est jamais venue de la puissance réelle de la religion, dont les fondements profonds et authentiques se sont au contraire amenuisés au fil des ans. Cette absence de séparation résulte directement, comme on l’a vu, de la faiblesse intrinsèque d’une idée nationale précaire qui, faute de mieux, a emprunté à la religion traditionnelle et à son corpus textuel la plupart de ses représentations et de ses symboles, dont elle est restée, pour cette raison notamment, entièrement prisonnière. » (p. 537). La conséquence de ces idées est néfaste, selon l’auteur. D’une part, « la balance migratoire israélienne devient par conséquent déficitaire, et le nombre d’habitants quittant le pays, au moment où ces pages sont rédigées, est plus important que le nombre de ceux qui frappent à ses portes » (p. 567). C’est-à-dire que les juifs de la diaspora, sans renoncer à la possibilité d’acquérir la nationalité israélienne, préfèrent vivre dans des pays plus démocratiques. Un nouvel exemple d’absurdité de la notion de « nationalité » dans l’État juif est donné : « la carte d’identité des citoyens israéliens qui, malheureusement pour eux, sont nés à Leipzig d’une mère « non juive » avant 1989 porte encore la mention « Allemagne de l’Est » à la case « nationalité » (p. 575). En fait le pouvoir israélien préfère mettre n’importe quoi dans cette case, y compris « Catalan » ou « Arabe », plutôt que de reconnaître une nationalité « israélienne » au lieu de « juive ».
L’ouvrage se termine sur des propositions à la fois utopiques et inquiètes : « Il est trop tard pour faire d’Israël un État-nation unifié et homogène ; il est donc nécessaire, parallèlement à une israélisation qui invite l’« autre », de développer une politique démocratique multiculturelle, semblable à celle qui existe en Grande-Bretagne ou en Hollande, qui procurerait aux Palestino-Israéliens, en plus d’une égalité totale, une autonomie évoluée et institutionnalisée. » […] « Vient enfin la question centrale, peut-être la plus problématique de toutes : dans quelle mesure la société judéo-israélienne sera-t-elle disposée à se débarrasser de son image profondément ancrée de « peuple élu », et est-il envisageable qu’elle cesse de se glorifier et d’exclure l’autre, soit au nom d’une histoire sans fondement, soit par le biais d’une science biologique dangereuse ? »

 Retour à l’article sur un voyage en Palestine et Israël. Voir aussi L’Humour juif, un peu de littérature israélienne, juive & arabe, et bien sûr la Bible.

 Le n°157 de Manière de voir du Monde Diplomatique intitulé Palestine. Un peuple, une colonisation, apporte des compléments à cette lecture. Il est d’ailleurs étonnant que Shlomo Sand n’y soit pas mentionné. Je relève Dans un article de Gilbert Achcar, une citation prémonitoire d’Edwin Samuel Montagu, le seul ministre britannique qui s’opposa à la Déclaration Balfour de 1917 (il était le seul juif du gouvernement) : « J’ignore ce que cela implique, mais je suppose que cela signifie que les mahométans et les chrétiens devront faire place aux juifs et que ces derniers seront favorisés et associés singulièrement avec la Palestine comme l’Angleterre l’est avec les Anglais ou la France avec les Français ; que les Turcs et les autres mahométans en Palestine seront considérés comme étrangers, tout comme les Juifs seront désormais considérés comme étrangers en tout lieu sauf en Palestine ».

Lionel Labosse


Voir en ligne : Article sur l’amitié entre Shlomo Sand et Mahmoud Darwich


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