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Un vieil air de Sicile, pour lycéens et adultes

Le Guépard, de Giuseppe Tomasi di Lampedusa

Le Seuil, 1958, 254 p., version épuisée.

mercredi 16 décembre 2009

À l’occasion d’un court voyage en Sicile (randonnée volcanique assez éloignée de la réalité économico-sociale de l’île), j’ai plongé un orteil (j’en ai d’ailleurs profité pour me le casser, cet orteil…) dans la littérature sicilienne. Je n’avais jamais réalisé à quel point les auteurs siciliens occupaient tant de place en Italie, de la fameuse école sicilienne patronnée par Frédéric II d’Hohenstaufen, le petit-fils de Frédéric Ier, les deux étant surnommés Barberousse [1], jusqu’aux contemporains fameux parmi lesquels Luigi Pirandello, Leonardo Sciascia, Giovanni Verga, Andrea Camilleri, sans oublier le musicien Vincenzo Bellini. J’ai commencé par le sublime roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, souvent abrégé en « Lampedusa », qui n’est pourtant que le nom de sa terre (comme Montesquieu pour Charles-Louis de Secondat, ou Khomeini pour Rouhollah Mousavi, en Iran). Un chef-d’œuvre dans lequel la sexualité tient une place de choix, même si elle ne sert finalement, par le mariage, que de courroie de transmission au pouvoir économique ou financier. Le roman a été inscrit au programme des terminales littéraires en 2007/08 et 2008/09, dans une nouvelle traduction disponible aussi en Points Seuil. J’ai utilisé la première traduction de Fanette Pézard. Après avoir présenté le livre, nous évoquerons l’adaptation cinématographique de Luchino Visconti.

Le Prince Salina, 50 ans, est symbolisé par le « Guépard » de son blason, héraldiquement rampant ou plutôt « dansant » (p. 16). À la faveur de la seconde phase du Risorgimento au sein de laquelle Giuseppe Garibaldi, débarquant en Sicile, accélère le processus d’unification jusqu’à la proclamation du Royaume d’Italie en 1861, le prestige du Prince s’effrite – les griffes du guépard s’émoussent – au profit de son jeune et fringant neveu Tancrède (dont il est aussi tuteur, son frère étant mort en faillite), qui participe à la révolution. La maison Salina s’alliera avec un des nouveaux hommes forts de la nouvelle Italie, un parvenu en voie de dégrossissement dont la fille Angélique a bénéficié de la meilleure éducation, et supplante dans le cœur et la raison sociale de Tancrède, la princesse Concetta, sa cousine à qui il était promis, devenue un moins bon parti. Cette page d’histoire est truffée de scènes et de réflexions truculentes qui montrent comment on passe d’une sexualité jouissive d’ancien régime à une plus grande hypocrisie sociale dans laquelle l’Église corsète les mœurs. Au début du roman, Salina se plaint de sa femme, et en prend prétexte pour se rendre au bordel ; il force d’ailleurs son confesseur à l’accompagner en ville : « Comment pourrais-je me contenter d’une femme qui, au lit, fait le signe de croix avant chaque étreinte, et qui, au moment le plus émouvant, ne sait que dire : « Jésus-Marie ! » Quand nous nous sommes mariés, quand elle avait seize ans, cela m’exaltait, mais maintenant… J’ai eu d’elle sept enfants, sept, et je n’ai jamais vu son nombril ! […] C’est elle, la pécheresse ! » (p. 32) [2]. Deux pages plus loin, l’auteur se permet une périphrase des plus coquines : au retour du Prince au foyer : « Vers l’aube, cependant, la Princesse eut l’occasion de faire le signe de la croix » (p. 34).
Le « prêtre de la maison », le père Pirrone, est traité en quasi domestique par le Prince, qui le reçoit en « costume d’Adam », prenant son bain. Le prêtre étant gêné, le Prince lui conseille de se baigner « aussi de temps en temps » (p. 68) ! Le passage de témoin avec Tancrède sera facilité par le renoncement de Salina à une offre de devenir sénateur. Il expose à cette occasion sa conception pessimiste de l’âme sicilienne : « Nous sommes des blancs autant que vous […] et pourtant depuis deux mille cinq cents ans, nous sommes une colonie » ; il voit la Sicile comme « une centenaire, poussée dans une voiture d’infirme à travers l’exposition universelle de Londres, qui ne comprend rien […] et qui aspire seulement à retrouver son engourdissement, ses oreillers mouillés de bave et le pot de chambre sous son lit » (p. 164).
Contrairement à sa fille, le Prince comprend que Tancrède incline vers Angélique : « [Tancrède] se laissait entraîner par l’attrait physique que cette femme magnifique exerçait sur sa fougueuse jeunesse, et aussi par l’excitation en quelque sorte arithmétique que provoque une fille riche dans la cervelle d’un homme pauvre et ambitieux » (p. 80). Les manières plus libres d’Angélique, qui choquent sa rivale aristocratique, séduisent le jeune « révolutionnaire ». La relation entre le Prince et son neveu est tendre et jalouse : « Cela provoquait en Salina un sentiment plutôt cocasse, tissé du coton de sa jalousie sensuelle et de la soie de sa satisfaction devant les succès du cher Tancrède » (p. 92). On songe au couple Carlos Herrera / Lucien de Rubembré dans Splendeurs et misères des courtisanes. Ce mariage d’affaire révèle au plus intime les changements sociaux : « Un jour […] il se surprit à regretter les possibilités des Fabrice Salina et des Tancrède Falconeri qui vivaient trois siècles plus tôt. Ils auraient satisfait leur envie de coucher avec les Angéliques de leur temps sans avoir à passer devant le curé » (p. 93).

Les détours de la politesse

La lettre de Tancrède à son oncle pour l’engager à entamer les démarches du mariage est une réjouissante page d’ironie, excellent extrait pour le thème du Détour au BTS.
« Avant même de révéler son secret, cette lettre en proclamait l’importance par de somptueux feuillets de papier glacé, par une calligraphie harmonieuse aux pleins et aux déliés soignés. Au premier coup d’œil, on y devinait l’aboutissement de bon nombre de brouillons incohérents. Le Prince n’y était pas appelé "Tonton", nom qui lui était devenu cher ; le sagace garibaldien avait employé la formule : "Très cher oncle Fabrice", qui possédait de multiples mérites : celui d’éloigner tout soupçon de plaisanterie dès le pronaos du temple, celui de faire comprendre à première vue l’importance de ce qui allait suivre, celui de permettre que l’on montrât la lettre à n’importe qui. Enfin un tel exorde semblait se rattacher à d’antiques traditions païennes, qui attribuaient le pouvoir d’un lien incantatoire au nom qu’on invoquait avec précision.
Le "très cher oncle Fabrice" était donc informé que son "très affectionné et dévoué neveu" était depuis trois mois la proie du plus violent amour ; que ni "les risques de la guerre" (lisez : les promenades dans le parc de Caserte) ni "les distractions sans nombre d’une grande ville" (lisez : les charmes de la danseuse Schwarzwald) n’avaient pu un seul instant éloigner de son esprit et de son cœur l’image de Mlle Angélique Sedara (ici, une longue profusion d’adjectifs exaltait la beauté, la grâce, la vertu, l’intelligence de la jeune fille aimée). À travers d’éblouissantes arabesques d’encre et de sentiments, il était exposé comment Tancrède lui-même, conscient de sa propre indignité, avait essayé d’étouffer son ardeur ("Bien longues et bien vaines furent les heures durant lesquelles, au milieu du vacarme de Naples et partageant l’austérité de mes compagnons d’armes, j’ai cherché à réprimer mes sentiments"). Mais l’amour maintenant l’emportait sur la retenue, et Tancrède priait son oncle bien-aimé de vouloir, en son nom, demander la main de Mlle Angélique à "son estimable père". "Tu sais, oncle, que je ne peux offrir à l’objet de ma flamme que mon amour, mon nom et mon épée." Après cette noble phrase, qui montrait bien que l’on était en pleine période romantique, Tancrède s’abandonnait à de longues considérations sur l’opportunité, mieux : sur la nécessité, d’unions entre des familles comme celle des Falconeri et celle de Sedara (il allait même jusqu’à écrire quelque part, hardiment, "la maison Sedara") ; on devait les encourager pour l’apport de sang nouveau qu’elles transmettaient aux vieilles souches, et parce qu’elles concouraient à niveler les classes sociales, ce qui était présentement l’un des buts du mouvement politique italien. Ce fut la seule partie de la lettre que don Fabrice lût avec plaisir, non seulement parce qu’elle confirmait ses prévisions et lui conférait les lauriers du prophète, mais aussi (il serait méchant de dire "surtout") parce que le style, débordant de sous-entendus ironiques, évoquait comme par magie le visage de son neveu, la gaîté nasale de sa voix, ses yeux d’où jaillissait une malice azurée, ses petits ricanements courtois. Quand il s’aperçut que ce morceau jacobin tenait sur une seule feuille, si bien que l’on pouvait facilement faire lire le reste de la lettre en soustrayant le chapitre révolutionnaire, l’admiration du Prince pour le tact de Tancrède ne connut plus de bornes. »
(p. 94).

Cette admiration avunculaire pour la beauté d’un neveu, plus qu’à Balzac, nous fait songer à la passion de l’oncle Édouard des Faux-Monnayeurs pour son neveu Olivier. Les deux familles unies par la révolution sont assez dissemblables. L’épouse de don Calogero Sedara est une sicilienne à l’ancienne, qui — ou plutôt dont le mari — saisira tous les prétextes pour ne jamais se montrer. L’un des serviteurs du Prince parvient à la voir un jour de grande chaleur, écarter « son voile noir », et conclut : « elle est belle comme le soleil, on ne peut donner tort à ce cloporte de don Calogero, s’il veut la garder cachée aux yeux des autres. […] il paraît que donna Bastiana est une espèce d’animal ; elle ne sait ni lire ni écrire, elle ne connaît pas l’heure, c’est à peine si elle sait parler ; c’est une magnifique jument, voluptueuse et mal dégrossie […] elle est seulement bonne pour le lit, un point, c’est tout » (p. 113).

Le Prince finit par admirer l’efficacité plébéienne de don Calogero, dont l’action n’est pas entravée par les méandres de la politesse aristocratique : « Affranchi des mille entraves que l’honnêteté, la décence et la bonne éducation imposent à la plupart, il s’avançait dans la forêt de la vie avec la sûreté d’un éléphant [3]qui, déracinant les arbres et piétinant les tanières, continue son chemin, en ligne droite, indifférent aux griffures des épines comme aux plaintes de ses victimes. Élevé au creux protecteur d’amènes vallons que parcourent les zéphyrs courtois des "s’il te plaît", "je te serais reconnaissant", "me ferais-tu la faveur…", "Tu as été tout à fait charmant", don Fabrice se trouvait, quand il conversait avec don Calogero, à découvert sur une lande balayée par des vents violents. Tout en continuant dans son cœur à préférer les anfractuosités des montagnes, il était bien forcé d’admirer la fougue de ce courant d’air qui tirait des chênes et des cèdres de Donnafugata des arpèges inouïs. » (p. 127).

Amour et mariage

« Mais sans l’aimer, elle était alors amoureuse de lui, ce qui est fort différent » (p. 133). Voici une des petites touches par lesquelles l’auteur nous peint sa conception du mariage. Angélique est prise d’une jalousie rétrospective à propos d’une anecdote rapportée par le Prince sur les succès de Tancrède à 15 ans, qu’une duchesse quinquagénaire de Naples avait pris sous son aile : « les yeux d’Angélique lancèrent des éclairs : elle possédait des informations précises sur les jeunes garçons de Palerme, et de fortes intuitions sur le compte des duchesses napolitaines » (p. 133). L’un des passages clés du roman est la quinzaine de jours pendant laquelle le jeune officier en permission s’installe dans le château de son oncle, avec un camarade à qui il veut refiler – en vain – sa cousine Concetta. Il en profite pour flirter avec Angélique dans tous les recoins du château labyrinthique : « ce fut l’arrivée des deux jeunes hommes qui déchaîna vraiment les instincts amoureux tapis dans les recoins de la maison. Ils accoururent immédiatement de toutes parts, comme des fourmis réveillées par le soleil, privés de leur venin, mais pleins d’une merveilleuse vivacité » (p. 143). Même la vieille gouvernante « palpait ses seins fanés ». Lors d’une exploration du château, le jeune futur couple tombe sur un cabinet secret très sadien, avec des miroirs partout, « une gerbe de petits fouets, de cravaches en nerf de bœuf » et « de petits engins métalliques, inexplicables ». Tancrède a peur de l’endroit, « peur aussi de lui-même » : le renoncement à cette sexualité effrénée est symbolique du changement de société. Le renoncement semble d’ailleurs la condition de l’amour : « Ce furent là les plus beaux jours de leurs vies par la suite si inégales, si impures sur l’inévitable fond de la douleur. Ils n’en savaient rien encore, et se tournaient avec espoir vers un avenir plein de promesses concrètes, ce même avenir qui s’avérerait pétri de fumée et de vent. Quand ils furent devenus vieux et inutilement sages, leurs pensées revinrent à ces journées passées avec une insistante nostalgie. C’était le temps du désir toujours vivant, parce que toujours vaincu, le temps où s’offraient des lits innombrables que toujours ils repoussaient, le temps de la frénésie sensuelle qui, matée, se sublimait durant quelques secondes en renoncements, c’est-à-dire en véritable amour. » (p. 150). Le roman ne donnera aucun autre récit de ces années, qu’il traitera en ellipse avant de nous montrer Angélique veuve.
Un épisode secondaire montre la version paysanne moins « polie » du même genre d’arrangement économique qui préside au mariage : de retour dans son village, le prêtre Pirrone doit arranger le mariage d’un neveu et d’une nièce de deux branches de sa famille qui se sont fâchées à cause d’un héritage inégal. Sur ordre du père, le garçon engrosse la fille, de façon à récupérer l’héritage sous forme de dot : « Ils étaient contents pour de bon, elle de s’établir et d’avoir ce beau mâle à sa disposition, lui d’avoir suivi les conseils paternels et de posséder désormais une servante et la moitié des amandiers. » (bel exemple de zeugme, p. 191). Quelques pages plus loin, c’est la fameuse scène du bal, apothéose d’Angélique au ciel de la nouvelle élite sociale : « Quelques jeunes gens se désolèrent peut-être de n’avoir pas su dénicher pour leur propre compte une si belle amphore, toute pleine de pièces d’or » (p. 199). Le Prince est horrifié par la laideur de « fillettes basses sur pattes », dues à de « fréquents mariages entre cousins, dictés par la paresse sexuelle et les calculs terriens », qu’il traite de « jeunes guenons ».

Hydrée grecque ancienne, British Museum
Hydrée grecque ancienne photographiée au British Museum de Londres, présentant une illustration antique du blason de la Sicile.

Une hydrée grecque ancienne photographiée au British Museum de Londres, présente une illustration antique du blason de la Sicile.

Les derniers chapitres sautent allègrement dans le temps. Vingt ans plus tard, nous assistons à la mort du Prince. Son petit-fils Fabrice lui semble voué à une vie moins aristocratique : « Puis se déroulerait la chasse au mariage d’argent : ce serait devenu une routine, non plus cette aventure audacieuse, cette rapine qu’avait été le mariage de Tancrède » (p. 224). Ce sublime récit d’une agonie (qui me rappelle celle de Zénon dans L’Œuvre au noir de Marguerite Yourcenar) bute, dans la traduction de Fanette Pézard, sur un alexandrin : Le fracas de la mer se calma d’un seul coup » (p. 228). Encore vingt ans plus tard, Concetta et ses deux sœurs nous sont montrées en vieilles bigotes soumises au clergé pour la consécration d’une chapelle qu’elles ont fait installer dans le château. On peut voir dans cette chapelle le retournement du boudoir sadien, ultime étape de la chute de la maison Salina : les instruments de plaisir des trois vieilles filles ne sont plus des fouets ou des engins inexplicables, mais des reliques poussiéreuses et pour la plupart fausses. La dernière vision d’Angélique est saisissante : « On pouvait voir encore chez Angélique, qui n’avait pas loin de soixante-dix ans, des traces évidentes de sa beauté passée ; la maladie, qui devait la transformer trois ans plus tard en une pitoyable larve, suivait déjà son cours » (p. 239). Il faut se rappeler quand on lit ces lignes cruelles, que l’auteur s’est inspiré de sa propre famille pour ce récit, et que cette dernière scène est censée se passer en 1910 — il avait alors 14 ans. Du Guépard il ne reste plus rien qu’une broderie rouge sur une serviette dont, symboliquement, un ecclésiastique s’essuie les mains après avoir procédé à la vérification de la quincaillerie de reliques des vieilles princesses. Et puis, ultime image sarcastique, Concetta fait jeter à la voirie la vieille peau mitée du chien de son père, relique familiale qu’on avait gardée jusque-là : « Pendant qu’il volait de la fenêtre vers le sol, sa forme se recomposa un instant : on put voir danser dans l’air un quadrupède aux longues moustaches, à la dextre antérieure levée, dans un geste de malédiction. ».

Voilà pour ce roman. La littérature sicilienne est fort riche. Il faut lire le bijou de Leonardo Sciascia, Le Jour de la chouette, qui en 140 pages (Garnier Flammarion), démonte comme une horloge le fonctionnement de la mafia au début des années 60. Pour le thème du Détour au BTS, on retiendra le récit du stratagème utilisé par le capitaine Bellodi pour faire avouer son crime à Marchica (pp. 109 à 115).

Le chef d’œuvre de Luchino Visconti

De ce chef d’œuvre de la littérature, Luchino Visconti tire son chef d’œuvre éponyme (1963), que je n’ai réussi à voir qu’en 2016 à la cinémathèque, dans le cadre d’une exposition sur les techniques cinématographiques. En effet, ce film plastiquement somptueux a été tourné en Technirama (le même procédé que le Spartacus de Kubrick), procédé où l’image est impressionnée sur la pellicule de façon horizontale et déformée par anamorphose, avant d’être « désanamorphosée » à la projection. Les images sont parmi les plus incroyablement belles que j’aie jamais vues au cinéma. Les paysages siciliens dans certaines scènes sont à pleurer. Et puis quels acteurs ! Claudia Cardinale est une cruche perverse aussi bombasse que Brigitte Bardot dans La Femme et le pantin de Duvivier (1959), à ceci près que la scène du bal si vantée ne met pas autant en honneur ses qualités de danseuse que les scènes de danse gitane de Bardot. Les seconds rôles ne sont pas à négliger, entre Serge Regianni, Pierre Clémenti (le jeune fils du prince, à croquer !), Mario Girotti (le futur Terence Hill), etc. La question de la sexualité est traitée surtout en paroles, sauf les baisers fougueux entre Alain et Claudia, à propos desquels Claudia Cardinale s’amuse à raconter que le réalisateur lui glissait à l’oreille de « mettre la langue », propos révélateurs d’une relation trouble entre le personnage et son mentor, qui se superpose à la relation romanesque entre Tancrède et son oncle (voir cet extrait). Il semble y avoir eu une projection du réalisateur sur Burt Lancaster, dont il fera dans Violence et Passion, son avant-dernier film, un vieux professeur amoureux d’un jeune homme joué par Helmut Berger, son amant grand rival d’Alain Delon. Helmut Berger a livré des confidences jalouses sur Delon, d’étranges propos sur le fait que Delon aurait utilisé son fils de 5 ans pour attiser l’envie de Visconti de tourner avec lui, comme si sa fascinante beauté ne suffisait pas ! La fréquentation des bordels par le guépard n’est évoquée qu’en une scène furtive, et la sexualité conjugale peu satisfaisante n’est pas trop exploitée ; au contraire, Visconti valorise le rôle de l’épouse de Fabrice.

Le Prince et les pots de chambre.
Le Guépard, de Luchino Visconti (1963)

Le mot « pot de chambre » utilisé dans la métaphore sur la Sicile a été repris dans une scène saisissante et surréaliste où Fabrice s’éloigne de la salle du bal et jette un œil sur une salle d’eau où sont exposés façon Duchamp des dizaines de pots de chambre pleins de pisse. Ce n’est pas forcément du meilleur goût, alors que le cabinet secret aux instruments sexuels qui tient un grand rôle symbolique dans le livre a été supprimé du scénario [4], sans doute aussi parce que le réalisateur n’a pas traité la fin proustienne du roman, qui mériterait une autre adaptation, ce qui est peu probable malheureusement après un tel chef d’œuvre qui a placé si haut la barre. J’ai été très déçu notamment de ne pas voir l’allégorie si belle de la fin du roman, avec cette peau de chien lancée dans la cour du palais. Dans Le Guépard Luchino Visconti, étude critique par Laurence Schifano (Nathan, Synopsis, 1991), on apprend que Goffredo Lombardo, producteur du Guépard, travailla à une suite, l’adaptation des deux derniers chapitres, avec les mêmes acteurs ; projet qui ne vit pas le jour. On apprend aussi que Visconti exigea des producteurs de consacrer une partie considérable du film et du budget aux scènes des combats à Palerme, qui n’occupent qu’une phrase méprisante dans le roman. Dans la scène initiale de la découverte d’un soldat mort dans le jardin, Schifano voit un rapport avec le « Dormeur du val » de Rimbaud : « Une composition et un cadrage à forte connotation religieuse dessinent dans le groupe que forment le jeune homme et l’arbre le motif symbolique d’un arbre de Jessé, mais de sinistre augure pour la famille Salina ». En tout cas c’est une séquence filmique que l’on peut analyser en parallèle à l’étude du poème.

Le soldat mort dans le jardin.
Le Guépard, de Luchino Visconti (1963)

La comparaison des jeunes filles à des guenons a été reprise et amplifiée dans le film, en une réplique très amusante, où le prince les imagine accrochées au lustre par la queue ! Mais pour finir je reviendrai sur une scène qui pourrait être proposée aux élèves de TL dans le cadre de l’étude des Faux-Monnayeurs de Gide. On pourrait imaginer un groupement de textes et de films sur les relations avunculaires. La fascination de Fabrice pour son neveu Tancrède a été sublimée dans le film par une relation trouble entre Visconti, Delon, Lancaster et Claudia Cardinale. Burt Lancaster est connu pour avoir eu une vie homosexuelle plus ou moins cachée, et l’on sait la fascination de Visconti pour Delon. Il faudrait découper l’extrait entier, dont seule la fin malheureusement est visible ici sur Youtube. Ce qui est intéressant ce n’est pas la valse seulement, c’est la longue tractation qui la précède, où Angélique-Claudia convainc et vampe tonton Fabrice de danser avec elle, sous les yeux fascinés & jaloux du neveu Alain-Tancrède, dont on se demande s’il jalouse son oncle ou sa fiancée, et si la caméra de tonton Visconti zoome pour Burt ou pour Alain ! Elle lui propose une mazurka, mais il finit par lui concéder une valse, malheureusement ! En tout cas cette fascination du cinéaste démiurge homosexuel pour ses personnages oncle et neveu serait une étude intéressante en marge de l’étude du roman de Gide… Laurence Schifano nous apprend que la dernière image du Prince dans le film est volontairement calquée sur le célèbre Portrait de Giuseppe Verdi à l’écharpe blanche et haut-de-forme de Giovanni Boldini, et cite les propos d’Alberto Moravia : « Après Verdi, l’Italie devient définitivement petite-bourgeoise. Avec lui s’éteint la grande Italie, et ce que l’Italie a donné de mieux et de plus personnel au monde, l’humanisme ». Selon elle, choisir une valse de Verdi pour la danse centrale est ironique, Verdi incarnant davantage la « passion civile et révolutionnaire plus que la passion amoureuse » (p. 71).

 Tous nos articles relatifs à l’Italie sont en lien dans cet article sur Rome et Florence.
 Dossier pédagogique sur Le Guépard sur le site Canopé. Dossier du Scéren CRDP sur le film de Visconti.
 Lire notre article sur les relations avunculaires, qui reprend ces analyses.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Dossier pédagogique sur le site Canopé


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[1Le château de Barberousse, du XIIIe siècle, qui rappelle feu notre Bastille par son plan, se visite à Catane, transformé en musée.

[2On peut se faire une idée de ce genre de comportement à notre époque avec le film Tu n’aimeras point de Haim Tabakman (2009). Une scène montre le personnage principal se mettant au lit avec sa femme : lumière éteinte, ils se glissent sous leurs draps avant d’enlever leurs vêtements de nuit. Lui-même, juif orthodoxe qui tombe amoureux d’un étudiant talmudique, quand il prend un bain rituel, ne retire son caleçon que sous l’eau…

[3L’éléphant en pierre de lave est le symbole de la ville de Catane.

[4Ce que regrette Alberto Moravia cité par Laurence Schifano : il y voyait « une vision saine de l’amour » ; mais L. Schifano rétorque que Visconti voulait sans doute éviter de se pasticher lui-même en faisant référence à ses films précédents (p. 87).